Chavouot – La Torah : Une Voie Lactée

Chavouot – La Torah : Une Voie Lactée

Chavou’ot – Quel sens à son essence ?

Nous nous apprêtons à célébrer la fête de Chavou’ot, date anniversaire du Don de la Torah. Pourtant, une apparente contradiction trouble notre compréhension profonde de ce jour si important.

D’une part, son essence semble étroitement liée à une crainte révérencielle et au jugement. Ainsi, le Texte mentionne cette crainte en relatant comment ‘tout le peuple frissonna dans le camp’ (Exode 19, 16). Le Talmud (Chabbat 86a), quant à lui, décrit l’illustre scène de la montagne renversée sur notre peuple tel un chaudron, avec cet ultimatum divin : ‘Il vaut mieux pour vous d’accepter [la Torah], car sinon, là-bas sera votre tombe…’ Cette atmosphère troublante inspirera d’ailleurs le Maharal de Prague pour justifier l’absence de corrélation explicite dans la Torah entre cette fête et le Don de celle-ci. Cet événement ayant revêtu un caractère solennel, une terminologie festive serait alors déplacée.

D’autre part, les us et coutumes relatives à cette fête semblent indiquer que le Don de la Torah est l’expression de la Bonté Divine. Ainsi, la coutume répandue dans nos communautés consiste à lire la Meguila de Ruth durant cette fête. L’une des raisons sous-jacentes à cette lecture est le parallèle flagrant entre la Bonté présente en filigrane dans cette histoire et la nature de notre Torah. En effet, Rabbi Zé’ira affirmera que ‘’Dans ce rouleau, nulle mention de lois relatives à l’impureté ou à la pureté, il n’y a ni interdit ni permission. Alors pour quelle raison aura-t-elle été écrite ? Pour t’enseigner la juste rétribution de ceux qui font des actes de bienfaisance.’’  Concernant la nature de la Torah, le Roi Chelomo fera l’éloge de cette dernière en indiquant que ‘des leçons empreintes de bonté sont sur sa langue’ (Michlei 31, 26).

Une autre coutume concerne l’alimentation de mets lactés durant la fête, et l’une des raisons principales est que la Torah est comparée à la douceur du lait, comme dit le verset : “Comme le miel et le lait, (la Torah) coule sous ta langue” (Cantique des Cantiques 4,11).

Comment alors concilier ces deux notions, celle de la rigueur évoquée lors du Don de la Torah, et celle de la bonté émanant de ce présent céleste ?

Lait et viande – Mélange paradoxal

La coutume de consommer des produits laitiers est si ancrée dans notre Tradition que nous trouvons même chez nos décisionnaires certains allègements dans le domaine de la Hala’ha (ou Koulot) pour permettre la juxtaposition d’un repas de lait avec celui de la viande.

Comment comprendre ce laxisme apparent, le jour anniversaire où nous nous sommes vu interdire le mélange lait et viande ?

Pour apporter un élément de réponse, il nous faudra introduire un éclairage ésotérique à cet interdit pour le moins incompréhensible d’un point de vue rationnel. En effet, nos Maîtres nous font remarquer que la viande incarne (à juste titre…) la notion de Justice, et le lait se voit mêler à la notion de Bonté. Pour comprendre cela, il nous faut approfondir ces deux notions. Être rigoureux détermine l’Etre, le définit et le restreint à sa propre essence. A contrario, la bonté dépasse les limites, et permet à l’Etre de subsister (Ce n’est que grâce à la Bonté, associée à la rigueur, que D.ieu a pu créer le monde…) Si le Din définit, le ‘Hessed produit.  

Ainsi, le parallèle entre la viande, symbole du Vivant, et la rigueur d’une part, et d’autre part le lait, nourricier et source de vitalité, avec la générosité est compréhensible. Interdire leur mélange, c’est concevoir leur inaptitude à coexister. Les limites de la justice entravent l’expansion du don.

Cependant, considérer chacune de ces notions de façon individuelle peut entraîner la perversion du ledit concept. La Bonté à l’extrême entraîne immanquablement un effacement de soi, le don excessif pouvant altérer l’identité de l’individu. La Justice dans son intégrité amène à l’extrémisme, responsable du démantèlement d’une société.

Les concilier semble donc une nécessité. Pourtant, cela paraît totalement impossible. La nature veut que le conservateur, certes préserve son identité, mais se renferme sur soi, occultant totalement la place à l’autre. A l’inverse, celui qui s’intéresse sans compter au bien-être d’autrui ne peut se focaliser sur sa propre personne. Cette impasse apparaît comme inévitable.

Tiféret – Divine Splendeur

Chez nos patriarches nous trouvons pourtant un personnage qui réussit à assembler les deux. Notre Père Ya’acov est symbolisé par l’attribut de Tiféret, la Splendeur. Il parvint à faire pénétrer la Bonté de son grand-père Avraham dans les limites rigoureuses de son père Its’hak. Il semblerait qu’il réussit là où la logique prédisait l’échec. Comment comprendre un tel succès ?

La réponse à cette interrogation se trouve dans la nature de cet attribut. En effet, sa provenance spécifiquement divine permit cette fusion de contraires. Ya’acov étant désigné par nos Sages comme celui qui fut une ‘‘Merkava LaChe’hina’’ – un Char pour Sa Présence, son aptitude surhumaine à atteindre cette osmose est donc évidente.

Le sens profond à ceci doit sa source aux origines du Monde. Le but de la Création de ce monde fut, comme l’explique le Ram’hal, afin d’octroyer le Bien aux Créatures. Sans cette finalité, la conception de ce monde fini et restreint est invraisemblable. Il est l’antithèse pure de son Créateur, Infini et Illimité.

Cette Bonté se retrouve être l’expression d’une Justice divine. Seule la nature de Bonté du Créateur ait pu entraîner son application, même si la création est antinomique à Son Essence. Cet acte de Bonté, à l’origine du Monde, permet la prise d’identité du Créateur, identité de bienfaiteur. Nous retrouvons un acte de générosité qui non seulement n’abîme pas la personnalité, mais au contraire la renforce.

Torah – Don de D.ieu

Lors de cet événement historique, le Don de la Torah ne se fit pas tel un présent accepté au gré du destinataire. Le libre-arbitre n’avait apparemment plus sa place dans l’acceptation de ce cadeau.

La montagne renversée sur la tête du peuple apporte une symbolique très forte, celle d’un changement de réalité. Une dimension nouvelle fut inaugurée à ce moment. Selon nos dires, nous ne reçûmes pas uniquement la Torah, source de Volonté Divine, mais nous acquîmes Sa Nature Divine. Cette identité, détentrice du pouvoir extraordinaire d’exprimer et de s’approprier des Attributs de D.ieu, fut nôtre. Nous fûmes propulsés hors de notre condition d’humain, devenant des Fils de D.ieu. Notre choix ne fut plus concerné, car représentant d’une nature dépassée. Dès lors, notre aptitude à reproduire Son comportement et à adopter Son tempérament devint notre mission. Ainsi, l’injonction ‘D’aller sur Ses Voies’ fut comprise par nos Sages que ‘de la même façon qu’Il est Miséricordieux, de même tu seras miséricordieux…’

Cette acquisition de l’identité divine nous permit dès lors d’associer don et personnalité. La bonté ne devint qu’une expression de notre nature, nature de Créateur. Depuis ce Don, nous sommes devenus les associés à cette Création, car propriétaires de cette personnalité inaltérable.

Ainsi Ya’acov Avinou, représentant du Pilier de la Torah, a acquis cette nature céleste lui permettant de lier bonté et identité.

Ruth – Altruiste Pudique

Dans l’histoire de Ruth, il est narré comment Bo’az vit en Ruth des valeurs nobles et profondes. Ces valeurs semblent pourtant quelque peu contradictoires. D’un côté, il est mention d’une totale abnégation envers sa belle-mère Na’omi, d’une fidélité sans faille envers son mari, et d’une grandeur d’âme envers Bo’az. De l’autre, sa pudeur et sa modestie sont longuement décrites dans le Midrach, jusqu’à sa façon de se courber pour récolter les épis. A priori, ce sont des valeurs opposées, la pudeur évoquerait plus l’existence d’une intériorité et d’un souci d’élévation personnelle, tandis que sa générosité et sa bonté évoque le fait d’être tourné vers les autres, en faisant fi de ses besoins et désirs personnels.

Nous constatons donc que Ruth atteint l’équilibre entre ces deux forces, traduites par ses actes louables. Sa conversion, son acceptation au joug de la Torah, lui permirent d’associer ses deux vertus pour former une identité digne d’être l’ancêtre du Machia’h.

Néanmoins, cette association ne peut se faire que dans le domaine spirituel. Dans les aliments, comme le lait et la viande, notre impossibilité à les faire fusionner entraîne l’interdit de les mélanger. En revanche, nous trouvons que les Anges, invités d’Avraham, mangèrent et mélangèrent le lait et la viande. Leur nature étant complètement du domaine de l’esprit, les aliments matériels n’entravèrent aucunement leur aptitude à joindre ces deux extrêmes. Dans la Kabbala, il apparaît qu’à la fin des temps, l’interdit de mélanger lait et viande s’estompera. Tout retrouvera sa source originelle, les barrières physiques s’annuleront.

Ainsi pourrait-on justifier cet assouplissement de la Loi concernant les séparations entre les mets lactés et carnés. Par cela, il est montré notre changement de nature, notre transformation en des êtres divins, capables de limiter la séparation existentielle entre le concept du Din et celui du ‘Hessed, à l’image de ce qui adviendra dans le futur.

En approfondissant, nous pouvons intégrer ce message dans le Lait lui-même. Une caractéristique étonnante de ce dernier concerne sa production. Etonnamment, plus le nourrisson absorbera du lait maternel, plus sa production se verra augmentée. C’est l’unique aliment dans la Création qui augmente par le don et diminue quand on le préserve.

La Torah étant symbolisé par le lait dans notre Tradition, le message pourrait être celui de notre réflexion. Il est vrai que notre identité particulière se doit d’être conservée, mais c’est en donnant que l’on s’attache à notre nature propre.

Pour conclure, s’il est vrai que ce saint jour revêt une connotation stricte et rigoureuse, ce n’est qu’en appliquant son message de Bonté que l’on pourra concevoir notre véritable nature, inspirée de notre Créateur…


About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.

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