Entre l’Employé et l’Esclave

Entre l’Employé et l’Esclave

Notre Paracha introduit les lois sociales avec ceux du ‘Eved ‘Ivri, l’esclave hébreu. Le sujet que nous allons traiter cette semaine portera sur la définition légale du salarié (payé à l’heure), statut assez commun de nos jours, en la confrontant à celle de l’esclave hébreu, existant uniquement dans les périodes où le Yovel (ou jubilé) est en application.

En quoi exactement l’employé est-il différent de l’esclave ?

Il est évident qu’au niveau du Kinyan Issour, ou acquisition au niveau de l’interdit, une différence essentielle existe. En effet, pour l’esclave hébreu, bien que juif, l’union avec une servante cananéenne (- non-juive) est permise, les fruits de cette union reviennent à son maître. En revanche, l’employé n’a certainement aucune permission de ce genre. Nous nous intéresserons en l’occurrence sur le Kinyan Mamon, l’acquisition financière. Nous essayerons d’apporter une synthèse des sujets concernés.

Renoncement de l’ouvrier

La Guemara (Bava Metsia 10a) établit que l’employé pourra revenir sur sa décision (d’effectuer le travail fixé) en pleine journée de travail. La raison à cela est que « Vous êtes mes esclaves et non les esclaves de Mes esclaves ». Le but est de ne pas être considéré comme un esclave. Sur ce point, l’employé est différent de l’esclave. Ce dernier ne peut en effet aucunement changer d’avis, tandis que l’employé, lui, le peut pour ne pas être considéré comme un esclave.[1]

Cependant, cette loi peut se voir sous un autre angle, à savoir que ce n’est que dû à l’analogie avec l’esclave qu’il a fallu apprendre du verset la permission de revenir sur sa décision. Ainsi, le fait de se rétracter n’est appris de la Torah que pour l’ouvrier (Po’el), et non pour le travailleur à la pièce (Kablan). La dissimilitude entre le travailleur et l’esclave étant claire (l’exécution de son travail n’a aucune restriction de temps a contrario de l’esclave), on ne pouvait le déduire de ce verset ; ainsi expliqueront plusieurs Richonim.  

Deux façons de voir cette permission peuvent donc être envisagées : ou bien le verset révèle sa différence avec l’esclave, lui permettant ainsi de renoncer à la tâche, ou bien le fait même de sa ressemblance avec l’esclave oblige le verset à les distinguer au sujet du renoncement.

Mais, de manière générale, les Richonim comprendront que son statut est différent de celui de l’esclave.

Malgré tout, le Ketsot Ha’Hochen (333,6) apprend du Maharam que la démission de l’employé possède la même source que le rachat de l’esclave. Selon ses dires, l’employé ressemble à l’esclave (au moins sur ce point).

Une conséquence dans la Halakha est envisagée par le Ma’hané Efraïm (lois du recrutement des employés chap. 1) dans le cas où un employé reçut son salaire en avance et désire se rétracter : Pour le Maharam (qui assimile son renoncement à un rachat), il devra tout d’abord restituer l’argent, sans quoi il lui sera impossible de changer d’avis. Pour les autres Richonim, il pourra se rétracter, l’argent perçu sera juste considéré comme une dette.  

En outre, nous trouvons dans le Ritva (Bava Metsia 75b) que si la prise d’engagement entre l’employé et son employeur s’est faite au moyen d’un acte d’acquisition (Kinyan), l’ouvrier ne pourra plus changer d’avis, même dans un cas de force majeure. Selon ses dires, si un Kinyan a eu lieu, son statut n’est plus différent de celui de l’esclave. Voir également le Ritva (ibid. 10a) qui écrit que l’employé est véritablement comme un esclave.

L’interdit de louer sa personne.

Par rapport à l’esclave nos Sages ont appris (Torat Cohanim 25,25) qu’il est défendu à un homme de se vendre comme esclave, sauf s’il est démuni. Concernant l’ouvrier, nous trouvons une divergence d’opinion dans les Richonim :

L’avis des Tossafot (Bava Metsia 10a) est qu’un homme peut devenir un salarié. L’interdit ne concerne ainsi que l’esclave hébreu, qui voit son affranchissement dépendre d’un contrat de libération, est qui transgresse l’injonction du verset « Vous êtes Mes esclaves ».

Cependant, le Hagahot Mordekhaï (ibid. 459) au nom du Maharam établit deux types d’employés. La permission pour l’ouvrier de se faire engager n’est qu’à la condition que la durée du contrat est inférieure à trois ans. Passé ce délai, il entre dans le statut d’esclave. Sa source provient du Texte (Devarim 15,18) « Car il a gagné deux fois le salaire d’un employé en te servant six années ». Du fait qu’un esclave est considéré comme un double employé en travaillant six ans revient à dire qu’un employé est considéré comme tel en travaillant trois ans. Au-dessus de cela, il est considéré comme un esclave. Il faut tout de même souligner que même selon cette opinion, l’employé est comme un esclave uniquement au sujet de l’interdiction de louer sa personne et non par rapport aux autres lois relatives à l’esclave. L’avis du Maharam est rapporté par le Rama (§333,3).

Cas de force majeure

Nous trouvons divers allégements dans les lois relatives à l’esclave. L’une d’elles est que si l’esclave est tombé malade durant la moitié de son contrat, le Talmud (Kidouchin 17a) stipule qu’il ne devra pas compléter son absence. Mais qu’en est-il de l’employé ?

Le Talmud (Bava Metsia 77a) tranche que si celui-ci fut l’objet d’un cas de force majeure durant la moitié de sa journée de travail, son employeur devra le rétribuer uniquement sur les heures de travail accompli. Les Richonim ont demandé quelle pouvait-être la différence avec la règle pour l’esclave ? Plusieurs réponses ont été proposées :

Tossafot (Kidouchin ibid.) font la différence entre l’esclave qui voit son corps être acquis par son maître (Goufo Kanouy) et le salarié qui reste maître de son corps. Ainsi, son salaire s’évaluera en fonction de son labeur et non en fonction de son statut. L’esclave, quant à lui, reçoit l’argent sur son titre d’esclave, peu importe son travail.

Le Maharam, lui, réfute cette distinction, et apporte une autre différence. Selon lui, cela dépendra si la rétribution fut octroyée avant la fin du contrat ou pas. Ainsi, dans le cas où un ouvrier a perçu son salaire en avance et qu’il fut victime d’un cas de force majeure l’empêchant de mener à bien son ouvrage, il ne devra pas le rendre à son employeur. [Nous pouvons expliquer sa position en définissant l’ouvrier qui reçut son salaire en avance comme ressemblant sur ce point à l’esclave. Ainsi, il ne reçoit pas de l’argent sur le travail, vu qu’il ne l’a pas encore réalisé, mais plutôt sur son titre d’employé.]

Le Roch fera correspondre le cas de l’esclave à celui d’un employé qui s’est vu reprendre par son patron après le cas de force majeure. Dans cette configuration, son patron a pardonné son absence, il devra donc le rétribuer sur la totalité du contrat.

Le Rama (ibid. 5) tranchera comme le Maharam et le Roch, tandis que le Chakh suivra l’opinion des Tossafot.

Voir également le Ritva sur Kidouchin qui établit une distinction entre un employé chargé d’effectuer une tâche particulière et un salarié employé comme ‘homme à tout faire’. Selon lui, il est vraisemblable qu’un tel salarié est assimilable à l’esclave.

Changement du prix officiel

Chez l’esclave, si au moment de son rachat sa valeur s’est vue modifiée depuis le début de la vente, on fera en sorte d’adapter son rachat à la valeur la plus petite. Par exemple, si lors de la vente il valait 100, et à sa sortie 200, il devra se racheter sur une base de 100. Vice-versa, si au début il valait 200 et à la fin 100, il devra se baser également sur la valeur actuelle (100). Ainsi écrira Rambam (Lois de l’esclave chap.2 §9).

Chez l’employé, il existe un cas similaire, s’il change d’avis au milieu de son ouvrage. Il doit ainsi recevoir le salaire du travail effectué. Dans une configuration où le prix officiel du travail en question a changé, (en augmentant ou en diminuant), le Ketsot Ha’Hochen écrit que selon l’opinion du Maharam qui compare l’employé à l’esclave, même l’employé gagnera de ce changement. Il est évident que selon les autres Richonim, la loi ne sera pas ainsi.

Licenciement à l’oral

L’esclave ne peut être affranchi à l’oral, son corps étant acquis à son maître, ainsi que le Talmud (Kidouchin 16a) le définit. Pour l’employé, le Rama (ibid. 8) tranche que son employeur peut lui dire : « Pars d’ici » est c’est suffisant. Cependant, au sujet de l’enseignant privé, le Rama lui-même a ramené au nom du Maharam que la loi n’est pas ainsi. Selon lui, même après avoir dit à l’enseignant « Pars d’ici », il pourra changer d’avis et refuser son départ. Des paroles du Mordekhaï et du Rachba dans ses responsa, il semblerait que la raison principale à cela est que l’enseignant est considéré comme une affaire où une non-occupation de celle-ci peut occasionner une perte (Davar HaAved) pour le jeune disciple. Son cas est donc différent des autres employés.

Selon cette définition, tout employé qui entre dans cette catégorie (d’affaire urgente) est semblable à un esclave et ne pourra pas être licencié à l’oral. Ainsi écrit le Maharit (Yoré Dea’ §50) qui explique le Maharam en ces termes : « Vu qu’il y a une perte, il est considéré comme si son corps était acquis. Son asservissement ne peut donc pas être pardonné avec des paroles orales ».

Certains avis iront même jusqu’à dire que dans une telle affaire, l’employeur pourra obliger son employé à rester, refusant ainsi sa démission (voir Rachbach §112). La similitude avec l’esclave est ainsi clairement établie.

Lésion – Onaa

Le Rambam (Lois de vente chap.13 §18) stipule que l’employé n’est pas soumis aux lois de lésion (Onaa), vu qu’il est considéré comme étant acquis pour un temps (Kinyan LiZman). Il est ainsi assimilable à l’esclave qui a été retiré des lois de lésion. Une certaine correspondance entre l’employé et l’esclave est ainsi effectuée. Cependant, les décisionnaires se sont beaucoup allongés sur le sens des mots du Rambam, nous ne nous allongerons pas là-dessus.

Don de présents – Ha’anaka

Nous trouvons d’autres sujets de comparaison avec l’esclave, comme l’obligation de le renvoyer avec des présents (Ha’anaka). Le ‘Hinoukh (Commandement 482) écrit que même si la loi de l’esclave hébreu n’est plus accomplie de nos jours, quand même « que le Sage assimile et ajoute en plus », que dans le cas où on a loué les services d’une personne juive, et qu’il a travaillé pour nous longtemps, ou même un laps de temps court, qu’il devra lui donner au moment de son départ des présents de ce que D.ieu lui a octroyé.

Il semblerait que cela soit la source aux indemnités de licenciement. Il est évident que ce n’est qu’un bon conseil, il n’y a aucune obligation, uniquement une bonne conduite.

Conclusion

A la lumière de ce qui a été écrit, il sortirait que selon la majorité des avis, l’employé n’est pas du tout ressemblant à l’esclave et son corps n’est pas acquis à son employeur. En revanche, selon l’opinion du Maharam, nous trouvons plusieurs points similaires avec l’esclave, même concernant l’intensité de l’acquisition. Plusieurs conséquences dans la halakha découlent de cela, comme les lois du rachat ou l’interdiction de louer sa personne etc… Mais même lui convient que cela n’est pas exactement comme l’esclave. Dans l’avis du Rambam nous pouvons pencher comme l’un ou l’autre des visions.

Dans les mots du Ritva, il semblerait que sous plusieurs aspects il ressemble à l’esclave, comme pour celui qui est engagé comme ‘homme à tout faire’ ou quand un acte d’acquisition a entraîné l’engagement. Pareillement, pour des emplois urgent où une perte est en jeu, il sortirait du Maharam et du Rachba que l’engagement est plus intense qu’à l’accoutumée.

Malgré tout il est sûr que tous les avantages destinés à l’esclave, comme décrit dans le Rambam au début des lois des esclaves ne sont pas destiné à l’employé. Uniquement chez l’esclave qui est acquis entièrement à son maître, de peur d’une exploitation excessive, des avantages lui ont été attribués : Ainsi, il ne faudra pas l’asservir de façon trop intense, l’utiliser pour des travaux dégradants, il faudra le considérer comme l’égal du maître en ce qui concerne la nourriture, la boisson, la domiciliation et le couchage. De plus, son maître sera obligé de nourrir la femme de l’esclave et ses enfants.  


[1] Même si certains Richonim pensent que le fait de pouvoir changer d’avis puise sa source dans la logique, l’appui du verset servant à un autre usage (il permet de considérer l’employé comme privilégié même si c’est lui qui se rétracte), la différence subsiste.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.

Comments (2)

  • Emmanuel

    Très belle synthèse hazak !
    Juste quelques metites remarques:
    -Etant donné qu’on trouve plusieurs différences quoi qu’il en soit entre le serviteur et l’employé, pourquoi se trouve t’on obligé d’après certains richonim de les distinguer aussi sur le droit de rétractation justement pour qu’ils soient différents, il suffirait de se baser sur les autres points pour pouvoir les distinguer, et nous n’aurons pas besoin de les faire diverger aussi sur ça comme on n’a pas eu besoin pour le kablan?
    Et si la Torah voulait absolument les séparer spécifiquement sur ce point de rétractation qui semble important pour elle dans la définition même du sakhir, en ce cas pourquoi ne pas faire attention à ce problème lorsque le sakhira déjà reçu son argent ou a fait un kinyan?
    -Du passouk “כי-משנה-שכר-שכיר” on pourrait plutôt expliquer que n’est appelé un sakhir qu’à partir de 3 ans et que jusqu’à 6 ans il gardera ce statut,c’est seulement après 6 ans qu’il pourra être appelé ‘eved (d’ailleurs cela semble plus loguque puisqu’il ne peut y avoir de ‘eved lekhathila que pour 6 ans), pourquoi donc donner ce statut de eved à partir de plus de 3 ans??
    -Il faudrait developper la compréhension des Tosfot sur le fait que le ‘eved reçoit son salaire sur son statut même sans travailler…je pense que l’employeur l’a pris quand même pour son travail et pas pour son être tel quel…🤔

    • Rav A. Melka

      Merci Emmanuel pour tes questions, voici les réponses que je te proposes:
      -Le but n’est pas simplement d’installer une différence, mais le souci majeure qui ressort du verset est de ne pas l’asujétir entièrement à un maître autre que D.ieu, et naturellement cela imlique principalement le pouvoir de retraction. Le Kablan n’est pas une preuve car il est de nature différente, son travail n’étant pas dépendant d’un temps.
      – Lorsqu’il y’a un Kinyan ou qu’il a reçu son argent, il y a lieu de le faire ressembler à un esclave. Tu vois bien que la Torah ne s’est pas soucié de l’esclave comme pour l’employé. La Torah s’est surtout soucié d’un salarié en général, mais si ce dernier établi un contrat explicite en se privant de cette liberté, c’est son problême.
      -Il semble évident que le statut de Sakhir existe dés le premier jour, aucune raison justifierait d’attendre 3 ans.
      -Il ne faut pas oublier qu’on parle d’un cas de force majeure, l’intention de tossefot est que l’esclave reçoit son argent sur sa personne à condition qu’il travaille, et donc dans un cas de force majeure, on ne considère pas qu’il a enfreint à cette condition. Contrairement au salarié qui est rémunéré sur le travail fourni, et donc pas de travail pas de salaire, peu importe la cause.

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