Hayé Sarah – Comment retourner ses défauts à son avantage

Hayé Sarah – Comment retourner ses défauts à son avantage

Notre paracha relate combien Avraham avinou déploie d’énergie et s’investit pour trouver une femme digne de son fils Ytshak. À cette occasion, il envoie « son serviteur le plus ancien de sa maison, l’administrateur de tous ses biens » (24; 2). La Torah décrit avec force détails les qualités de cet émissaire aux mains duquel cette tâche essentielle est confiée, sans pourtant mentionner son nom. A noter que l’identité du « serviteur d’Avraham » nous est connue à un autre endroit de la Thora (15; 2) – « l’intendant de ma maison est le Damascénien – Eliézer ».

Un serviteur absorbé par son maître

Dans le contexte de ces descriptions, nos Sages comparent les vertus d’Eliezer à celles de son maître, Avraham. La formulation « l’ancien de sa maison » exprime qu’il était confirmé dans sa sagesse et ses connaissances en Torah tout comme Avraham. L’expression « administrateur de tous ses biens » nous apprend qu’il maîtrisait toute la Torah de son maître Avraham. C’est ainsi que le Talmud interprète également le sens de la formule « Damésseq Eli‘èzèr », comme une contraction (notariquon) de celui qui puise [doleh] et abreuve [machké] les autres de la Torah de son maître. Nos Sages ne se satisfont pas de ces éloges de personnalité, ils vont jusqu’à affirmer que même sur le plan physique, les traits du visage de Eliézer étaient semblables à ceux d’Avraham.

Eliezer avait tellement bien intégré les enseignements de son Maître, et était si profondément imprégné de sa justice et de sa manière de se conduire, que de loin on avait du mal à distinguer le maître du disciple.

« Le maudit ne peut s’unir au béni ! » – Une réplique D’Avraham !

Ce n’est d’ailleurs pas sans raison qu’Eliezer ait pu penser que sa fille était peut-être digne de devenir l’épouse de Ytshak, en préconisant: « Peut-être la femme ne viendra-t-elle pas après moi ? » (24; 19 voir Rachi). Ce à quoi, Avraham lui répondit : « Mon fils est béni et toi, tu es maudit. Or, le maudit ne peut s’unir au béni ! ».

Il nous faut comprendre comment Avraham, homme bon et raffiné, est capable de répliquer de cette manière à son fidèle disciple et dévoué serviteur. Et en réalité, en quoi le fait que Eliezer descende de Canaan « le maudit » dérangeait-il ? Eliézer lui-même, n’avait-il pas atteint un niveau spirituel élevé au point d’être proche même du rang d’Avraham ? Si les qualités extraordinaires énoncés par nos Sages lui furent attribuées en dépit de son affiliation au « maudit », pour quelle raison dans ce cas, lorsqu’il est question du mariage de Ytshak avec la fille de Eliézer, Avraham fait valoir son statut de « maudit », bloquant catégoriquement toute possibilité d’union entre eux ?! Ne faut-il pas y voir une certaine forme de discrimination ?!

Le plus grand disciple d’Avraham – un descendant de Canaan ?!

En réalité, il y a vraiment lieu de s’étonner du fait qu’Eliézer ait comme ancêtre Canaan. Comment comprendre que le fidèle disciple d’Avraham avinou soit précisément un descendant de Canaan ?! « Canaan » représentait si bien l’antithèse de Avraham, au point que pour ce qui touche au chidoukh pour Ytshak, Avraham prenne la précaution de faire jurer son émissaire de ne pas prendre de femme parmi les jeunes filles de Canaan. Les Canaanim sont décrits par la Thora comme des gens pervers et immoraux, travers qui débuta par l’acte exécrable de leur ancêtre Ham (Bérechit 9; 22). Depuis cet acte immoral, Canaan fut maudit par Noah en ces termes « maudit soit Canaan, l’esclave des esclaves il sera pour ses frères ». Et c’est précisément parmi ses descendants qu’est issu Eliézer, disciple de choix de Avraham avinou ! C’est on ne peut plus surprenant !

Une fois transformé en « béni », pourquoi ne pas épouser sa fille ?

Nous pouvons également mettre en relief une donnée supplémentaire. Lorsque Lavan rencontre pour la première fois Eliézer, il s’adresse à lui en ces termes : « Viens, toi qui es béni par Hachem ». Il pensait qu’il s’agissait d’Avraham avinou du fait de leur ressemblance mutuelle. Néanmoins, le midrach exprime que Lavan savait parfaitement qu’il s’agissait d’Eliézer et qu’il était issu de Canaan « le maudit » ! Malgré tout, il l’appela « béni », comme par prophétie, se disant qu’en tant que serviteur du tsadik Avraham, il perdait ce statut de maudit au profit de celui de béni. Revient dès lors notre difficulté avec encore plus d’acuité – pourquoi Eliézer ne revint pas proposer sa fille comme épouse pour Ytshak ?!

« Esclave des Esclaves » – Malédiction ou Réalité

Pour bien poser les choses, il faut avant tout préciser que la malédiction proférée par Noah à l’intention de ‘Ham pour son acte honteux ne consistait pas simplement en une malédiction pour son fils et sa descendance. Ils venaient définir leur rôle dans la Création, celui de tomber aux mains de leurs frères et de les servir. Cela ne venait pas signifier qu’ils ne pourraient jamais atteindre des rangs élevés de droiture et de service divin, mais cela avait pour sens d’exprimer que leur rôle dans ce service divin serait plutôt d’être les serviteurs de leurs frères.

Canaan seul ne peut se parfaire et atteindre sa plénitude. Ce n’est qu’en servant de collaborateur, en supportant la charge de ses frères Shem et Yaphet, qu’il arrivera finalement à son accomplissement, comme il apparaît dans le verset (Béréchit 9; 27): « Que Dieu agrandisse Yaphet et qu’il réside dans les tentes de Shem, et que Canaan soit leur esclave ».

Eliézer était véritablement un juste. Il avait atteint un haut niveau spirituel. Malgré tout, il gardait ce titre de ‘serviteur d’Avraham’. Toutes ses qualités n’avaient de valeur qu’en gardant son statut d’esclave, attaché au service d’Avraham. S’il avait dû se regarder personnellement comme quelqu’un d’important, l’on n’aurait pu attribuer de valeur à ses qualités. Car avant toute chose, chacun doit connaître sa place et réaliser quelle est sa mission dans ce monde.

L’intelligence d’Eliezer – Un esclave qui fait de sa tare une force unique

Le midrach (Béréchit Raba 60; 2) décrit Eliézer comme ‘un esclave doté d’intelligence’, dont la finesse lui permettait de craindre ‘que ne vienne un quelconque barbare l’assujettir’. Ainsi, se disait-il au fond de lui, ‘mieux vaut être esclave dans cette maison que dans une autre demeure’. Eliézer avait compris que cette malédiction héréditaire d’esclavage n’était pas forcément vouée à l’échec et qu’il pouvait malgré tout par ce biais, atteindre des niveaux les plus élevés, et cela, en se soumettant et en s’achetant un maître comme Avraham. En fait, ce n’est pas Avraham qui acquit Eliézer comme esclave, mais bien Eliézer qui s’acheta un maître pour son profit personnel.

Nous pourrons mieux comprendre, à l’appui de ce raisonnement, pourquoi Eliézer, bien qu’issu de Canaan, était parmi les disciples d’Avraham celui qui se distinguait parmi tous. Ce n’est pas par hasard qu’on l’appelait ‘Dolé Oumachkécelui qui puise et abreuve’, selon le langage du passouk dans Michlé (20; 5) « telles les eaux profondes, les idées abondent dans le cœur de l’homme mais l’homme avisé sait y puiser ». Cette métaphore vient révéler qu’Eliézer ne se contentait pas de transmettre aux autres la Thora de son maître, il soulevait des questions profondes. La Thora de Avraham était difficile à acquérir, il devait être cet ‘homme avisé qui sait y puiser’. Il lui fallait parvenir à éclaircir ces eaux profondes pour ensuite être en mesure de les transmettre. Une seule personne en était capable, possédant cette sensibilité et cette force de puiser et de s’abreuver à ces eaux profondes. Celui dont les qualités était d’être ‘l’esclave des esclaves’, celui qui savait se soumettre à son maître jusqu’au bout, c’est lui, cet homme qui parvint à descendre au plus profond de la connaissance de son maître. C’est Eliézer, le descendant de Canaan précisément !

Mais malgré-tout, lorsque Eliézer pense en son for intérieur que sa fille est susceptible d’épouser Ytshak, il prouve par là qu’il n’a pas suffisamment compris son statut. Sachant qu’il est parvenu à s’élever au rang de disciple d’Avraham avinou, que sa tsidkout s’en est également élevée jusqu’à aller à lui ressembler physiquement, il s’imagine que dans ce cas, il lui est permis de se comparer à lui aussi bien dans son rôle que dans sa mission, au point que sa fille et le fils de son maître soient aptes à s’unir dans la réalisation de cette tâche qui est celle d’édifier le peuple juif.

C’est là que se cache son erreur qui pousse Avraham à lui dire ‘le maudit ne se lie pas au béni’. Le ‘maudit’ détient un tout autre statut, il ne peut rivaliser avec celui qui est béni. L’esclave peut grandir et s’épanouir et même s’élever au point de devenir « le serviteur d’Avraham » à propos de qui nos Sages disent qu’il fait partie des neuf personnes qui sont entrées vivantes au Gan Eden (Yalkout Chimoni Yehezkel §367). Par contre, échanger sa nature et son statut et devenir le méhoutan d’Avraham, ce n’est vraiment pas possible !

Acceptez vos défauts, personne ne pourra s’en servir contre vous

Le dévouement d’Eliézer dans sa mission de rechercher une épouse pour Ytshak avinou, fut pour lui un test. Celui de déceler jusqu’à quel point il avait intériorisé ce message auquel avait fait allusion Avraham. Ainsi, lorsqu’Eliézer vint parlementer avec Lavan fils de Béthouel, il se présenta en ces termes : « Je suis le serviteur d’Avraham » (24; 34). Le midrach exprime à ce sujet : « une chose à propos de laquelle tu as honte, anticipe et annonce-la par toi-même aux autres, avant que ceux-ci ne te devancent et te fassent honte ». Cela fait penser à l’autodérision, si commune dans l’humour juif, qui peut se voir comme un mécanisme de défense et de protection contre le cruel mépris des autres.

Quelqu’un qui cherche à impressionner les autres au moyen de ce qu’il ne possède pas, génère à son avantage des honneurs qui ne lui sont pas dus… En agissant ainsi, il est susceptible de perdre même l’honneur qui lui revient de droit lorsque sera dévoilée sa supercherie et jaillira la vérité. Il est connu que l’humour juif est un mécanisme de défense, tout comme  l’autodérision qui représente parfois une façon de se protéger contre le mépris cruel des autres.

C’est guidé par cette sagesse qu’Eliézer se présenta comme le serviteur d’Avraham. Il eut l’intelligence de comprendre qu’il devait réussir avec ce qui était ses propres atouts, en employant ses qualités spécifiques, que ce soit ses avantages et ses faiblesses. C’est probablement la raison pour laquelle la Torah masque le nom d’Eliezer dans cette paracha, signifiant ainsi que l’entière exécution de sa mission était celle d’un esclave qui abolit ses propres désirs en faveur de son maître.

Dès lors, ses lacunes le servirent et le firent réussir. A ce stade, il fut informé par Lavan qu’il passait du statut de maudit à celui de béni.

Connaitre sa place

Parfois, une personne peut vivre toute une vie avec frustration et le sentiment de passer à côté de ce qu’il est appelé à être. Eliezer, «l’esclave instruit», nous a livré la clé pour ne pas tomber dans ce piège. L’homme doit développer la capacité de vivre sa vie et de s’accomplir à partir du point où il se trouve. Il est appelé à se mettre à l’écoute de soi-même et à reconnaître ses fragilités, ceci pour en faire une véritable force.

Nous avons tous tendance à cacher nos faiblesses, à taire nos vulnérabilités, surtout dans une société qui promeut la performance, sinon la perfection. Pourtant, elles peuvent être une source inestimable de force. La timidité par exemple, généralement perçue comme un défaut, permet pourtant à des personnes de se placer dans une position d’observation et d’écoute, qualités précieuses et essentielles ouvrant la porte à de multiples possibilités. Savoir connaître ses défauts comme ses qualités est un premier pas dans la quête existentielle de sa vocation. En tirer profit de manière positive et constructive en est un autre.

Nos sages ont déjà tout résumé en une phrase: « Qui est sage ? Celui qui connaît sa place ».

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

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