Lekh Lékha – Avraham : Père des nations ou d’un communautarisme ?

Lekh Lékha – Avraham : Père des nations ou d’un communautarisme ?

Solidarité ou Sectarisme ?

Le peuple juif est réputé pour sa solidarité et sa fraternité hors du commun, au point de donner le sentiment merveilleux de former une grande famille. Les nombreux juifs de la diaspora éprouvent et partagent tout particulièrement ce ressenti. A chaque occasion où ils entendent parler d’un attentat ou autre calamité qui frappe Israël, à D-ieu ne plaise, ils le vivent comme un coup de poignard en plein cœur. Voilà certes une caractéristique unique en son genre, mais qui pourrait néanmoins donner à penser que les juifs ne se soucient que de leurs semblables. Serait-ce là le Projet Divin ?! Qu’en est-il en réalité ?

L’élection de ce peuple comme celui de l’Alliance avec D-ieu, lui confère inévitablement une place à l’écart de l’ensemble des peuples du monde. Ainsi que l’a décrit lui-même Bilam, éminent prophète des nations : « ce peuple réside solitaire, il ne se confondra point avec les nations » (bamidbar 23; 9).

Tâchons de comprendre la raison de ce particularisme, qui apparaît comme excessif et hors-sol. Pourquoi, finalement, ne pas croire en l’universalisme et aimer chacun d’un amour fraternel à pied d’égalité ?! Pourquoi donc se distinguer ?

Pour résoudre une telle énigme, replongeons-nous aux origines de cette nation, tels qu’ils s’expriment dans notre paracha.

Prêt à sauter dans la fournaise mais hésitant sur la Brit Mila ?!

Le midrach relate que lorsque Avraham reçut de Hachem l’ordre de faire la brith-mila, il se rendit chez ses amis Aner, Echkol et Mamré pour prendre conseil. Aner, lui dit qu’il valait mieux s’abstenir, étant donné qu’il allait s’affaiblir et perdre ainsi de son pouvoir dissuasif vis-à-vis de ses ennemis. Echkol invoqua l’aspect médical, en disant qu’il y avait un réel danger de subir une intervention de ce genre pour un homme de son âge (99 ans). Avraham continuait de s’interroger, jusqu’à ce que Mamré lui dise : Tu demandes conseil pour une telle chose ?! Mais Qui donc t’a sauvé de la fournaise ardente et Qui a accompli en ta faveur tous ces miracles dans ta victoire contre les rois… et lorsqu’il s’agit d’un seul membre de ton corps, tu te sens obligé de demander conseil ?! Par le mérite de cette remarque de Mamré, il mérita que Hachem se dévoile à Avraham sur son territoire, comme mentionné dès les premiers mots de la Paracha : «Hachem lui apparut dans les plaines de Mamré ».

Ce récit est extrêmement surprenant : comment comprendre que Avraham avinou ait besoin d’un conseil lorsque Hakadoch Baroukh Hou lui ordonne explicitement de se circoncire ?! Lui, « l’ancêtre de tous les croyants », prêt à être brûlé au nom de sa foi, et cela antérieurement au dévoilement de D-ieu à son égard, part prendre conseil pour s’assurer du bien-fondé de la demande du Maître du monde, savoir s’il va, oui ou non, accomplir l’Ordre divin ?! N’était-il pas déjà pleinement conscient de ce que lui rappelle Mamré ? Et pour quelle raison Avraham avinou ne demanda-t-il pas conseil à chaque occasion, pour le moindre pas à faire, tout au long de sa vie ?

La crainte de perdre son influence sur la communauté universelle

Les paroles d’un autre Midrach (46; 3) nous apportent un éclaircissement. Il y est rapporté le dialogue entre Avraham et Hachem suite à l’injonction de brith-mila :

Avraham dit: « Tant que je n’étais pas circoncis, les passants venaient se joindre et s’associer avec moi. Mais si je fais la mila, continueront-ils à se rapprocher de moi ? » Sur quoi Dieu lui répondit: « Avraham! Contente-toi du fait que je sois ton Dieu! Ton patron! Et pas seulement toi, mais pour mon monde aussi, qu’il se suffise que je sois son Dieu! Son patron! »

Berechit Raba 46; 3

Quelle est donc le sens profond de ce dialogue ?

En fait, lorsque Hakadoch Baroukh Hou exigea d’Avraham d’inscrire son alliance dans sa chair, il craignit de ne pouvoir surmonter ce défi, énorme pour lui. Toute sa vocation était de porter le Nom d’Hachem, et le diffuser à travers le monde comme D-ieu Unique. En pratiquant la brith-mila, il craignait de se couper de l’ensemble des peuples, et par cette différence de rester solitaire parmi les nations. En vertu de quoi, il n’aurait plus la possibilité d’exercer sur eux son influence, alors que son objectif ultime était de rapprocher tous les êtres au Service Divin. C’est peut-être là, la raison pour laquelle aussitôt après avoir reçu cet ordre il est dit « Avraham tomba sur sa face… » (béréchit 17,3) – attitude que l’on ne retrouve chez Avraham pour aucune autre prophétie.

C’est en cela que réside « l’épreuve de la brith-mila », que nos sages incluent dans les dix épreuves que Avraham surmonta. Il n’est pas ici question de la douleur engendrée par cet acte, à l’âge avancé de 100 ans. Mais à l’instar de toutes les autres épreuves, la difficulté consista en le fait de se mesurer à une situation contre-nature.

Comment apporter finalement plus de lumière sur l’humanité

La réponse de Hakadoch Baroukh Hou se fit par le dévoilement de Son Nom « E-l Cha-Daï » mentionné dans l’ordre-même : « Je suis D-ieu Tout Puissant, marche devant Moi et sois intègre » (17; 1). Le Ramban exprime qu’il s’agit là de la mida de Gvoura – l’Attribut divin de Maîtrise qui dirige le monde. Comme l’expliquent nos Sages, « le Nom Cha-Daï signifie : qui a dit ‘ça suffit !’ à Son monde ». En d’autres termes, qui a réduit et limité Son Influence dans le monde. Mais il nous reste à comprendre en quoi, dans Son dévoilement à l’occasion de la brith-mila, Hachem exprima cet Attribut ?

Ajoutons à cela que, suite à la brith-mila, Hachem changea le nom de ‘Avram’ en ‘Avraham’, qui a pour sens ‘Père d’une multitude de nations’, comme l’exprime le verset (17; 5) : « On n’appellera plus ton nom Avram, et ton nom sera Avraham, car Je t’ai fait père pour une multitude de nations ». Comment comprendre que la brith-mila ait pu transformer Avraham en un père pour toutes les nations ? Les faits semblent prouver l’inverse, car c’est justement par cet acte qu’Avraham se distingua et se sépara du reste du monde, conformément d’ailleurs à ses inquiétudes initiales.

Mais l’explication en est, ce que D.ieu répondit justement à Avraham, que c’est précisément en limitant son œuvre, et en le faisant entrer dans une alliance spéciale, qu’une dimension durable et même éternelle serait conférée à son action et à son influence sur le monde, selon le principe qui énonce que « Tsadik yéssod ‘olam – le Juste est le fondement du monde ».

Si Avraham ne se concentre pas sur la transmission de sa Emouna à sa descendance, en tant que fils unique du Créateur, il ne pourra finalement pas éclairer le monde entier !

Avraham pensait qu’il pouvait convertir le monde entier durant son existence. Mais Hachem lui dit qu’Il n’avait pas conçu les choses ainsi. Il appartenait d’abord à Avraham de fonder un peuple, peu nombreux, le moindre parmi les peuples, mais le plus fort dans sa Emouna !

Notre connexion avec le monde s’organise en cercles

A première vue, il est possible de concevoir cette approche comme anti-humaniste, manquant d’amour de l’homme en tant que tel, une forme d’égoïsme qui exploite l’opportunité de créer un groupe qui ne se soucie que de son propre sort, excluant par là tous ceux qui n’y appartiennent pas – l’antithèse parfaite de l’altruisme. C’est ce que pourrait laisser penser la descendance d’Avraham, qui se pose comme un peuple singulier et distinct du reste du monde. Et effectivement, une telle chose ne pouvait qu’être très difficilement acceptable par Avraham, représentation même de la bonté sur terre.

En réalité, c’est tout l’inverse ! La prétention « d’aimer tout le monde » laisse en général la place à un amour des plus réduits.

Le Rav Kouk explique l’amour comme une figure de cercles concentriques. Avant toute chose, un juif doit s’aimer lui-même, il est le centre du cercle. A l’étape suivante, il doit se concentrer dans l’amour de sa famille. Le cercle suivant porte sur l’amour à porter au peuple juif. Au-delà de tout cela, il doit s’efforcer d’aimer toutes les créatures. Enfin, le cercle le plus externe concerne l’amour de tout être vivant. Le Rav Kouk ajoute que le succès au niveau des cercles intérieurs influence celui des plus externes. Une personne qui n’aime pas son frère ou ses cousins n’aime ses compatriotes que pour faire bonne figure aux yeux des autres. Une personne qui se sacrifie pour sauver des baleines mais qui ne se soucie pas de la population humaine souffrant de la faim dans le monde, souffre d’une vue gravement défaillante, et entretient une vision mensongère et hypocrite.

le sentiment d’appartenance est un besoin essentiel chez l’homme, il est une condition à la réalisation de sa personne. La communauté et son cadre chaleureux est apte à répondre au sentiment de solitude qui peut exister dans une vie citadine. A condition bien sûr de ne pas être étouffante.

L’hypocrisie de l’universalisme illusoire

L’empathie universelle pour l’être humain, déconnecté de tout  esprit de communauté préliminaire, n’est qu’un masque de belles paroles et d’idéaux trompeurs. Aucune action d’entraide ou d’investissement sincère pour autrui n’en découlera. En revanche, la « communauté » par définition, réunit des gens précis et génère de puissantes ressources d’action. Au sein d’un tel organisme, il est possible de trouver d’innombrables activités de solidarité des plus concrètes – comme par exemple le soutien aux personnes âgées, l’assistance aux malades, etc… Mais plus le groupe s’agrandit et plus le lien entre ses membres faiblit.

Il existe certainement dans l’esprit de communauté, une tendance à l’exclusion de l’autre en se référant uniquement à ceux qui en sont membres. Malgré-tout, cette conception de groupe reste un avantage et non pas une lacune. Car l’homme doit forcément s’aimer d’abord lui-même pour pouvoir accorder de l’amour à autrui. Et ainsi que nous dévoile la Thora « véahavta léré’ékha kamokha – tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Il ne convient pas de vivre dans l’illusion d’un amour universel entre les hommes, sans avoir posé au préalable les premiers cercles qui en sont le fondement. Il faut prendre garde à ne pas tomber dans ce piège d’universalisme, tout particulièrement séduisant en cette ère de mondialisation et d’égalitarisme.

La démarcation d’Abraham fera de lui le père de toutes les nations

Il est désormais possible d’appréhender la réponse de Hakadoch Baroukh Hou à Avraham. La bonté de Avraham le conduisait à vouloir élargir sa foi à l’ensemble de l’Humanité, et c’est ce qui lui rendit si difficile d’accepter l’ordre de la brith-mila pour lui et sa descendance. De son point de vue, cela allait générer une rupture avec les autres nations. A cela Hakadoch Baroukh Hou répondit par le dévoilement du nom ‘E-l Cha-Daï’ dont le sens est la mesure. Car toute valeur a besoin de limites. La bonté démesurée ne peut durer et finira par s’autodétruire, de même qu’il n’est pas possible de garder de l’eau sans contenant pour la retenir.

Un seul homme ne pouvait directement exercer son influence sur le monde entier. C’est pourquoi le midrach (Pirkei Rabbi Eliézer 29) nous dit que tous les convertis qu’a pu faire Avraham retournèrent à leur culte païen après sa mort.

L’établissement d’une alliance avec Avraham et sa descendance pour l’éternité, est la seule chose qui garantisse la sauvegarde du chemin de Hachem et de Ses mitsvot. En cela Avram fut transformé en Avraham, « père pour une multitude de nations ».

Avraham – Père d’une communauté universelle

S’il est vrai que le destin de l’humanité est universel et que les prophètes ont toujours prédit la paix et l’unité du monde, la question est de savoir quelle universalité ils espéraient. Le christianisme depuis sa création, a cherché à créer cette universalité en effaçant toute caractéristique nationale. C’est déjà au milieu du premier siècle que Paul, un juif hellénistique, critiqua vivement le caractère nationaliste du Judaïsme, et déclara dans ses épîtres “il n’y a plus ni Juif, ni Grec; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre; il a plus d’hommes et de femmes”. Cette tendance, intensifiée au fil du temps jusqu’à devenir l’universalisme impérial de l’empire Romain, n’est en fait qu’une forme complètement réductrice. C’est une chimère verbale vide de contenu.

Le peuple d’Israël, au contraire, représente la véritable universalité, qui exige comme condition nécessaire à sa réalisation, la préservation de sa particularité. Non pas par une approche privilégiée d’autosuffisance, mais par responsabilité pour toute l’humanité, et en étant par ailleurs capable d’intégrer des convertis du monde entier. Cette approche a été établie clairement au début notre Paracha, dans les paroles de Dieu à Abraham: «par toi seront bénies toutes les familles de la terre» (béréchit 12; 3), immédiatement après qu’Abraham soit béni qu’une nation naîtra de sa descendance: «Je te ferai devenir une grande nation».

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

Leave Comment