Mattot Massé – Quand le Maître n’est plus… ou lorsque le spectateur devient acteur

Mattot Massé – Quand le Maître n’est plus… ou lorsque le spectateur devient acteur

Il nous arrive bien souvent d’avoir le sentiment que notre situation au quotidien est une fatalité, et que nous sommes incapables de modifier notre façon d’être. Nous sommes entravés par toutes sortes de dépendances, fruits de notre imaginaire, de nos illusions, nos croyances. Pourtant, il est une chose apte à bouleverser cet état stationnaire : le départ d’une personne ! Les plus profondes transformations ont souvent pour origine le décès d’un proche lo ‘aleinou . La raison majeure à cela ne réside pas tant dans le choc provoqué, mais plutôt dans la perte des repères, ou l’interruption brutale d’une dépendance, qui force la personne à reconsidérer les données avec lesquelles elle composait.

Ce principe de fond se retrouve également relativement à des évènements bien plus anodins. Dans une classe d’école, le départ de l’élève le plus brillant par exemple, cèdera à d’autres la possibilité de faire jaillir leurs lumières.

L’homme a une fâcheuse tendance, celle de se créer des dépendances, de s’y enfermer au point d’oublier et occulter le potentiel inouï, caché en lui !

C’est l’un des messages qu’il nous est donné d’apprendre à partir de notre Paracha, cette semaine :

Seule la mort de Aharon est citée au cœur du récit de l’itinéraire d’Israël dans le désert

Dans la parachat Massé, la Torah revient et dénombre une nouvelle fois le déroulement des 42 étapes des Bnei-Israël au cours de leur traversée du désert, depuis leur sortie d’Egypte jusqu’aux plaines de Moav. Les versets concernés n’évoquent à aucun moment les nombreuses péripéties durant ces tribulations, que ce soit pour citer les épisodes les plus grandioses ou mentionner les crises les plus graves.

La seule description mise en relief dans tout ce catalogue d’étapes, est celle de la mort de Aharon – qui d’ailleurs nous a quitté Roch Hodech Av ! Les psoukim rapportent à ce sujet (Bamidbar 33 ; 38-40) :

« Aharon HaCohen monta vers le mont Hor sur ordre de Hachem, il y mourut dans la quarantième année de la sortie des Bnei-Israël du pays d’Egypte, au premier jour du cinquième mois. Aharon était âgé de 123 ans à sa mort au mont Hor. C’est alors que le kénaani, roi de Arad, demeurant au sud du pays de Kenaan, apprit la venue des Bnei-Israël. »

Il nous importe de comprendre pour quelle raison la mort de Aharon est racontée en détail au cœur du récit du trajet des Bnei-Israël dans le désert ? On peut également se demander quel est l’intérêt de citer le Kénaani à cet endroit ?

Des entrants dans le désert aux entrants sur la Terre d’Israël

Le livre de Bamidbar – que nous allons clôturer cette semaine, est également dénommé par nos Sages « ספר הפקודים – le livre des dénombrements ». Le Netsiv s’interroge dans son introduction à Bamidbar sur ce qu’il peut y avoir de si spécifique dans le fait que ces dénombrements soient par deux fois exprimés dans ce Livre, relativement à tous les autres grands évènements du désert !

Il en fournit l’explication à l’appui du Midrach concernant le verset lors de la Création: « Dieu sépara la lumière et l’obscurité » – formulant qu’il s’agit justement là du livre de Bamidbar ! En effet, ce livre vient établir la distinction entre les ressortissants de Mitsraïm et les entrants en Erets Israël ! Ceci laisse entendre que la traversée du désert a produit un changement radical sur le Peuple Juif. Le périple du peuple quittant Mitsraïm était accompagné de la Lumière de la Protection Divine visible par tous, ce qui ne fut pas le cas pour ceux qui entrèrent en Israël, où la Providence était plus dissimulée. L’expression de ces deux recensements – le premier, dans la section Bamidbar, et le second, dans celle de Pin’has – sont la preuve de cette transformation profonde du peuple d’Israël. Ainsi, ce compte supplémentaire énoncé dans la Parachat Pin’has vient nous enseigner ce changement de nature du Peuple qui, dès lors, acquit le statut d’entrant en Erets Israël.

Dans la même veine, le Sfat Emet (Pin’has; année 5640 et 5642) écrit qu’à compter de la Parachat Pin’has, il nous est possible de distinguer une toute autre conduite de la génération des entrants en Erets Israël. Si Aharon HaCohen mérita la kéhouna comme cadeau du Ciel, Pin’has, symbole des pionniers qui entrèrent en Terre d’Israël, gagna celle-ci par son propre mérite ! Le changement d’état de cette nouvelle génération induit que soit enlevé à l’homme cet accompagnement Divin permanent. C’est d’ailleurs là, toute la profondeur de la Hala’ha qui permet à un « vengeur » de tuer un Israël qui se souille avec une aramite, comme il est dit : « הבועל ארמית קנאין פוגעים בו », car selon la loi stricte, ce dernier n’est pas passible de mort. Seul, celui qui est pris d’un désir de vengeance au Nom du Ciel est autorisé par la Loi à tuer le coupable. Il ressort de cette loi que les actions de Bnei-Israël sont à même de changer les protocoles prévus par la Thora. C’est ce qui permet d’expliquer que Moché n’ait pas lui-même, tué Zimri. Il était affilié à la conduite Divine et non pas humaine, de la génération du désert !

Le Sfat Emet explique également dans le même esprit, la contestation des filles de Tsélof’had qui les opposa à Moché Rabénou concernant l’héritage de leur père en Erets Israël. Selon les termes de nos Sages « ראתה עינן מה שלא ראתה עינו של משה – leurs yeux virent ce que l’œil de Moché ne perçut pas ». Ce qui s’explique par le fait que la conduite de Moché suivait les règles Célestes, alors que dès le moment de l’entrée en Israël s’ouvrait l’opportunité d’innover selon une démarche humaine. L’argument légitime des filles de Tsélof’had leur donnant droit à une part d’héritage était justifié et perceptible par leur génération. De même pour les descendants de Gad et de Réouven qui demandèrent leur héritage au-delà du Jourdain à l’Est. Moché s’y opposa également, pour finir par accepter sous condition. Là encore, nous relevons une initiative humaine d’ici-bas, qui finit par être validée.

Tous ces éléments sont l’expression d’une nouvelle conduite au sein du Peuple, où l’homme est animé d’un esprit d’entreprise et où il désire intervenir. Il se fait l’acteur du Plan Divin. A chaque occasion, on a vu Moché refuser, car affilié à une conduite miraculeuse. Or maintenant, celle-ci est toute différente, elle laisse la place à l’intervention de l’Homme.

Les sujets traités dans ces parachiot viennent également témoigner de ce changement profond. La Paracha de Pin’has contient la section des fêtes, et nos Sages nous ont déjà enseignés à ce sujet que leur fixation a été remise aux mains des hommes. Ainsi en va-t-il également de la Parachat Mattot qui s’ouvre sur le sujet du neder – vœu, dont tout l’objet relève de la décision de l’homme d’appliquer une kédoucha.

La mort de Aharon: passer de spectateur à acteur

En fait, ce changement eut lieu aussitôt après la mort de Aharon. C’est à ce moment que disparurent les Nuées de Gloire, qui se tenaient au-dessus du camp et protégeaient Israël par le mérite de Aharon (bien qu’elles réapparurent par la suite par le mérite de Moché). Le Peuple commença à comprendre alors que la conduite miraculeuse prenait fin.

Durant 40 ans, les Bnei-Israël ne se préoccupèrent de rien. Ils furent soulagés de tout souci, tel un nourrisson dans les bras de sa mère. Tous leurs besoins étaient assouvis miraculeusement. Ils ne se fatiguaient pas pour se nourrir, pas plus pour trouver de l’eau et boire… Leur protection contre les dangers du désert, que ce soit vis-à-vis des animaux sauvages, des serpents ou des ennemis leur était assurée par les Nuées de Gloire. Cependant, ce privilège n’était pas supposé éternel, il était provisoire, comme un corridor qui a forcément une fin.

Contrairement au moment de la sortie d’Egypte, où le Peuple Juif se contenta d’être le simple spectateur de ce qui s’offrait à lui, l’entrée en Erets Israël exigea une participation active de l’homme. A partir de là, le peuple devrait se mesurer à des ennemis, faire la guerre. Sur cette terre Sainte, les Bnei-Israël auront à se comporter selon les lois naturelles, selon la pluie qui tombe du ciel, la récolte qui pousse de la terre et à partir de laquelle ils élaboreront leur subsistance… Révolue, leur vie d’errance d’un endroit à un autre, sur des chemins difficiles et dangereux. Ils résideront en sérénité dans leurs maisons…  Au cœur de ce milieu naturel, ils devront se préoccuper d’installer la Che’hina sur terre, injecter au sein d’un milieu naturel, le prodigieux, le miracle !

C’est pourquoi, aussitôt après la mort de Aharon, Israël dut combattre le Kénaani. Et dans cette guerre, ils allièrent nature et miracle. D’un côté, ils se tournèrent vers Hachem pour les aider dans leur guerre, d’un autre côté, ils se livrèrent au combat avec tout ce que cela comporte d’actions humaines. Le récit qui suit relate les complaintes du Peuple, qui donnèrent lieu aux morsures des serpents et à la mort qui s’ensuivit. Jusqu’alors, les Nuées de Gloire avaient protégé Israël des serpents, une fois celles-ci disparues, les Bnei-Israël étaient devenus vulnérables à leur morsure. A cette occasion, Hachem prouva à Israël que le miracle n’avait pas totalement disparu, mais qu’il pouvait se présenter en vertu des efforts humains et de la prière. Non pas comme au temps où Aharon était vivant et que son mérite protégeait Israël par le biais des Nuées.

Aharon sut connecter le Peuple Juif à la Che’hina

Aharon fut le point de liaison entre Hachem et Israël. D’un côté, il représentait le prophète a qui Hachem parlait, il était même le seul à avoir accès au Saint des Saints, le Kodech Hakodachim. D’un autre côté, il se trouvait au cœur de la vie des hommes, se souciant de faire régner la paix entre eux et les rapprocher de la Torah. Il était à la fois l’émissaire de Hachem et le représentant du Peuple. Par opposition, Moché était coupé du peuple, il est le seul à être qualifié par la Torah de « איש אלוקים- homme de D ieu ». Dans le langage de nos Sages, cela signifie mi-ange, mi-homme ! En réalité, Aharon et Moché se complétaient l’un l’autre. Moché fit descendre la Che’hina sur le monde et Aharon, l’implanta dans le Peuple. Par le mérite de Moché, les Bnei-Israël reçurent la manne dont le circuit se fait du haut vers le bas. Le mérite de Aharon procura à Israël les Nuées de Gloire qui les entouraient de toutes part.

C’est pourquoi, au moment où Aharon mourut se produit un terrible manque, car c’est par son intermédiaire que le Peuple se connectait à la Ché’hina, cela même dans les moments de fautes. Si Aharon était avec le peuple lors de la faute du veau d’or, c’était pour pouvoir leur apporter plus tard une expiation. Comment allait-il faire désormais ? Comment à nouveau, se connecter à la Che’hina ?! Dans le Midrach (Bamidbar raba 19 ;20), nos Sages décrivent que les Bnei-Israël ne parvinrent pas à croire Moché rabénou lorsqu’il leur annonça que Aharon était mort. Ils lui dirent « comment l’ange de la mort peut-il donc lui faire du mal ? Un homme qui s’est interposé devant l’ange de la mort et qui est parvenu à stopper une épidémie ! » (référence à l’histoire de Korah)

Mais en réalité, ce manque engendra une volonté féroce du peuple de retrouver cette relation privilégiée avec Hachem. Mais cette fois, ils allaient la recréer par le biais de l’entreprise humaine. Dans une relation allant du bas vers le haut, inversement à la précédente, celle du désert, du passé, par la force de Moché et de Aharon, et dont la conduction se faisait du haut vers le bas. Pour en arriver à ce stade, il leur fallut un apprentissage de 40 années dans le désert aux côtés de Aharon HaCohen !

Il est possible que ce soit là, la raison pour laquelle les 42 étapes du séjour des Bnei-Israël dans le désert sont mentionnées. Pour que le peuple se remémore les évènements du désert, pour en faire une nouvelle lecture personnelle, en vertu de cette éducation à laquelle ils avaient été formés durant toutes ces années. Créer un changement ne consiste pas à annuler son passé mais à lui donner une nouvelle lecture. C’est la raison pour laquelle toutes ces étapes ne sont pas mentionnées si ce n’est celle de la mort de Aharon, symbole de ce passage vers ce nouveau format, et qui est la raison même de l’évocation de ces étapes.

Les villes de refuge: se replonger dans la dimension du désert 

A la lumière de ces propos, il est permis de donner un sens nouveau à la fin de notre Paracha. Celui qui commettait un meurtre involontaire devait se sauver vers l’une des villes attitrées à son cas – les villes refuges. Ce criminel involontaire symbolise celui qui a trébuché dans cette transformation, celui qui n’est pas parvenu à faire résider la Ché’hina dans un domaine naturel. Tout comme le meurtrier fait disparaitre la Ché’hina de la surface de la terre, ainsi que l’exprime le verset : « Tu ne rendras pas impure la terre etc… sur laquelle Je réside ». La fuite vers la ville refuge représente une forme de retour aux conditions du désert, avec comme but de se plonger à nouveau dans cette éducation. Il n’est pas étonnant que ces villes soient au nombre de 42, autant que le nombre d’étapes des Bnei-Israël dans le désert ! On remarquera aussi que la sortie de cet homme de sa ville était liée à la mort du Cohen Gadol, sans doute en relation avec le fait que les Bnei-Israël n’aient pu sortir eux-mêmes du désert qu’après la mort de Aharon.

L’entrée en Israël: faire régner la Ché’hina au cœur de la nature

La mort de Aharon engendra un souffle nouveau au sein du Peuple. Un élan, une aspiration, une ferme volonté de l’homme de se reconnecter à la Che’hina. C’est à cette période que l’homme fut sevré de cette conduite miraculeuse du désert et qu’il entama sa nouvelle vie de résolutions et d’initiatives, dévoilant ainsi son indépendance et son sens des responsabilités.

Certes, pour gagner notre entrée en Erets Israël, sous le règne des lois naturelles, nous sommes sortis d’une conduite régie par le miracle sous la direction de Moché et Aharon. Par contre, l’objectif n’est pas de nous transformer en êtres liés exclusivement à la nature, mais de faire justement régner la Ché’hina au cœur de cette nature. Dans ce cas, la condition pour parvenir à atteindre ce but est de nous souvenir en permanence de notre traversée dans le désert et des enseignements que nous ont transmis Moché et Aharon. Nous rappeler des qualités exceptionnelles de Aharon qui aimait la paix et la recherchait en toute circonstance, qui aimait les créatures et les rapprochait de la Torah. C’est de cette manière qu’il faisait résider la paix dans le monde, le paix au sein du Peuple, la paix entre Israël et Hakadoch Baroukh Hou.

Une défaillance dans ces vertus a entraîné la destruction du deuxième Beit Hamikdach, et ce n’est certainement pas sans raison que la mort de Aharon HaCohen eut lieu en ce jour de Roch Hodech Av.

Pour conclure

Nous avons tendance à oublier que notre réussite résulte souvent des grands hommes qui nous entourent. Telle était la faute de Kora’h qui proclama « toute la communauté, oui, tous sont des saints », il n’avait pas compris que cette réalité venait du mérite de Moché et Aharon, ce sont eux qui implantèrent la sainteté dans le peuple.

Pour autant, notre paracha nous enseigne qu’il arrive un moment où c’est à nous de nous impliquer et de nous investir dans notre projet de vie, d’entamer des démarches et de prendre des initiatives. A ce moment là, nous serons en mesure de découvrir le potentiel infini qui se cache en nous.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.

Comments (1)

  • dm

    Très belle leçon qui relie le potentiel inouï de l’homme à se Maîtres, nos très précieux Rabanim qui nous éclairent et nous guident et grâce à qui peuvent se révéler des potentiels élevés. Le chemin est tout tracé bsd. Merci pour cette approche positive encourageante
    dm

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