Toldot – Le monde de l’action : but ou moyen ?

Toldot – Le monde de l’action : but ou moyen ?

D’abord la matière, puis la forme

La Parachat Toldot s’ouvre sur la naissance et l’évolution des jumeaux, Yaacov et Essav. Dans ce récit, se trouvent semées les graines de la rude et interminable lutte entre les deux frères, dont la relation est source de tension permanente, et qui s’est vue émaillée tout au long de l’Histoire de luttes sanglantes entre Edom et Israel, entre Rome et Jerusalem.

Le premier conflit démarre in-utéro, pour se conclure à l’occasion de leur naissance, lorsque Essav supplante son frère et vient au monde le premier – « le premier qui sortit était roux, son corps pareil à une pelisse, on le nomma Essav ». Essav, nommé conformément à son aspect physique – (Essav ayant pour sens : entièrement fait), naquit le premier, et ensuite seulement Yaacov vint au monde, nommé ainsi du fait qu’il tenait le talon – ‘ekev – de son frère Essav.

C’est un schéma qui se répète : l’enfant venant au monde le premier exprime une tendance matérielle, et ensuite seulement se révèle celui qui édifiera le niveau spirituel de ce que le premier posera comme pierre. Ainsi il en fut pour Caïn et Hevel. L’aîné Caïn, à l’instar de Essav, était un homme qui travaillait la terre. Ensuite seulement naquit Hevel, supposé venir parfaire son niveau. Et idem chez les enfants de Noah : Yafet et Ham naquirent les premiers, puis arriva Chem, le rédempteur.

Le Maharal (Tiféret Israel §17) remarque que ce même principe apparaît à l’occasion de la création : le minéral fut créé en premier, puis s’ensuivirent successivement le monde végétal et animal, pour enfin arriver à la création ultime de l’Homme.

Ici aussi, les choses se déroulèrent également suivant cette règle : Essav naquit « ‘assouy – déjà fait », prêt et apte à occuper une place centrale dans le monde, et à construire une Humanité de base. Ce niveau servirait de préparation en vue du suivant : celui spirituel, de Yaacov qui le tient par son talon.

D’après cette approche, si les évènements s’étaient passés selon le plan initial, cela n’aurait donné lieu à aucune dispute ni difficulté entre eux. Chacun se serait concentré sur sa tâche et aurait œuvré selon ses aptitudes naturelles. Essav aurait occupé le pouvoir central sur l’Humanité et aurait remédié à l’ordre du monde et la civilisation humaine. Yaacov quant à lui, aurait édifié une nation spirituelle et raffinée. Une fois que Essav et ses descendants auront perfectionné le socle de base dans la culture humaine, tous les êtres humains auraient désiré recevoir avec amour et joie « le peuple de Yaacov » et auraient pris plaisir à placer cette nation au pinacle de la civilisation.

Essav avait-il sa place dans l’édification de la nation ?

Sur cette base, certains commentateurs ont voulu résoudre l’une des questions fondamentales de la Paracha : comment expliquer le choix de Ytshak en faveur de Essav comme héritier ? Et qui plus est, après que la Thora nous ait relaté les méfaits et autres mauvais comportements de Essav ! Il y est même dit que les femmes de Essav furent « une amère affliction » pour Ytshak et Rivka. Nous nous attendrions à ce que Ytshak change sa brakha de destinataire et la transmette à Yaacov – « homme intègre, assis sous la tente ».

Quant à dire que Ytshak succomba à la manipulation de Essav qui « chassait dans sa bouche » et ainsi le trompait avec ruse, c’est tout de même difficile à accepter. Le midrach Hagadol s’en étonne lui-même : « Comment se peut-il que Ytshak avinou n’ait pas eu connaissance des mauvais agissements de Essav ?! ».

Chacun sa place

Le Malbim explique que Ytshak savait pertinemment que Essav n’était pas apte à recevoir la brakha consentie à Avraham, et que Yaacov était celui prédestiné à cet héritage pour le perpétuer. Il désirait cependant que Essav soit celui qui porte la charge du Olam Hazé de sorte que Yaacov soit libre de servir Hachem sans poids à porter, à l’instar de la position de la tribu de Lévi au sein des autres tribus d’Israel. De cette manière, Yaacov aurait pleinement rempli son rôle et Essav se serait également élevé, au lieu de tomber dans le gouffre de l’abîme.

Mais Rivka portait un autre regard sur la véritable relation entre Yaacov et Essav. Elle avait déjà compris ce qui se passait entre eux depuis leur conception, alors qu’elle les portait dans son ventre. Elle savait que Essav ne ferait que gêner Yaacov dans sa avoda, c’est pourquoi elle se soucia du fait que Yaacov soit celui qui reçoive aussi les brakhot matérielles. Le Hatam Sofer et le Sefat Emet ont également écrit dans le même esprit.

L’occasion de la vente de la békhora – le droit d’aînesse – fut le fer de lance du conflit.

Essav arrive du champ, il est épuisé ! Le labeur de la vie matérielle use ses forces. Nos sages ajoutent à cela, qu’en même temps que ses forces physiques s’affaiblirent ses forces morales, c’est pourquoi Essav tomba dans la soif le meurtre. C’est à cet instant précis que s’opéra la métamorphose.

Yaacov et Rivka comprirent alors que Yaacov ne devait pas seulement assumer l’aspect spirituel, mais aussi endosser la charge de Essav. Si Essav est celui qui a été nommé pour mettre en place la civilisation humaine, celle-ci risque fort de dégringoler jusqu’au fond de l’abîme. Il ne se contentera pas seulement de rejeter la spiritualité des descendants de Yaacov, mais il s’y opposera et la combattra. Yaacov comprend donc qu’il lui incombe d’endosser cette responsabilité et d’acquérir la békhora. Ce qui signifie d’assumer en même temps le rôle de l’aîné, destiné à l’origine à remédier aux choses concrètes, tout en conservant l’aspect spirituel pour lequel il a été désigné – « il vendit son droit d’aînesse à Yaacov ».

Des paroles du Malbim, il apparaît que Essav avait au départ sa part dans l’édification de la nation, certes secondaire mais pourtant indispensable à l’objectif essentiel d’être « yochev ohalim – assis à étudier sous la tente ».

Comment justifier l’amour de Ytshak pour Essav

Cependant, tout cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur de l’amour de Ytshak pour Essav, par rapport à Rivka qui elle, aimait Yaacov. Car en définitive, c’est cet amour qui poussa Ytshak à choisir Essav comme bénéficiaire de sa brakha, et comme héritier de la brakha d’Avraham ainsi que de l’héritage de la terre d’Israel. Et c’est cet amour de Ytshak vis-à-vis de Essav, qui força Rivka à user de ruse et pour sauver la situation.

S’impose donc à nous cette question : qu’a donc vu Ytshak en Essav, en ce « chasseur », par rapport à Yaacov, cet « homme intègre assis sous la tente » ? Tâchons également de comprendre l’importance du lien qu’établit Ytshak entre la chasse et le « bon plat » que Essav lui rapporte ?

Par ailleurs, il faut encore expliquer la vente du droit d’aînesse. Le Midrach (Pirkei de Rabbi Eliezer) explique les termes de la demande de Yaacov à Essav « vends-moi comme aujourd’hui ton droit d’ainesse ». Ce mot « comme aujourd’hui » signifie comme au moment où ils se disputèrent dans le ventre de leur mère, où Yaacov dit à Essav : « prends pour toi le olam hazé, moi je prendrai le olam haba ». Ce Midrach indique que le « droit d’ainesse » symbolise le monde futur. Ce qui signifie que sans cette vente, Essav était habilité à prendre le monde futur. Une telle chose ne coïncide pas bien avec le propos du Malbim cité ci-dessus.

Ytshak : la réalité comme projet spirituel

Il semble en fait que Ytshak ait éprouvé de l’amour pour Essav précisément parce qu’il connaissait sa nature et ses actes. Ytshak désirait justement transmettre à Essav les brakhot parce qu’il était homme du champ et chasseur. Pour comprendre cette intention, il nous importe de réfléchir à la nature et la spécificité de Ytshak. Nous nous y sommes déjà penchés à l’occasion d’un autre propos.

Ytshak se différenciait radicalement de son père Avraham avinou. Cette distinction trouve son essence dans son activité – il travaillait la terre contrairement à Avraham qui était berger. Nos sages parlent de ce métier en disant « il n’existe pas de métier de plus faible importance que celui de la terre » (Yébamot 63), et le Maharal explique que ce travail de la terre ne développe pas la capacité de création, il ne permet que d’exprimer ce qui existe déjà de façon naturelle. Il ne peut modeler à sa guise la réalité, mais seulement faire émerger ce qui existe déjà dans la terre. Sous un tel angle, le Maharal définit l’agriculteur comme « un esclave » qui est assujetti à la réalité des choses et n’a pas l’occasion d’exercer son potentiel de transformation. Ainsi se présentait la nature de Ytshak. A contrario, son père fit toujours en sorte de modifier la réalité en fonction de sa vision de la vie. Its’hak quant à lui, est celui qui fit de la réalité-même tout un projet.

Un tel comportement nous permet d’expliquer les différences perceptibles entre les deux avot : Au moment de la famine, Ytshak n’abandonna pas la terre d’Israel comme le fit Avraham. Il fut même prêt à s’y installer définitivement, parmi les goyim à Guerar. Au contraire, Avraham, qui était spécialement attentif à ne pas se mêler aux canaanim, s’isola avec ses troupeaux au loin. De même, dans l’histoire avec Avimelekh, Ytshak ne fut pas forcé d’abandonner sa femme, contrairement à Avraham. Tous ces épisodes différents nous renseignent sur cette capacité de vivre la sainteté même dans un quotidien simple et d’accomplir les actions les plus élevées en dépit d’un milieu primitif et grossier.

Tel était le niveau de Ytshak avinou, qui par son extrême grandeur parvint à vivre au cœur de ce monde-ci et néanmoins le sanctifier. Il observait la réalité des choses avec un regard d’une hauteur exceptionnelle et parvenait justement à l’élever à son niveau sans rompre avec elle. Même durant les années de famine, il s’adonna au travail de la terre à Guerar et fut béni sans compter. Contrairement à toute attente, la terre produisit 100 fois plus que ce qu’elle était supposée fournir en temps normal.

Cette attitude éveille en nous une compréhension de l’amour que pouvait éprouver Ytshak pour Essav au point de le choisir ; comme nous allons l’expliquer.

Être au cœur des forces de la vie pour les parfaire

Ytshak avait atteint le niveau du Gan Eden et du monde futur. Au Gan Eden existe un tel dévoilement divin que chaque chose en est empreinte. Les arbres poussaient spontanément, l’arbre avait le goût de son fruit, tout était prêt à la consommation. Il suffisait de s’asseoir pour être encensé. Mais après la faute de Adam Harichon, la matérialité fut coupée de sa source originelle.

Ytshak avinou comprit que la réalité ne peut être réparée tant que toutes les forces de vie ne se sont pas exprimées. Il saisit que pour y parvenir, la royauté et le pouvoir sont indispensables dans ce monde car ils sont le moyen qui permettra au monde de se parfaire. Seule une personne capable de vivre la réalité de la nature, du monde de l’action et de toutes les forces sauvages de ce monde est digne de la royauté, pour pouvoir justement exercer son pouvoir sur elles et s’y associer pour les parfaire. C’est pourquoi Ytshak vit son fils Essav comme le seul apte à dompter ces forces sauvages et les dominer.

La royauté d’un « vaillant chasseur »

C’est la raison pour laquelle Ytshak désira bénir Essav. Le champ vers lequel Ytshak est sorti pour prier est le même que celui de Essav « איש שדה – homme du champ » qui s’y rend pour chasser. Ytshak avinou se trouve au cœur des forces de vie, et c’est là qu’il sort prier – « ויצא יצחק לשוח בשדה – Ytshak sortit prier dans le champ ». Même s’il dédie à Yaacov la brakha spirituelle de Avraham, la royauté et le pouvoir, il les destine précisément à Essav – « les peuples te serviront et les nations se prosterneront devant toi, sois un seigneur pour ton frère et se prosterneront à toi les fils de ta mère ». Parce qu’il est un homme de terrain, un homme du champ, proche de la nature, Ytshak voit en Essav ce potentiel et cette capacité de conduire à son expression la plus intense la manifestation du divin dans le monde.

Nous connaissons une autre figure de l’image du « גבור ציד לפני ד’ – puissant chasseur devant Hachem » (Berechit 10; 9), en le personnage de Nimrod. Le Netsiv explique que l’expression « לפני ד’ – devant Hachem » est positive, car Hakadoch Baroukh Hou était loué par Nimrod. Il était un puissant chasseur, qualité digne de la royauté. Et en effet, Nimrod fut le premier roi décrit dans la Tora : « Et le commencement de son règne fut Babel » (Berechit 10; 10).

Ytshak désirait tout particulièrement transmettre à Essav la brakha de la royauté pour sa qualité de « איש ציד – chasseur ». Selon lui, la qualité du chasseur, par sa force et sa maîtrise, est la qualité la plus appropriée à la royauté.

La clairvoyance de Rivka

Rivka identifia la personnalité de Ytshak dès le premier instant. Au moment où elle arrive avec Eliezer vers la terre de Canaan, Rivka lève les yeux et voit un homme qui ‘sort prier dans le champ à l’approche du soir’. le Hizkouni explique que Ytshak est passé dans son champ pour y planter des arbustes. Aux yeux de Rivka, une telle occupation était des plus inattendues : « Rivka leva les yeux, elle vit Ytshak, elle tomba de son chameau ». Pourquoi Rivka tomba du chameau ? Car elle vit par prophétie qu’elle allait donner naissance au méchant Essav – elle en trembla de peur et tomba en se blessant (Yalkout chimoni §109). Rivka vit Ytshak se livrer à l’agriculture, et savait bien combien l’attrait de la nature influence la conduite de l’homme. Dès cet instant, elle parvint à repérer que Ytshak ne pourrait pleinement saisir l’inconduite de Essav.

Bien que Rivka ait aussi compris que la royauté et le pouvoir dans ce monde sont obligatoires et même essentiels pour pouvoir y révéler le Divin, elle décela en même temps que ce pouvoir ne pourrait avoir d’existence qu’en étant lié à un homme intègre assis à étudier dans la tente.

Et ainsi, le partage que détermina Ytshak entre Yaacov et Essav se révèle en définitive entre les fils-mêmes de Yaacov, dans la relation entre Yossef et Yéhouda. D’après le Sfat Emet, Yéhouda est l’expression de la force dans ce monde, et Yossef est le « Nezir éhavl’élu de ses frères », qui s’écarte de ce monde. Yéhouda est symbolisé par le lion – figure emblématique de la royauté, et qui également part en chasse « מטרף בני עלית – quand tu reviens, ô mon fils, avec ta capture ». De même sa descendance, David fils de Ichay, représente la royauté absolue, il ressemble à Essav, et est roux également (Chemouel §1 16; 12) et s’affaire à la chasse et aux guerres au point que lorsque Chemouel voit que David est roux, il s’inquiète et se dit qu’il risque de verser le sang comme les gens de la trempe de Essav (Berechit raba 63; 8).

Pour conclure

Les forces de ce monde font partie intégrante du plan divin. Notre second patriarche, qui vit pleinement la révélation divine au cœur de la réalité, tient à révéler ces dernières comme étant le reflet de l’existence divine. C’est pourquoi il bénit Essav, car il estime que sa « grossièreté » est justement ce qui révélera la Force qui anime tout. Même Yaacov admet qu’il y a quelque chose de bon chez son frère, et il portera d’ailleurs ses vêtements« Cette voix est la voix de Yaacov; mais ces mains sont les mains d’Essav » (Berechit 27; 22).

Mais finalement, derrière les coulisses, c’est Rivka qui tire les ficelles, et notre ancêtre Yaacov « vole la vedette ». Notre matriarche connaît pertinemment le niveau de son mari, et est même d’accord avec sa conception des choses. Mais elle sait aussi que pour atteindre ce but, il faut suivre la voie de Yaacov. Le monde de l’action doit être construit à partir de la maison et de l’intérieur. Là, la reconnaissance de la source de l’être sera intensifiée, et il y aura une vie construite de manière appropriée et correcte.

Lorsque Itskak conçoit ce message que sa femme et son fils lui transmettent, il lève les bras et admet : « Aussi sera-t-il béni ! ».

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

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