Vaéra – Libération de la Parole: par l’Ecoute

Vaéra – Libération de la Parole: par l’Ecoute

Le refus obstiné de Moché d’endosser sa mission

A maintes reprises, notre paracha fait mention du refus de Moché d’accepter sa mission sous prétexte qu’il est « ‘aral sfatayim », que ses lèvres sont embarrassées ! Déjà, depuis la Parachat Chémot, Moché affirmait « Je ne suis pas un bon orateur… car j’ai la bouche lourde et la langue lourde… ». Il revient sur ce propos dans notre paracha, en disant cette fois qu’il est « embarrassé des lèvres ».

Nous avons du mal à croire à la force d’un tel argument face à la Volonté divine, d’autant que Hachem lui a déjà répondu « Qui a placé une bouche à l’homme etc… N’est-ce pas Moi Hachem ? » (4; 11). Après cette réplique, Hachem lui promet également « Je serai avec ta bouche et Je t’enseignerai ce que tu devras dire » (4; 12). Face à une telle assurance de la part du Maître du monde, il est encore plus difficile de comprendre la raison pour laquelle Moché persiste à dire qu’il est « incirconcis des lèvres » ! Cet entêtement de Moché ne nous laisse-t-il pas le sentiment dérangeant d’un manque d’empressement de sa part ?

En réalité, dans la Parachat Chemot, le refus de Moché concerne le fait de parler aux Bnei Israel, tandis que dans notre Paracha, il s’applique à Parô. La raison du scepticisme de Moché nous est livrée par les psoukim. Lorsqu’il se rendit auprès des Bnei Israel pour leur annoncer les quatre termes de délivrance « ils ne l’écoutèrent pas à cause du souffle court et du dur labeur » (6; 9). Pour cette raison, lorsque Hachem lui ordonne à de parler à Parô pour l’inciter à renvoyer le peuple de son pays, Moché rabénou répond « Les Bnei Israel n’ont pourtant pas écouté ma voix, comment donc Parô m’entendra t-il, alors que je suis incirconcis des lèvres » (6; 12) – au sujet de quoi Rachi écrit qu’il s’agit là de l’un des dix raisonnement à fortiori de la Thora !

Mais une question se pose, de toute évidence: Moché rabénou a lui-même témoigné que les Bnei Israel ne l’écoutèrent point du fait de leur essoufflement et leur labeur. En quoi cet argument s’applique t-il à Parô ? Et comment expliquer que Moché rappelle à nouveau qu’il est gauche des lèvres, comme mentionné explicitement par la suite « Moché dit devant Hachem, je suis embarrassé des lèvres, comment Pharaon m’écoutera-t-il ? » (6; 30). Plus étonnant encore, Hakadoch Baroukh Hou ne réfute pas cet argument, mais lui rétorque que Aharon son frère sera celui qui s’adressera au Parô.

On peut également s’interroger sur le fait que Moché n’ait jamais fait mention de ce handicap des lèvres si ce n’est en regard de sa mission auprès de Parô. Vis-à-vis de son enrôlement auprès des Bnei Israel, il a employé des termes différents, se contentant de dire qu’il est lourd de bouche et de langue.

Entre le Dibour et le Maamar

Le Zohar Hakadoch nous révèle le secret:

Il écrit que le défaut de parole chez Moché s’explique par le fait que la Parole était alors en exil, et qu’elle ne fut délivrée qu’au moment du don de la Thora.

Il nous importe de comprendre le sens de cette affirmation !

Le Midrach (Psikta rabati 21) nous dit au sujet des dix commandements « les dix Dibérot – Paroles, ont été dites en contrepartie des dix Maamarot – Affirmations, au moyen desquels le monde a été créé. Les dix Dibérot ont été dites en rapport avec les dix plaies par lesquelles Hachem frappa l’Egypte. »

Le Sefat Emet explique (P. Bo תרל’ב) au nom de son grand-père le Hidouché Harim, que les dix plaies envoyées contre l’Egypte avaient pour finalité de transformer les dix Maamarot de la Création du monde pour en faire les dix Paroles de Matan Thora.

Efforçons nous de comprendre ce qui distingue un Dibour d’un Maamar. Le Maamar trouve son sens en tant que déclaration, même sans auditoire. Par contre, la Parole ne se définit qu’à partir du moment où se tiennent simultanément les deux parties, orateur et auditeur. Dès lors, se révèle une différence profonde entre les deux : le maamar est limité et ne contient que ce qui est affirmé. Par contre, tant qu’il existe quelqu’un pour l’entendre, la parole ne s’épuise pas. Là, se tient la différence profonde entre les dix Mamarot et les dix Dibérot. Les Maamarot furent prononcés alors qu’il n’existait personne pour les entendre, c’est pourquoi il n’y a pas de temporalité entre l’affirmation et son accomplissement. C’est ce que nous décrit le texte à propos de la lumière, par exemple: « Elokim dit que la lumière soit – et la lumière fut ! », la réalisation vient immédiatement conclure la déclaration. Ce n’est pas le cas des dix Dibérot – Paroles, qui s’adressent à des auditeurs, en l’occurrence les Bnei Israel. Cette Parole ne se conclut pas tant qu’il existe quelqu’un pour l’entendre, c’est pourquoi elle persiste et se poursuit jusqu’aujourd’hui !

Avant les plaies envoyées sur l’Egypte, il n’y avait personne pour écouter la Parole divine. Ces plaies furent la genèse de cet « auditoire », chaque plaie en soi venant annuler le sens naturel des Maamarot – des affirmations. La plaie de l’obscurité par exemple, vint annuler la lumière; celle des sauterelles, l’herbe de la terre, etc… Tout cela, pour donner un sens nouveau à la Création, en transformant les Maamarot en Dibérot, qui sont associées au Am Israel.

La Parole repose donc sur l’échange entre un orateur et un auditeur. Ce dernier ne se contente pas d’écouter celui qui parle, il s’associe et s’intègre pleinement à lui. C’est là, le sens de la Halakha dans le Talmud qui fixe cette loi qui dit que « celui qui écoute est assimilé à celui qui répond » – ce qui signifie que celui qui écoute attentivement la récitation d’une brakha est considéré comme l’ayant dite. Le sens d’une parole dépend en réalité de la manière dont on l’écoute, et lorsque plusieurs personnes l’entendent, il se peut qu’il y ait plusieurs interprétations. L’orateur lui-même s’exprime différemment en fonction du niveau d’attention et d’écoute porté à sa parole.

L’exil de la Parole : par absence d’écoute

L’intention du Zohar lorsqu’il rapporte que la Parole était en exil, est d’exprimer que jusqu’au moment de la sortie d’Egypte et du Don de la Thora, il n’y avait pas d’oreille pour entendre le Message divin. Le summum de cet état se matérialisa à la fin de l’esclavage de l’Egypte, lorsque les Bnei Israel prouvèrent qu’ils n’étaient même pas prêts à entendre celui de la délivrance « Ils n’écoutèrent pas Moché à cause du souffle court et du dur labeur ». Un homme soumis à l’autorité d’une autre personne, qui travaille constamment pour satisfaire les besoins de son maître, ne dispose pas de son propre temps pour être disponible et libre d’entendre la Parole d’Hachem.

La nature d’un esclave se caractérise spécifiquement par son oreille, attentive aux ordres de son maître. L’oreille reçoit les directives et son propriétaire s’y soumet. C’est pour cela que la Thora a fixé que le maître devra poinçonner l’oreille de tout esclave qui ne désire pas reprendre sa liberté après sept années de service. Comme l’expliquent nos sages « l’oreille qui a entendu au Sinaï les Bnei Israel sont Mes esclaves, et est allée s’acquérir un maître, sera percée ». Le mot ozen – oreille, peut être interprété comme le « ozen hakéli » – le manche d’un objet. De même qu’à l’aide du manche on tient fermement l’ustensile, ainsi c’est par l’oreille que l’on « tient » l’esclave. C’est pourquoi cette même oreille, déjà soumise à un maître, ne peut en écouter un autre.

Rappelons que déjà préalablement à la servitude d’Egypte, nous avons vu les Chevatim manquer de cette faculté d’écoute. Au sujet de la vente de Yossef – qui amena justement la descente d’Israel en Egypte – les Chevatim dirent : « nous sommes fautifs, car nous avons vu la détresse de son âme qui nous suppliait et nous n’avons pas entendu» (42; 21). Ils reconnaissent avoir fauté à cette occasion car ils n’ont pas su entendre Yossef. C’est ce qui explique qu’au début de l’histoire, il est dit « ils ne pouvaient lui parler en paix » (34; 4). Il nous est permis de déceler dès lors cet exil de la parole.  En effet, leur parole était défaillante, du fait que dès l’origine ils n’ont pas pu écouter Yossef. Ils ne parvinrent pas à accepter et intérioriser son message et ses rêves, et à l’inverse c’est ce qui leur fit enclencher un mécanisme de jalousie et de haine. Tout cela commença par le refus d’écouter l’autre.

Moché lourd de bouche et de langue : cause ou conséquence ?

On peut dès lors expliquer que lorsque Moché affirme qu’il est lourd de bouche et de langue, ce n’est pas de sa faculté d’expression qu’il s’agit, mais cela a trait à la capacité d’écoute des Bnei Israel. La mission de Moché consistait à délivrer la Parole divine, être ce porteur du message d’Hachem aux oreilles des Bnei Israel. Seule la présence d’un auditoire permet à la parole d’exister avons-nous dit. Or les Bnei Israel ne se trouvaient pas en situation d’écoute, tout particulièrement a la fin de leur esclavage. Ainsi écrit le Sefat Emet : « La bouche et la langue de Moché rabénou n’étaient aptes à s’ouvrir pour porter leur message que dans la mesure où les Bnei Israel étaient eux-mêmes capables d’écouter et réceptionner ses paroles. C’est parce que les Bnei Israel ne l’ont pas écouté que Moché rabénou s’est trouvé embarrassé des lèvres ». La lourdeur du langage de Moché venait en conséquence de leur écoute défaillante, et non pas inversement.

Dans ce même esprit, le Maharal écrit (Gvourot Hachem 28) que le manque de maîtrise du don oratoire de Moché provenait du décalage entre son niveau spirituel et celui du peuple, ce qui justifiait son incapacité à transmettre la Parole d’Hachem au peuple.

Expliquons maintenant, le raisonnement à fortiori élaboré par Moché rabénou : « Voici que les Bnei Israel ne m’écoutent pas, comment Parô m’écoutera-t-il, alors que je suis malhabile des lèvres ?! » Ce langage de Moché se différencie de celui évoqué dans la parachat Chémot « Je suis lourd de bouche et lourd de langue ». L’explication tient dans ce que nous venons d’exprimer, que la lourdeur en question ne tient pas dans la parole-même de Moché mais dans l’aptitude à écouter de Pharaon et des Bnei Israel. C’est ce qui rendait difficile la parole à Moché. Selon cette approche, il semble que dans la Parachat Chémot, la mission de Moché s’adressant aux Bnei Israel, il n’utilise que cet argument « lourd de bouche et de langue », car il n’y voit pas d’impossibilité mais seulement une difficulté. Car les Bnei Israel n’ont pas complètement perdu cette faculté d’écoute, ils n’ont pas atteint la 50ème porte (irréversible) d’impureté. Il leur était seulement difficile de prêter oreille attentivement, et c’est ce qui eut pour effet d’alourdir la bouche de Moché.

En revanche, notre paracha traite d’une mission vis-à-vis de Parô, totalement rebelle à la réalité de l’existence de Hachem. Pour preuve, la propre déclaration de Pharaon « Qui est Hachem pour que j’écoute Sa Voix ? » (5; 2). L’obturation est totale et hermétique ! C’est pourquoi dans cette mission auprès de Parô, Moché considère que l’écoute de ce dernier est impossible, d’où l’emploi de l’expression « infirme des lèvres ».

C’est en cela que tient le raisonnement de Moché rabénou : si les Bnei Israel – appelés croyants fils de croyants – ne peuvent l’écouter à cause de leur essoufflement, plongés qu’ils sont dans la servitude sans répit du roi d’Egypte, l’oreille déjà assujettie à un maître ne pouvant être réceptive à un autre; à fortiori Parô, le maître des Bnei Israel, renégat total envers Hachem, n’écoutera pas Moché !

Nous pouvons comprendre que lorsque Hachem dit à Moché « Je serai avec ta bouche etc. », Il donne en fait à Moché la garantie de ne rien perdre de son niveau de parole lorsqu’il se rendra chez les Bnei Israel et chez Pharaon. La Chekhina continuera de s’exprimer par sa gorge, jusqu’à rapporter les Dibérot de source divine au moment du Matan Thora.

Nous comprenons que la délivrance de la Parole ne dépend que d’une chose : l’aptitude à écouter ! L’écoute est ce qui fournit un support à la parole et la génère. Sans personne pour l’écouter, la parole n’existe pas ! Quant à l’écoute, elle est partie intégrante de la parole.

Message aujourd’hui

De nos jours, la liberté d’expression est considérée comme absolument essentielle, fondement de la « démocratie ». A l’origine, cette valeur est venue contrer le totalitarisme, pour que se fasse entendre la voix du peuple, permettant au monde de parvenir à une Vérité universelle. Dans une telle perspective, on se serait attendu à ce que chacun cherche aussi à écouter. Mais en réalité, cela n’a fait qu’amplifier le penchant de chacun à exprimer son propre point de vue. En quelque sorte, chacun prend l’allure d’un mini-dictateur. Personne n’étant désireux d’écouter l’autre, bien au contraire.

Or, il résulte de notre propos qu’une parole sans écoute n’en est pas une. On ne peut donc véritablement parler de « liberté d’expression » mais plutôt d’« abolition de l’expression ».  Il serait peut-être plus juste de poser comme valeur de base la « liberté d’écoute » !

Nous sommes forcés d’établir ce malheureux constat que l’égocentrisme se généralise en ce bas-monde, au point que la capacité d’écoute va disparaissant. L’usage des médias dits « sociaux », chacun en son genre, sont les exemples les plus flagrants de cette triste réalité.

Où donc s’est envolée cette aptitude à conduire un dialogue à deux ? Nous avons trouvé une nouvelle façon de mener une discussion, sans obligation de prêter l’oreille à autrui, sans prendre le temps de converser naturellement, cette façon de décider seul en fonction du temps dont nous disposons. Il est préférable de penser qu’il s’agit là d’une certaine forme d’exil de la Parole !

Plus nous avançons dans le temps, plus le monde alentour se départit de son attribut de patience. Chacun s’empresse d’obtenir les nouvelles infos sans que cela empiète sur son temps. Nous sommes au summum de la servitude, au même titre que nous l’étions en Egypte.

Espérons que ces signes, comme en Egypte, sont ceux annonciateurs de la venue de la délivrance finale, et que bientôt nous vivrons cette prophétie « comme aux jours de ta sortie d’Egypte, nous verrons des prodiges». (Mikha 7;15)

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.

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