Après avoir traité des sacrifices et de l’inauguration du Tabernacle, la Torah développe trois sujets successifs :
- La kashrut. Quels sont les signes distinctifs d’un animal permis à la consommation.
- Le statut de la mère immédiatement après un accouchement. Une accouchée est d’abord Temeah (impure rituellement) pour une période variant d’une semaine a deux semaines selon qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille. Durant cet intervalle, elle a le même statut que la femme qui menstrue, tout intimité maritale étant interdite. Ensuite vient la phase du Dam Tohar (littéralement, saignement de pureté). L’intimité n’est plus interdite, mais elle a interdiction de se rendre au temple, ou de toucher ce qui est kadosh, saint. Enfin, après trente-trois jours si elle a mis au monde un garçon ou soixante-six jours pour une fille, la mère doit amener un sacrifice expiatoire après quoi elle devient enfin tehora, pure.
- Le statut du metzorah (lépreux). Après avoir été diagnostiqué par un kohen, il devient impur, doit déchirer ses habits et s’exiler aux confins de la ville où il restera confiné en isolation jusqu’à sa guérison.
A première vue, il n’existe aucun rapport entre ces thèmes. Mais une observation plus attentive révèle la présence d’un lien profond entre eux. A chaque fois, il est question de pureté et d’impureté. L’animal kasher est pur, celui qui ne l’est pas est impur. La nouvelle mère est impure, le lépreux est impur.
Mais qu’est-ce que la pureté ? S’il s’agit de pureté rituelle, on ne voit pas le rapport avec la kashrut et vice-versa. On pourrait être tenté de voir ici un exemple classique de polysémie, de mots ayant plusieurs sens.
Maimonide[1] ainsi que le Kuzari[2] semblent aller dans ce sens. Selon eux, la pureté appartient au champ lexical de la sainteté et de l’ascétisme. Mais le sens n’est pas toujours le même.
La pureté rituelle a pour vocation de créer une distance avec le Temple afin d’en sauvegarder l’impact psychologique, qui est, selon eux, la fonction essentielle du Tabernacle. Toute personne en contact avec quelque chose de malpropre ne pourra se rendre au Temple. Ainsi toute visite marquera profondément le pèlerin.
Ensuite, les relation intimes lors de la menstruation et ce qui y ressemble seront interdites car malpropres ou malsaines.
Enfin, impur sera dit, par extension, de toute chose interdite.
Un texte dans le Midrash Raba[3] vient s’opposer à cette interprétation. « Rabbi Simlaï dit : De même que la création de l’homme succède à celle des animaux, ainsi sa Torah succède à la leur. C’est pourquoi il est écrit זאת תורת הבהמה (Voici la torah de l’animal domestique) et ensuite אשה כי תזריע (une femme qui enfante). » Le premier texte cité fait référence à la kashrut en termes de pureté et d’impureté. Le Midrash établit ainsi une relation explicite entre les sujets, il ne s’agit pas d’une simple coïncidence linguistique.
Non content d’avoir établi cette connexion, le Midrash en établit deux autres, toutes aussi troublantes : entre la création des êtres et les lois s’y appliquant, d’abord, l’ordre des lois suivant celle de la création. Entre le thème de pureté et le terme de Torah, ensuite,comme si seul ce sujet est vraiment Torah.
Un autre Midrash[4] voit dans la lèpre une conséquence possible de l’impureté de la femme ayant accouché. La lèpre du fils serait la conséquence de la non-observance de la pureté familiale par la mère.
On voit donc que le concept d’impureté traverse la société dans ses différentes dimensions. Que ce soit le sacré, le familial, le social et le particulier dans sa consommation, tout y est exposé.
Le Midrash Tanh’uma présente une version quelque peu différente du premier Midrash. Y est présenté un monologue de Adam Harishon, l’homme primordial. Il s’interroge. Pourquoi donc a t’il été créé après les animaux, les insectes ? Leur serait-il inferieur ? Et de comprendre que son rapport au monde n’est rien d’autre que sa fonction primaire. Un monde inachevé ne peut être mené à son terme, ne peut être consommé. L’homme y’est donc inutile. Il fallait donc que la création soit achevée avant que l’homme y soit nécessaire. De même, se dit Adam, selon le Midrash, le fœtus avant sa naissance apprend ce qui est permis à la consommation et ce qui est interdit. C’est pourquoi les règles de kashrut précèdent celles de la naissance.
Cette leçon semble dire que la fonction première de l’homme est ce rapport au monde qu’on appelle la consommation (littéralement amener une chose à son terme). Cette fonction a des paramètres, tout rapport au monde n’est pas nécessairement sain.
Le Tanh’uma restitue le point de vue de l’homme confronté à une réalité préexistante, essayant de comprendre les modalités de leur coexistence. Le Midrash Rabah lui ne s’y intéresse pas, ce qu’il cherche à exprimer est le rapport entre l’être et les modalités de son existence. Car si manger est la fonction de l’homme, être mangé dans le respect de la loi est la justification existentielle de l’animal pur. Parallèlement, la justification de l’animal non-kasher est justement de ne pas être mangé. Le consommer serait un manquement à la mission de l’homme, et ce faisant déroberait à l’animal sa justification. C’est de cela qu’il s’agit quand le Midrash nous dit que la Torah du monde animal précède celle de l’humain.
Peut-être tenons-nous la définition du concept de pureté. Non pas propreté, mais justifiabilité, condition. L’impur serait alors ce qui ne peut exister. Manger un animal non-kasher reviendrait à intégrer l’injustifiable.
Paradoxalement, cette Torah, cette conditionde l’existence animale est cause de l’impureté menstruelle. C’est du moins ce qui ressort du langage du Tanh’uma, « Ce n’est qu’après que le fœtus accepte les mitzvot dans la matrice qu’il nait. C’est ce qui est écrit אשה כי תזריע ».
Mais, en définitive, cette relation n’est pas si surprenante. Rappelons-nous que suite-au péché originel, Hava fut maudite, condamnée à un surcroit de labeur, de souffrance. Le Talmud interprète ce surcroit comme une malédiction à part, celle du saignement des règles. Pour avoir consommé le fruit interdit, Hava devint sujette à l’impureté des règles. Comme si, en ingérant le fruit défendu, elle avait intégré en elle-même l’absurdité de l’inutile, de l’injustifiable. Ce dont elle doit désormais se débarrasser, physiquement et psychologiquement, par l’élimination de cet excès de tissus devenus inutiles. En accordant à cette situation une attitude, celle du retrait, l’inutile devient expérience vécue, nécessaire, essentielle.
Pareillement, la matrice jusque là porteuse d’un projet, celui d’un enfant à naitre, se trouve après la naissance soudainement vidée de sens. La mère doit alors revenir à l’essentiel et ce grâce au statut de Yoledet identique à celui de Nidda.
Si la Toumah, l’impureté, nécessite un retrait du Temple, de la conjugalité, ou de la société, alors la Tahara, c’est justement le Temple, le couple, vivre en société. Car si l’impureté c’est le superflu, alors c’est aussi, par définition, le contingent. A l’opposé, tout ce qui exige de la pureté est de l’ordre du nécessaire, de l’essentiel. Reconnaitre cette distinction impose au Tameh de s’abstenir de toucher à l’essentiel et par là-même l’affranchit de sa situation, puisqu’ainsi il fait l’expérience, en creux, de ce qui fonde son existence.
Ainsi on peut comprendre pourquoi l’enfant d’une femme ne respectant pas les règles de pureté familiale, verra son enfant lépreux, rejeté par la société.
On peut aujourd’hui, en Avril 2020, en pleine épidémie de Covid-19, avoir la tentation de voir dans le confinement une intimation au repli comme idéal, nous libérant de la tyrannie de la société, ou, a tout le moins de la communauté. Je me permets de penser que la réflexion développée ici ouvre une perspective différente. Vouloir se libérer de la société revient à la percevoir comme aliénante, une charge pesant sur l’individu à la recherche de sa liberté. Or, nous l’avons vu, le lépreux est chassé de la société, l’homme impur repoussé hors du temple. S’agit-il là d’une libération ? Assurément non !
Peut-être est -il, au contraire, le temps de revoir son rapport personnel à la société. Peut-être que les maux de la société ne sont que ceux de notre collectivité, peut être somme nous ces pestiférés contaminant tout ce qui nous entoure. Au lieu de voir la communauté comme instrument incontournable du service divin, nous nous en somme servis pour notre bénéfice momentané, personnel. Peut être que l’absolu s’est retrouvé noyé par le contingent. Il ne nous reste plus qu’à faire l’expérience du sacré par son absence. Peut-être.
לרפואת רפאל נחום יואל בן ויטלא בתוך שאר חולי ישראל
[1] חלק ג’ פ’ מ”ז
[2] מאמר שלישי מ”ט
[3] מדרש רבה ויקרא. [י”ב ב]
[4] מדרש תנחומה תזריע (א)