Balak, ayant échoué à faire maudire Israël, envoie les filles moabites séduire le peuple, les entrainer vers l’idolâtrie. Ainsi est fait, les hommes sortent du camp, les rencontrent, cèdent au désir. Le prix à payer, une offrande idolâtre, éveillant ainsi la colère divine. Alors que Moshé et les anciens tentent de rétablir l’ordre, instituants des tribunaux à cette fin, un homme s’approche, tirant par les cheveux la Midyanite, l’entrainant dans sa tente, au vu de tous. Consternation générale. Au milieu du chaos, un autre homme, Pinhas, se lève, prend une lance, pénètre la tente et tue l’homme et la femme. Apaisement du courroux divin, fin de l’épidémie.
La récompense pour cet acte sanglant, belliqueux ? Une alliance de paix, la prêtrise pour lui et sa descendance. Le pouvoir d’absoudre le peuple juif.
Une petite précision, avant de tourner la page. Cette homme que Pinhas a exécuté, Zimri Ben Salou, prince de la tribu de Shimon, pas moins. La femme, Kozbi fille de Tzour roi de la tribu la plus influente de Midyan. Une précision, nous dit le verset, précision qui vient après l’évènement, après même que Pinhas obtienne la prêtrise, un point de détail.
Un point de détail, vraiment ?! comment comprendre qu’un prince se conduise ainsi, manquant a toutes ses obligations de manière aussi publique, aussi insolente. A l’évidence il ne s’agit pas d’une faute de chair, mais d’un péché, accomplit en pleine conscience, un geste symbole, destiné à être vu.
Deuxième incongruité, les filles de Moab séduisent les hommes, mais l’homme mystère s’empare de la Midyanite, non pas Moab mais Midyan, pas une mais là.
Troisième point à méditer, le rapport entre l’ardeur[1], jalousie[2], la paix promise en alliance, et la prêtrise.
Pause, retour en arrière, changeons de point de vue.
Voici celui du Midrash Rabah[3]. Kozbi s’approche du camp, déclare « Seul Moshé votre maitre m’intéresse, lui-seul suis-je prête à écouter, ainsi me l’a ordonné mon père. ». Zimri s’approche d’elle, affirme être aussi grand que Moché, regarde ! il s’empare d’elle, la traine par les cheveux, jusqu’à Moché. « Moché, celle-ci est-elle permise ou non ? Interdite, dis-tu ! Et cette autre Midyanite, Tziporra, ton épouse, qui te l’a autorisé ? » Et Moché baisse les bras, reste sans réponse. Et là, Pinhas voit. Il voit, il se rappelle. Les zélotes tuent celui qui a une relation avec une Aramite. Il s’empare d’une lance, rentre dans la tente de Zimri, et les tuent. The end.
Ce point de vue pose encore plus de questions. Pourquoi Kozbi cherche Moché en particulier. Pensait-elle vraiment qu’elle réussirait à le séduire, lui, l’homme de Dieu ?
Quand Zimri affirme être aussi grand que Moché, que veut-il affirmer ? S’agit-il simplement de moqueries ? Alors pourquoi le mentionner, quel intérêt ?
Enfin, parce-que Moché n’a pas de réponse aux questions de Zimri, Pinhas l’exécute. La violence en tant que réponse valide ?
Commençons par la fin. Comment se fait-il que Moché ait épousé la fille d’un idolâtre peut être repentant. N’y avait-il pas de parti plus approprié.
Le Maharal[4] explique la chose ainsi. Moché Rabbenou ne fait pas partie du peuple juif, il lui fait face. Si le peuple juif est le signe, il en est le signifié. Le peuple juif comme acteur du service divin, service dont Moché Rabbenou est l’incarnation. En d’autres mots, Moché est l’essence même du peuple juif, sa dimension masculine. De ce fait, prendre épouse du peuple est impossible, cela reviendrait à restreindre son influence de l’ensemble au particulier. Comme si seule sa conjointe était dépositaire du message porté par lui. Il fallait donc dissocier le ’Maitre’, l’homme public, de Moché l’homme particulier. ‘Le Maitre’ reste dévoué au peuple juif, tandis que ‘Moché’ se tourne vers l’extérieur, vers la fille du prêtre de Midyan. Paradoxalement, Moché l‘homme tend à l’universel, tandis que Moché le Maitre restreint son action au seul peuple juif.
Pourquoi la fille de Yitro, pourquoi la fille du prêtre de Midyan, en particulier. Cela ne saurait être un accident.
Flashback.
Deux frères dans un monde virginal, l’un agriculteur, le second berger, Kaïn et Hevel. Tous deux amènent une offrande, Kaïn du lin, Hevel un agneau bien gras. Seul celui-ci obtiendra l’assentiment divin. La suite, tous la connaissent : jalousie puis meurtre. En apparence, deux frères se disputant les faveurs divines. Nos maitres, eux, y voient une variation sur le thème du Shaatnez, l’interdit de porter un habit fait de laine et de lin. Le Ridbaz[5] invoque ici les motifs récurrents et contradictoires de Hessed et de Din, de Bonte et de Justice. Hevel, éthéré comme la bonté elle-même, fait face à Kaïn, le propriétaire jaloux, incarnation d’une justice sourcilleuse jusqu’à l’injustice. De même, dit-il, le lin symbolise le Din, la laine, le Hessed. Il y’a la compétition d’idées, compétition qui trouve sa résolution, funeste mais provisoire, dans la volatilisation de l’homme éther, Hevel.
Résolution provisoire, car Kaïn refait surface bien plus tard, incarné par, ou réincarné dans, celui que la Thora appelle le Kaïni, Yitro. Cet autre Kaïn habite le pays de Midyan. Or en hébreu מדין, peut se lire מִדיִן, ce qui a pour origine le Din.
Hevel aussi réapparait sous les traits de nul autre que Moché Rabbenou[6], le berger, l’homme du désert, l’homme dépossédé. Par le mariage de Moché et de Tziporra s’opère ainsi une réconciliation entre les frères ennemis, l’ébauche d’une cohabitation possible, l’homme d’esprit avec l’homme de propriété.
Continuons. Le peuple juif se laisse séduire en masse par les femmes moabites. Pas en un jour, pas d’un coup, l’entreprise est plus subtile. Les juifs aiment les habits en lin, explique Bilaam à Balak. Place une vieille dame a l’extérieur de chaque tente du marché, invitant les hommes à examiner la marchandise. A l’intérieur, une petite fille. La vieille demande un prix élevé, la petite, un prix plus raisonnable. La confiance de l’homme est acquise à la petite fille qui lui propose du vin, et c’est alors qu’une jeune fille sort et commence à le séduire.
Et voilà que le lin refait son apparition lui aussi.
Et voilà qu’au milieu de ce déchainement de passion, apparait une Midyanite, fille du roi lui-même, elle cherche Moché. Elle veut lui proposer une alliance, renouveler l’expérience de Tziporra, une cohabitation de l’esprit et de la matière.
Zimri comprends que cette cohabitation est dangereuse. La bonté a tendance à se dissoudre dans la propriété. Il cherche à ramener la discussion vers un terrain plus sûr. Si Moché peut épouser Tziporra, c’est donc qu’il est possible non pas de coexister avecKaïn, mais de l’assujettir, il suffit donc de ramener Kozbi vers le camp. Surement Moché ne saurait s’y opposer, il est clairement du même avis. Zimri, Moché, même combat.
Et au fond, Moché ne connait pas la réponse, ne peut établir de réelle différence entre Tziporra et Kozbi.
Yitro a un autre gendre, Eléazar Hakohen. Pinhas est donc le petit-fils de Yitro. Mais lui, a la différence de Moché, a une expérience personnelle. Il sait qu’on ne peut trainer Midyan et l’assujettir, la relation de force finira toujours par se retourner. Le judaïsme ne peut survivre en cohabitation avec Midyan, Zimri met tout le peuple en danger. Tziporra et sa mère à lui ne sont pas assujetties. Elles se sont lancées de leur plein grè dans cette aventures. Il n’y a, comprend Pinhas, qu’une résolution possible : בועל ארמית קנאים פוגעים בו.
Ce faisant, Pinhas se montre garant de cet équilibre délicat entre le Din et le Hessed. Il rétablit la paix entre ces notions rivales. Cette fonction est avant tout celle du prêtre, qui grâce au culte sacrificiel réconcilie idée et matière.
Au passage. Selon le Zohar[7], le grand père de Balak ? Nul autre que Yitro lui-même. Comme un thème primordial résonnant à l’infini, pas encore tout à fait épuisé.
[1] Traduction de Chouraqui
[2] Traduction du Rabbinat
[3] סוף פרשת בלק
[4] גבורות ה’ פרק י”ט
[5] מצודת דוד רל”ה
[6] שני לוחות הברית, תורה שבכתב, שמות, תורה אור י”א
[7] ג: קצ”ו: