Notre Paracha relate toutes les péripéties que connu Bil’am, prophète des Nations, pour tenter de porter atteinte à notre peuple. Mandaté par Balak, il essayera ainsi de maudire nos ancêtres et d’invoquer la colère divine. Dans sa grande miséricorde, D.ieu modifiera le cours de Son influence, l’empêchant par cela de mettre sa menace à exécution. Au lieu de malédictions, ce furent des bénédictions et des louanges qui sortirent de sa bouche. N’ayant pas obtenu gain de cause, et dans une dernière tentative de faire chuter le peuple hébreu, Bil’am conseillera le souverain de Midiane pour attirer les Hébreux vers l’immoralité et l’idolâtrie.
Nous prenons l’habitude de considérer les paroles de Bil’am comme des non-malédictions. Bien que positives et louables, nous nous arrêtons souvent au fait qu’il ne nous ait pas maudit, sans nous appesantir sur la nature de ses paroles. Pourtant, un passage étonnant dans le Talmud amène à méditer sur leur importance. En effet, il y est rapporté (Bera’hot 12b) :
« Rabbi Abahou fils de Zoutrati au nom de de Rav Yehouda fils de Zevida dit : Ils [nos Sages] voulurent placer le passage de Balak dans la lecture du Chema’. Pourquoi donc ne le firent-ils pas ? Pour cause de la gêne du public [due à la longueur de l’ajout].
Mais pour quelle raison [voulurent-ils le placer] ? Si c’est parce qu’il est écrit ‘Sorti par ce D.ieu de l’Egypte’ (Nombres 23,22), on aurait pu choisir le passage des prêts à intérêts ou celui des poids et mesures qui font également mention de la Sortie d’Egypte ? Rabbi Yossi fils de Avine répondit : C’est parce qu’il y est écrit : ‘Il s’incline, se couche comme le lion et le lionceau ; qui le lèvera ?’ (Ibid. 24,9). »
Il sortirait de ce passage qu’une simple mention d’une notion évoquée dans le contenu du Chema’ (comme la sortie d’Egypte ou le fait de se coucher ou de se lever, ainsi que l’explique Rachi) suffirait apparemment pour faire partie de ce dernier.
Le Maharcha, quant à lui, rapportera un autre verset décrivant le zèle des Hébreux à se lever. En effet, il comprend du verset cité par le Talmud que la forme interrogative exprime l’idée que notre peuple n’a besoin de personne pour se lever et accomplir sa destinée.
Cet enthousiasme est dépeigné par le Midrash Tan’houma (Balak 14) sur le verset ‘Voici, le peuple se lèvera tel un lionceau et se dressera comme un lion ; il ne se couchera qu’assouvi de carnage, qu’enivré du sang des victimes !’ (Ibid. 23, 24). L’évolution ainsi obtenue, du lionceau au lion, décrit la journée du Juif qui dès son lever, s’empresse ‘d’attraper’ ses Mitsvot, de se vêtir de son Talith et de ses Téfiline, de proclamer l’Unicité de D.ieu par sa lecture du Chema’, de consacrer un temps pour l’étude de notre Torah, puis de poursuivre sa journée avec une occupation honnête et de confiance… Le soir venu, ce même Juif n’ira pas se reposer sans se protéger avec la lecture du Chema’, éloignant et détruisant par la même occasion les esprits malveillants venant troubler le retour de son âme vers son Créateur…
[Cette notion de zèle et d’efficacité, imagée par la métaphore du Lion, nous laisse quelque peu perplexe. Celui connaissant la véritable nature de ce félin, roi des animaux, sait que cet animal dort près de vingt heures par jour ! Ses siestes journalières sont légendaires… Comment alors l’imaginer porteur du symbole de l’action et de la puissance, comme écrit dans nos Textes ?
La réponse à cette interrogation se trouve dans la réaction de ce fauve face à ses ennemis, ces intrus pénétrant son territoire sans autorisation. Alors, nous pouvons le voir contracter ses muscles, bondir avec une rapidité impressionnante, rugir avec une puissance unique dans le règne animal, se battre avec une rage décuplée par sa colère… La véritable Zerizout, ou zèle, ne se limite pas à un manque de sommeil ou à une énergie à revendre, elle se situe dans notre réaction face à notre ennemi éternel, notre partie de nous-mêmes désirant se vautrer dans les plaisirs futiles de ce monde… A méditer…]
Mais comment comprendre ce besoin de rajouter tout un passage pour une simple évocation d’un détail nous paraissant anodin ? Qui plus est, un passage énoncé par un mécréant, ennemi juré de notre peuple, qui ne voulut que notre mal et notre destruction ? Prendre l’initiative d’introduire ses paroles, aussi belles soient-elles, dans l’un des textes les plus importants de notre Tradition, porteur de notre foi et de notre fidélité envers notre Créateur, nous paraît inconcevable.
Afin d’apporter un élément de réponse, il nous faudra faire la distinction entre les prophètes de notre Peuple et ceux des autre Nations. Porteurs tous les deux du message divin, une différence fondamentale existe cependant entre eux. Tandis que nos Prophètes apostrophèrent nos ancêtres sur leurs manques et leurs déficiences, accentuant leur mauvais comportement et leurs fautes, le prophète venant de l’extérieur ne remarquera que les bonnes valeurs et la nature extraordinaire du peuple élu…
La raison de cette différence est compréhensible. Nos Nevihim veulent nous faire attendre notre perfection, exploiter notre potentiel, nous faire accomplir la Volonté Divine… Pour ce faire, ils devront appuyer l’écart existant entre notre potentiel et notre situation actuelle. Leur constat souvent négatif est juste une conséquence de leur vision dépassant la banale réalité de notre état.
A l’inverse, le prophète des Nations, nonobstant l’esprit divin les habitant, résultat d’une conscience profonde de la Vérité (Cf. Mikhtav MeElyahou), ne recherche que la réalité naturelle et apparente des choses. Ne voulant pas atteindre une quelconque dimension spirituelle ou divine, l’humain et ses qualités lui suffisent. Le moyen devenu le but, son caractère en soi le définit, ses aspirations, bien que louables, sont extérieures à son essence.
C’est l’idée profonde qui ressort de cette idolâtrie sordide qu’est le Ba’al Pe’or. Déféquer devant une idole indique en réalité l’apothéose de l’humain dans ses plus bas besoins. Se soulager, c’est laisser la place à la corporalité éphémère de l’individu, laisser exprimer ses instincts le définissant. C’est diviniser l’Homme, ou le délimiter uniquement par sa matière. Prétendre sublimer son être et vouloir s’identifier au Créateur est du domaine de l’impensable, la seule façon de se rapprocher de l’infini sera à travers les excréments, finalité des désirs assouvis de notre partie animale. L’immoralité se retrouve donc dans le même perspective…
Remarquer uniquement les qualités ou seulement critiquer les défauts peut servir de façon momentanée. Relever l’estime d’une personne peut être encourageant pour des occasions spécifiques, comme après une chute ou une défaite, mais à la longue peut inhiber ses ambitions et son envie de se dépasser.
D’autre part, désapprouver les écarts de conduite permet de rectifier la trajectoire du fauteur et lui donner une chance de superposer son identité humaine à son image divine. Mais passer son temps à critiquer et à rabaisser autrui peut lui faire perdre sa confiance en lui et lui faire perdre espoir. N’être reconnu que par ses défauts, c’est occulter sa nature profonde et profondément bonne.
Pour atteindre la perfection et la réalisation de notre potentiel, un équilibre est donc de mise. D’un côté, savoir exiger de soi-même et ne pas se sous-estimer exige une remise en question perpétuelle, une connaissance aiguë du danger de la médiocrité. De l’autre, la satisfaction du devoir accompli et la congratulation des efforts fournis amèneront la motivation et l’envie de persévérer.
Cela dit, nous pouvons commencer à assimiler le besoin de Talmud à vouloir intégrer le message de Bil’am à la proclamation quotidienne de notre foi. Seul un impie de son envergure, provenant de la mentalité païenne, pouvait apporter son aide à l’élaboration du Soi.
De notre Tradition, de nos Sages, nous possédons la projection de notre potentiel, à travers la connaissance de notre Créateur et ses projets pour l’humanité. Rétribution et Châtiment sont le langage commun à celui voulant s’attacher au Divin. Mais le moteur nous permettant de mettre ce plan à exécution aurait dû être amené par la description de notre nature zélée et empressée. Voir notre capacité et notre agressivité à vouloir atteindre notre but est le moyen d’accomplir notre mission.
Faire fusionner ces deux messages est la garantie de pouvoir avancer au quotidien, jour après jour, vers notre destinée.
Malgré tout, nos Sages, bien que conscient de ce besoin, préférèrent le laisser à son état théorique, pour que l’individu y voit une leçon éternelle. Fixer concrètement ce passage dans le Chema’ aurait induit en erreur le public, la collectivité, son message excessivement positif aurait alors certainement limité les ambitions diverses. Peut être était-ce la gêne véritable mentionnée par le Talmud, cette gêne empêchant le dépassement de soi de se révéler…
Quoi qu’il en soit, prenons le sens des paroles si belles prononcées par cette bouche impure, pour associer la réalité aux aspirations, notre nature à notre essence, pour ainsi atteindre la véritable Emouna, la confiance en D.ieu, qui ne pourra se faire qu’une fois que nous ayons eu confiance en nous-mêmes et en nos capacités…