«Jacob vécut dans le pays d’Égypte dix-sept ans ; la durée de la vie de Jacob fut donc de cent quarante-sept années. Les jours d’Israël approchant de leur terme, il manda son fils Joseph et lui dit : “Si tu as quelque affection pour moi, mets, je te prie, ta main sous ma hanche pour attester que tu agiras envers moi avec bonté et fidélité, en ne m’ensevelissant point en Egypte. Quand je dormirai avec mes pères, tu me transporteras hors de l’Égypte et tu m’enseveliras dans leur sépulcre.” Il répondit : “Je ferai selon ta parole. Il reprit : “Jure-le-moi” et il le lui jura ; et Israël s’inclina sur le chevet du lit[1]. »
Yaakov, après dix-sept ans en Egypte, sent que ses jours sont comptés. Il n’est pas mourant, pas encore. Juste vieillissant. Pourtant, il y’a urgence. Vivre en Egypte, soit : Y mourir, passe encore. Mais y être enterré, pas question ! Il lui faut prendre ses avances, convoquer son vice-roi de fils et lui faire prêter serment qu’il ne l’enterrera pas en Egypte. Peut-être pressent-il que la chose n’est pas si simple, qu’une simple promesse ne suffit pas.
De fait, son intuition se révèle fondée. Pharaon ne peut faire abjurer Yossef et se resigne à laisser partir la dépouille de Yaakov, ‘tel que Yossef a juré[2]’. Sans cela, il aurait exigé qu’il trouve sépulture en le sol d’Egypte.
Déjà, s’organise ici une bipolarité entre la volonté de Pharaon et celle de Yaakov, l’antagonisme est absolu, nul compromis ne semble possible. C’est, de plus, une véritable affaire d’état.
Voila pour les protagonistes. Penchons-nous maintenant sur le dénouement.
Yaakov meurt. Yossef ordonne à ses serviteurs, les médecins, d’embaumer le corps de son père. Après les quarante jours de momification viennent trente jours de deuil public. Après seulement, se pose la question de l’inhumation, question résolue à l’avantage de Yaakov. Yossef obtient gain de cause, reçoit permission de l’enterrer en Canaan.
Ceci aussi est surprenant. Si l’archéologie a gardé des traces de deuils d’une telle durée, il s’agit en général de rois ou d’animaux sacrés, sensés incarner une divinité quelconque.
Tout cela devrait suffire à nous plonger dans la perplexité la plus totale. Pourquoi, en quoi, est Yaakov si important pour Pharaon, pour l’Egypte ? Pourquoi refuse-il catégoriquement d’y être enterré ?
Une leçon cryptique du Midrash[3] nous apportera, peut-être, un élément de réponse : « Pourquoi Yaakov a-t-il demandé à ne pas être enterré en Egypte ? Il craignait que les égyptiens ne le déifient. Or, la divinité est châtiée au même titre que ceux qui le servent.
Autre réponse. Afin que les égyptiens ne soient pas rédimés par lui. En effet, dit Yaakov, ils vénèrent le mouton, moi-même suis comparé au mouton. L’Égypte est assimilée à l’âne, et à son sujet il est dit « Le premier-né de l’âne, tu le rachèteras par un agneau [4]». C’est pourquoi toi, Yossef, ne m’enterrera pas en Égypte. »
De prime abord, ces enseignements sont absolument contradictoires. Yaakov craint d’être puni au même titre que les égyptiens, ou bien refuse d’être leur salut ?
Il faut aussi comprendre à quel titre serait-il perçu comme une divinité. Ce n’est pas, après-tout, un sort si commun.
Enfin, le deuxième enseignement est absolument déconcertant. Quel peut donc bien être cette ménagerie à figure humaine ; des ânes, des moutons ? Quel est donc ce fameux rachat de l’âne premier né, dont il est question ?
La première clé de cette énigme se trouve, me semble-t-il, dans la mythologie égyptienne. En effet, à l’époque de Yaakov, la divinité dominante en Egypte se nommait Amon-Ré qu’on représentait sous la forme d’un bélier. Si le mouton représente Yaakov, il suffit d’un pas pour qu’il incarne, aux yeux des égyptiens, la divinité suprême. Les égyptiens avaient un deuxième argument pour identifier Yaakov à Amon-Ré. En effet Ré est le dieu solaire. Or, Yossef, dans son rêve, voit le Soleil, la lune et onze étoiles se prosterner a lui, Soleil qui n’est autre que Yaakov[5]. Celui-ci, va jusqu’à s’en étonner : « comment sait-il que mon nom est Soleil ?».
Comme si l’univers, éminemment symbolique, de nos ancêtres trouvait écho dans l’imaginaire culturel de l’Egypte. Comme si, en essence, le lexique était identique. Comme si, peut-être, les dictionnaires égyptiens et hébreux avaient les mêmes entrées, mais pas nécessairement les mêmes définitions. Voila pour le premier paragraphe du Midrash.
Le second introduit le concept de rachat, de Pidyon, spécifiquement celui de l’âne premier né ; un ânon premier né doit, soit être racheté avec un agneau qui sera donné à un prêtre, sinon avoir la nuque brisée. Le premier né d’un animal propre a la consommation est lui, sacré et voué au sacrifice.
Exposer en détail ce que signifie cette loi et son rapport avec Yaakov est par trop complexe pour être développé ici. Mais on peut, néanmoins, introduire le sujet, et ce faisant, apporter un éclairage nouveau sur notre Parashah.
Le Maharal[6], en guise d’explication à l’interdit d’idolâtrie dit la chose suivante : il y’a quatre interdit différents qui s’y rapportent. Ceci n’est pas un hasard. Dieu est l’essence et l’origine de tout. L’idolâtrie c’est l’affirmation d’un ‘hors Dieu’, un ‘a part Dieu’, de l’auxiliaire, comme être premier.
Si Dieu est l’origine, il est central. Toute émanation, tout état secondaire, doit alors se disperser aux quatre points cardinaux, prendre quatre formes différentes. Ces formes là nous les connaissons comme les quatre bêtes du Chariot Divin, de la Merkavah. Le risque est présent que l’on confonde cette multiplicité première comme étant primordiale, en soi, et partant, qu’on la serve. Il y’a donc, fondamentalement, quatre formes d’idolâtries, et, en conséquence, quatre interdits.
Pour simplifier, on pourrait dire que se représenter toute chose comme étant en soi, a soi, sui generis, est une forme d’idolâtrie. Ce, même si, intrinsèquement, cette chose est bonne, voire même sacrée.
Nul chose n’est plus à risque qu’un premier né. Un ainé est, par définition, un premier second. Il est second, car il est né, il a père et mère. Mais il est, aussi, premier. Première actualisation du couple, potentielle idole.
Dans un tel schéma, la génération est une impasse, toute filiation devient impossible. Dieu n’a pas, ne peut avoir, ni père ni mère. La Thorah, comme toujours, nous donne la solution, il faut racheter le premier né, c’est-à-dire, le désacraliser[7]. Ainsi seulement, l’idole devient fils. Voilà pour l’homme.
L’animal premier-né, sera lui sacrifié. Mais que faire de l’âne ? Etant impur, impossible de le sacrifier, mais impossible aussi de le laisser. En effet, l’âne se dit H’amor, la matière se dit H’omer. L’âne symbolise donc la matérialité. Impossible d’accepter que la matérialité devienne une déesse à part entière, plus connue sous le nom de matérialisme. Il y’a dès lors deux solutions : lui briser la nuque, ou alors lui substituer une forme plus douce, celle de l’agneau, potentiellement puissant et viril, mais aussi doux et gracieux.
Nous avons, maintenant, toutes les clés en main. L’Egypte vénère le bélier fécond, vénère Yaakov. Elle révère celui qui fait naitre la matière, parce qu’il il fait naitre la matière, divinité à part entière, elle. Il nous faut alors comprendre que le géniteur est assujetti à sa progéniture, comme si cause et conséquence étaient invertis, une vulgaire mécanique. La rédemption passe par le rachat, c’est-à-dire, par une reconnaissance de la filiation comme essentielle, remontant jusqu’à Dieu lui-même. Elle passe ainsi nécessairement par Yaakov qui, lui s’y refuse.
Ainsi, dans ce double dictionnaire égypto-hébraïque, les entrées sont similaires mais les définitions aussi. Un détail les distingue cependant : le registre. Pour l’Égypte, tout est matière. Pour Yaakov, même la matière est divine.
Quelqu’un a-t-il dit Klipot ?
[1] Genèse 47 28-31 Traduction du Rabbinat
[2] Ibid. 50 6
[3] מדרש רבה צ”ו ה’
[4] שמות ל”ד
[5] רש”י בראשית ל”ז ט’
[6] תפארת ישראל ל”ח
[7] Cf מצודת דוד-טעמי המצוות מצוה ער”ו