La réflexion de cette semaine sera un peu plus longue que de coutume, car elle tentera d’apporter un éclairage sur un épisode aussi décevant que dérangeant : le viol de Dina.
Outre le malaise de voir la fille de notre patriarche être l’objet de la perversité du prince local, plusieurs sources de notre Tradition, tentant d’expliquer la cause d’un tel malheur, ne feront qu’augmenter notre incompréhension face à ce désastre.
Ainsi, lors de la rencontre de Ya’acov avec son frère Essav, le verset omet de préciser la présence de sa fille Dina.
Rachi (32,23), au nom du Midrach, commentera cette absence en ces termes :
« Où Dina se trouvait-elle ? Il l’avait placée dans un coffre et l’avait enfermée afin qu’Essav ne puisse pas poser ses yeux sur elle. A cause de cela Yaacov sera puni car il l’empêcha de (s’unir) à son frère, et peut-être serait-il revenu (par cette union) ? Ainsi, elle tombera dans les mains de Che’hem. »
Cette punition est inconcevable. Depuis quand D.ieu exige-t-il de prendre le risque de perdre sa fille en la mariant à un idolâtre, meurtrier et pervers ? Même s’il y avait une petite chance qu’il revienne sur le droit chemin, un châtiment de cette envergure pour une ‘non-assistance’ à un frère renégat est complétement démesuré…
De plus, un autre commentaire de Rachi, au début de cette histoire, est tout aussi perturbant.
Le Texte nous présente Dina comme étant la fille de Léa, comme pour exclure la filiation avec Ya’acov. Cette déduction est expliquée en ces termes (34,1) : « Au nom de sa sortie elle fut nommée ‘fille de Léa’ car sa mère aussi fut une ‘sorteuse’… » Une comparaison entre la sortie de Dina et la sortie de Léa est donc établie. Pourtant, en analysant ces deux sorties, leur incompatibilité saute aux yeux. La sortie de Léa ne fut que le fruit d’un ardent désir de s’unir au Juste et de participer à la conception des Tribus d’Israël (cf. Seforno 30,16) tandis que la sortie de Dina ne fut a priori que la conséquence de la curiosité d’une jeune fille en quête de féminité…
Quand la mère suivit des intentions louables et élevées, la fille ne suivra que ses pulsions adolescentes… Comment peut-on dès lors les mettre en relation ?
Afin d’apporter un élément de réponse, notre développement plantera ses racines dans des notions assez ésotériques, engageant une vision incisive et intime des évènements de la vie.
(Sans pour autant avoir la prétention d’assimiler ces concepts nous dépassant, une certaine ouverture d’esprit implique d’accepter ces sujets spirituels, sans être rebuté par le manque de compréhension. Seule la logique devra être de mise, une confrontation avec des axiomes simples et évidents pourra alors entraîner un rejet de ces sources, jusqu’à ce qu’une compréhension proprement dite puisse les réintroduire…)
Ainsi, le Ohr Ha’Haim, non pas sur notre Paracha mais plus loin, dans l’épisode de la Belle Captive (Parachat Ki Tétsé), introduit un fondement dans la nature des âmes :
« Subséquemment, le principe et le secret de ce sujet est, selon leurs dires (Nouveau Zohar Balak 53) qui affirmèrent que lors de la faute d’Adam, plusieurs âmes précieuses se virent capturées aux mains de la Sitra A’hara. Ce sont les âmes des convertis. Sors et apprends combien des grands de ce monde proviennent des nations, Ruth la Moabite le prouvera, ainsi que beaucoup d’autres tels que Chema’ya et Avtalyon, Ounkelos le Converti etc…
A présent, je vais te révéler un secret : Tu peux trouver une âme pure attachée à une âme impure, sans que l’âme pure n’ait la force de faire pencher l’impure vers le bien. Elle sera ainsi placée jusqu’au moment de sa liberté. Sors et apprends de l’âme de Rabbi ‘Hanina fils de Teradyon qui fut rattachée à Che’hem fils de ‘Hamor, […] Nous trouvons qu’elle n’eut aucune bonne influence sur Che’hem, et qu’elle sortit quand il s’unit à Dina, car cette âme emprisonnée trouva sa semblable et s’attacha à elle, comme le verset le dit : ‘Et son âme s’attacha à Dina’. »
Sans s’appesantir sur la nature de ces propos, ce qu’il en sort est que deux types d’âmes se virent capturées chez les nations : des âmes qui parviennent à influencer toute la personnalité de leur hôte, le convertissant entièrement, et des âmes emprisonnées, sans moyen de rayonner, avec comme seul moyen de libération, de se voir attachée à une âme beaucoup plus forte que celle de son hôte…
Ainsi nos Maîtres interprètent l’union forcée entre la pure et l’impur, Dina et Che’hem. L’âme sainte de l’un des Dix Martyrs put ainsi retrouver son origine et se concrétiser dans un corps pur et saint.
Mais il est évident que nul ne peut prétendre à aspirer à cette intention. (Ce serait une justification toute trouvée pour les mariages mixtes…) Seule une personne spéciale, avec une nature spécifique, peut être le réceptacle d’un projet si grandiose.
Nous devons donc analyser le personnage si énigmatique de Dina. Sa naissance fut le verdict auto-proclamé de Léa, qui comme le soulignera le Midrach, se jugea à elle-même et afin de permettre à sa sœur Ra’hel d’avoir deux tribus, changea son fœtus mâle en femelle. Mais la traduction attribuée à Yonathan Ben Ouziel ira encore plus loin. En réalité, Ra’hel et Léa furent enceintes en même temps ! Ra’hel d’une fille et Léa d’un garçon (le futur Yossef). Grâce à la prière de Léa, leurs embryons se permutèrent…
Nous trouvons donc une origine semblable entre Yossef et Dina. Tous deux partagèrent la matrice des deux matriarches. Il semble donc évident que leurs essences se ressemblent. (D’ailleurs, ce n’est aucunement le fruit du hasard si Yossef unira sa destinée à Osnat, fille de Dina…)
Même si la vie de Yossef nous est contée principalement dans les Parachiot suivantes, une étude rapide de son essence apportera une profondeur à celle de son ‘âme jumelle’, Dina. Sa naissance fut le catalyseur du départ de Ya’acov et de sa famille, toute menace étant ainsi écarté. Comme nos sages l’expliqueront, Yossef est considéré comme le ‘Satan’ d’Essav, il est le seul moyen de détruire son emprise et son influence. Ainsi, à la fin des temps, avant la révélation du Machia’h ben David, un autre héros devra lui précéder : Machia’h Ben Yossef.
Le rôle de ce dernier sera double (cf. Malbim sur Ezéchiel 37,19) : D’une part, il réunira sous son aile les dix Tribus perdus chez les nations, et d’autre part il combattra les autres nations lors de la Guerre de Gog et Magog. Cette unification du Peuple Juif est le symbole même du personnage emblématique de Yossef. Vivre en confrontation permanente avec un environnement hostile sans perdre de sa fougue spirituelle est son quotidien. (Il sera le seul des fils de Ya’acov en évoluer en dehors du cercle familial, dans un pays dépravé, sans baisser de niveau.) De plus, l’influence positive qui émane de lui, en véritable leader, changera la face de l’Egypte. (Il réussira à faire circoncire le peuple égyptien, véritable révolution morale.) Cette capacité à ne pas se faire happer par l’extérieur mais au contraire à faire émaner le message divin et à réunir sous son drapeau l’armée de D.ieu est constitutif de son essence.
Pour conclure, revenons aux agissements de la ‘fille de Léa’. Sa sortie vers les ‘filles de la Terre’ n’est pas signe de frivolité, bien au contraire. De la même façon que Léa prit l’initiative de sortir vers son mari, afin de concrétiser ce pour quoi elle était destinée, sa fille sortit à l’extérieur afin de mettre en pratique ses capacités. Comme Yossef, elle avait en elle ce pouvoir d’influence vers les autres, de ramener les personnes obnubilées par la Terre vers des objectifs plus élevés, sans pour autant risquer d’être séduite par ce monde attrayant. Sa sortie était tout autant louable que celle de sa mère, elle avait pour but de rattacher l’humanité à sa cause…
La ‘punition’ infligée à Ya’acov est ainsi compréhensible. Il était évident qu’aucune menace ne planait pour l’avenir spirituel de Dina si elle s’unissait à Essav. Au contraire, son influence aurait vite fait de ramener ce frère renégat sous les ailes de Providence Divine. Son essence le lui permettait. Elle était le visage féminin du ‘Satan’ d’Essav, propre à détruire jusqu’à la moindre once de malveillance qui l’habitait.
Mesure pour mesure, la réparation à une telle indifférence au sort d’Essav sera son union avec Che’hem. Par sa nature, elle réussit à s’attacher à l’âme d’un de nos plus grands Sages et à l’extraire de cet être trivial et brutal. D.ieu voulut ainsi montrer à Ya’acov le potentiel extraordinaire de sa fille, potentiel gâché par l’appréhension certes légitime d’un père protecteur.
Pour finir, le sacrifice apparent de Dina ne sera pas vain. A part l’existence de Rabbi ‘Hanina Ben Teradyon, elle amènera au monde une ‘matriarche’. Osnat, fruit de cette union forcée, deviendra la mère de deux Tribus, Ephraïm et Ménaché. Ses qualités trouveront ainsi leur place dans l’Histoire, guidés par le Créateur lui-même…