Parachat Michpatim – Le code civil au cœur du Sinaï

Parachat Michpatim – Le code civil au cœur du Sinaï

La société – bénéfique pour l’homme ?!

La société « humaine » peut être abordée selon deux approches contraires, positive ou négative. D’un certain point de vue, elle peut sembler bénéfique à l’homme avec ce qu’elle lui propose comme morale et dignité. Sous un autre angle, certains affirment que la société est corruptrice par essence et selon la formulation d’un philosophe (du 18è siècle) « l’homme naît bon c’est la société qui le corrompt ».

La période que nous traversons, avec ces confinements successifs et incessants, a révélé à quel point les relations sociales étaient vitales. Prenons le cas des personnes âgées qui malheureusement, souffrent bien souvent d’une solitude passablement supportable et qui aujourd’hui, doivent faire face à un isolement total !! Cela n’apparait-il pas sensiblement plus menaçant que le covid lui-même ?!!

En y réfléchissant, la sanction la plus sévère que l’humanité ait choisie pour châtier le pêcheur n’est-elle pas la peine de prison ? Comment appréhender un tel débat ?

Prenons l’exemple de la guerre du Vietnam. L’une des techniques de torture parmi les plus cruelles consistait à séquestrer les prisonniers américains dans de petites cages pour les isoler de tout contact avec quiconque. Leur nourriture leur était passée sous la porte de sorte à préserver parfaitement « hermétique » cet isolement. Il ne fallait pas longtemps pour que les prisonniers en proie à un supplice moral intolérable, soient prêts à tout, quitte à admettre des méfaits ou des crimes qu’ils n’avaient pas commis, dans le seul but de rejoindre la société des hommes.

Qu’en est-il vraiment au fond ? Que nous apporte en réalité la société « humaine » ou peut-être, que nous enlève-t-elle ?

En faisant la différence entre une société fruit de l’humain, et une société qui prend sa source dans le Divin, notre Paracha nous éclaire et nous permet d’aborder ce sujet tellement d’actualité aujourd’hui.

Après les grands moments… le quotidien

Aussitôt après l’événement sublime du Sinaï et l’acceptation par Israel des 10 commandements, la Thora a jugé bon d’introduire la parachat Michpatim, établissant un « code législatif » organisé et structuré où seraient consignées les règles régissant la bonne marche de la société juive. Comment s’occuper du voleur, de celui qui frappe son prochain ou qui le lèse dans ses biens, celui qui trouve un objet perdu, des lois sur les emprunts, les interdits de corruption et de mensonge, etc. Ces lois ont pour objectif de préserver le cadre social de la nation, car sans elles « chacun en viendrait à avaler vivant son prochain » affirment nos sages dans la michna (Avot 3; 2).

A la fin de la Paracha, la Thora poursuit en décrivant l’ascension de Moché sur le mont Sinaï afin d’apprendre toute la Thora. L’on est en droit de s’étonner de l’emplacement de notre paracha avec sa compilation de lois : pour quelle raison fallait-il interrompre la description de cet événement historique particulièrement fort et sans précédent du Har Sinaï, pour venir s’occuper des lois civiles, a priori d’un rang nettement plus secondaire ?

Ce positionnement n’est évidemment pas fortuit, et il semblerait que ces lois fassent partie intégrante de cet évènement grandiose. La Thora elle-même met l’accent sur une telle interdépendance, dès l’ouverture de la paracha avec ce « vav » conjonctif de l’expression « élei hamichpatim – et voici les lois ». Comme l’expliquent nos sages : de même que les précédentes proviennent du Sinaï, celles-ci émanent également du Sinaï !

En cela, la Thora vient contredire l’idée qu’elle ne s’occupe que de sujets élevés au détriment des lois et des règles civiles qu’elle laisserait à d’autres législateurs et juristes. La Thora est justement unique en ce qu’elle ne sépare pas les deux structures : les lois spirituelles d’une part, et celles sociales et économiques de l’autre. Ce n’est que dans la mesure où l’on corrige la vie sociale, qu’il sera possible de parvenir à la société idéale que les Patriarches et Prophètes d’Israel ont cherché à ériger.

Ainsi, le Rambam nous enseigne qu’une société stable et un pouvoir affermi sont une plateforme indispensable pour parvenir à des sommets spirituels.

La justice et le droit sont la base de ton trône (Psaumes 89)

Il semble qu’il existe néanmoins une intention plus profonde. L’intégrité sociale ne consiste pas uniquement en un substrat de la vie spirituelle et l’attachement à Hachem, elle est l’expression des « Dibérot » elles-mêmes sur le plan pratique. La Thora ne se satisfait pas uniquement de grandes idéologies, elle transpose ses objectifs spirituels dans la vie courante de chaque individu. Chaque article juridique représente une vision du monde. Les juges aptes à juger et trancher les litiges entre deux parties sont ces mêmes « Grands Hommes » qui s’adonnent à la méditation et à la réflexion spirituelle dans leur vie quotidienne.

Le Ran a longuement traité ce sujet dans ses drachot (11), et explique que l’essence du droit monétaire est la traduction de l’influence Divine au sein de notre peuple, tout comme le reste des lois et des mitsvot de la Thora. Il ajoute même qu’en effet, lorsque la loi de la Torah n’est pas pratiquement applicable, il existe une autre structure pour maintenir l’intégrité sociétale du peuple : la loi du roi ! Cette loi du souverain est même en droit de combler toute forme de brèche, jusqu’à contredire la Thora elle-même – ‘מלך פורץ גדר’.

La société : lieu d’expression des valeurs divines

Plus encore, si la Thora a inséré la Parachat Michpatim au cœur de l’évènement du Har Sinaï, c’est qu’il existe un rapport entre ces sujets et le dévoilement Divin encore plus prononcé que pour le reste des mitsvot. D’ailleurs, il est dit dans le Talmud « tout juge qui tranche un litige avec authenticité, ne serait-ce que sur une heure de temps, la Thora considère qu’il s’est fait l’associé d’Hachem dans la Création » (Chabat 10) ! Comparaison que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

A ce sujet, le Midrach raconte :

« Lorsque Rabbi Abahou fut sur le point de quitter ce monde, les sages d’Israel vinrent lui rendre visite et le trouvèrent en pleurs. Ils lui en demandèrent la raison. Toute ta vie ne t’es-tu pas consacré à la Thora et n’as-tu pas instruit de nombreux disciples ? Et non seulement cela, mais tu as également évité de prendre part aux différends liés à l’application de la justice ! Il leur répondit : c’est justement à ce sujet que je pleure, car je n’ai pas ainsi participé à porter la charge d’Israel ».

Réchit Hokhma chapitre des lois

Rabbi Abahou était le dirigeant de la génération (Ketouvot 17a). Malgré cela, il s’affligea grandement pour ne pas avoir participé aux affaires de justice. Ailleurs dans le Midrach, (béréchit 69) nous trouvons qu’il a même rapporté à son sujet « en vain je me suis fatigué ». Qu’y a t’il de si spécial dans le jugement des litiges financiers, qui ait pu entraîner une telle détresse chez Rabbi Abahou pour ne pas y avoir participé, au point d’en arriver à exprimer « en vain je me suis fatigué » ?!

Comme chacun sait, tout le but de la Création du monde est tourné vers l’Homme, or ce dernier est une créature sociale (rambam moré névouhim §2; 40). Cette facette sociale n’est pas « extérieure » à l’homme, elle fait partie intégrante de son être profond. Pour cette raison, l’existence du monde et son édification se réalisent essentiellement à travers les lois Divines qui s’introduisent dans l’interaction entre les humains. Le champ de test de l’Homme quant à son accomplissement spirituel est précisément dans la façon dont il se rapporte à son esclave ou aux biens de son prochain. La meilleure preuve de non attachement à Hachem, est celle d’un homme qui affiche un niveau spirituel élevé, mais qui n’est pas en harmonie avec le chemin que son Créateur désire qu’il emprunte au quotidien.

Ces lois de Michpatim, qui proviennent directement de la source suprême du Emet, n’ont pas pour seul objectif de réguler les conflits qui surgissent dans la vie des hommes, ou de trouver un équilibre temporaire dans un arbitrage entre deux parties. Elles sont destinées à élever la vie des humains selon le fondement de Vérité implanté en eux. Ceci donne un sens à la définition que Moché choisit dans sa réponse à Ytro pour nommer ce jugement: « consultation auprès d’Hachem » (Chémot 19; 15). Dans cet esprit, nous constatons que les juges qui jugent selon les lois de la Thora sont dénommés ‘Elokim’, comme il est dit « עד האלוקים יבא דבר שניהם – C’est devant les juges que viendra l’affaire des deux parties » (Chémot 22; 8) – car la Justice Divine est obtenue grâce à l’intervention de ces juges.

Ses lois demeurent inconnues des Nations (Psaumes 147)

Nos sages précisent à propos du premier verset « voici les jugements que tu exposeras devant eux – et non pas devant les nations du monde». Cela signifie que cette compilation de lois si importante, empreinte d’une grande sensibilité sociale, a été spécifiquement destinée au peuple juif. Une telle affirmation ne peut évidemment manquer d’éveiller un questionnement. Car si nous nous penchons sur les codes de lois des nations, on y trouve également une réglementation qui fixe les principes des relations humaines. Néanmoins, une différence conséquente ressort, comme nous l’avons déjà relevé avec ce lien exprimé dès le premier verset de la paracha. Alors que pour toutes les nations du monde, la compilation des lois fut rédigée et fixée en vertu d’une réflexion humaine contingente, en ce qui nous concerne, nos lois prennent leur source selon l’Ordre Divin, de même que les dix Dibérot qui les ont précédées.

L’expérience prouve que lorsqu’un individu se trouve face à des lois édictées par ses semblables, dès lors qu’elles se heurtent à ses intérêts personnels, il se met en quête pour trouver comment les contourner et éviter d’avoir à s’y soumettre. Il ira même jusqu’à imaginer preuves et justifications témoignant que dans tel cas, il convenait d’agir comme il l’a fait, en donnant tort au juge qui « forcément » se fourvoie !

Sans comparaison aucune, dès l’instant où l’homme détient au fond de lui cette Emouna que Hakadoch Baroukh Hou dans toute Sa Gloire a fixé l’ensemble des règles et est celui qui lui demande de se comporter loyalement avec autrui, et avec sensibilité envers les plus démunis. Dans ce cas, l’homme sera à même de s’engager à accomplir ces directives, et cela, même si elles viennent contredire les intérêts purement égoïstes qui le guident.

Nous trouvons un exemple de ce principe dans notre paracha : « si tu vois l’âne de celui que tu hais ployant sous sa charge, te retiendras-tu de l’aider ? Tu aideras certainement avec lui ! » (Chémot 23; 5). Nous sommes à même de comprendre la logique d’aider nos amis ou ceux que nous aimons et de qui nous nous sentons proches, quant à celle d’aider nos ennemis… c’est autre chose, car cela vient contredire la nature humaine de base !

C’est précisément sur ce genre d’injonction que se révèle toute la grandeur de la Thora, et c’est la raison pour laquelle elle fut rédigée par le Pouvoir Céleste et non par les hommes dont l’esprit et les sentiments ne sont qu’humains, avec leurs faiblesses et leurs intérêts personnels. Hakadoch Baroukh Hou nous oblige en réalité à surmonter nos tendances les plus sombres comme celles de vengeance ou de concurrence, qui font partie de notre être et nous accompagnent, jusqu’à que nous soyons capables de dispenser du bien même envers celui que nous avons classé comme étant notre « ennemi ».

Un homme peut clamer à gorge déployée des slogans de fraternité, d’égalité et d’amour d’autrui, puis en l’espace d’un instant se conduire avec une agressivité incontrôlée et une impatience sans borne dans la rue, au volant de sa voiture… Il peut continuer de frauder pour échapper aux impôts, s’arranger pour éviter de faire la queue à la banque, dénigrer les employés de telle ou telle société, ou médire de telle autre personne… Le seul et unique recours pour s’extraire de ce cycle infernal d’égoïsme et en arriver à se soucier sincèrement des autres nécessite forcément de s’attacher aux lois que nous a données Hakadoch Baroukh Hou. Dès l’instant où nous soumettons nos pulsions personnelles à une Volonté transcendante, il devient possible de surmonter nos tendances mesquines.

L’homme – une créature sociale

En conclusion, il ne semble ne pas erroné d’affirmer que le but d’une vie sociale ne consiste pas uniquement à établir le bien d’un ordre d’intérêt mondial et d’une civilisation organisée. Il s’agit de bien autre chose. La société humaine n’est pas un moyen comme on pourrait le croire, mais bien le but de toute la Création. D’après la classification selon l’ordre des quatre catégories de créatures, au plus haut niveau se situe l’homme, appelé « médaber / celui qui parle »  car en sa capacité à communiquer réside l’essence de son être. Des enquêtes scientifiques ont prouvé que même les nourrissons sont engagés dans une interaction sociale dès les premiers jours de leur vie.

La localisation de notre paracha au cœur de la révélation Divine du Sinaï reflète tout particulièrement cette nature appropriée à l’échange. C’est aussi la raison pour laquelle Hachem a choisi en Avraham comme père fondateur de la communauté Juive : « afin qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie… en pratiquant la vertu et la justice ». Le prophète Jérémie a résumé ce principe à travers un verset clair et concis : « Que le sage ne se glorifie que d’une chose : d’être assez intelligent pour me comprendre et savoir que je suis Hachem qui pratique la bonté, le droit et la justice sur terre. Que ce sont ces choses-là auxquelles je prends plaisir » (Jérémie 9; 23).

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.