Pourquoi avoir dissimulé la grandeur d’Avraham avinou ?
Il est étonnant que la Torah s’adresse pour la première fois à Avraham par un commandement « lekh lekha – va pour toi » sans même nous présenter ce grand personnage ? Au sujet de Noah par exemple, le texte s’est soucié d’introduire « Noah était un homme juste, intègre… etc. ». Pourquoi donc ne pas en faire autant pour Avraham ?
Cette question préoccupe le Ramban (Béréchit 12; 2), et a également interpellé Rabénou Béhayaï, qui propose que la paracha précédente nous a déjà révélé sa grandeur en sous-entendu, par les mots « Our Kasdim », faisant allusion à l’endroit de la première épreuve de Avraham qui fut jeté dans la fournaise pour avoir refusé d’admettre l’idolâtrie. Mais encore faut-il comprendre la raison de cette formulation détournée.
Le Maharal (Netsah Israel Ch. 11) propose une interprétation originale : le choix divin pour Avraham était celui de toute une nation, celui de sa descendance le peuple juif. Si la Thora avait mentionné la grandeur d’Avraham, cela aurait justement conditionné cet amour à ladite grandeur. Or, nous savons que dans le cas d’un amour conditionnel, dès lors que le facteur en question disparaît, l’amour en même temps s’évanouit.
Le sens du propos du Maharal est le suivant : lorsque la désignation d’une personne dépend de son action, ce choix est par définition instable et non durable. L’élection d’Avraham n’était pas uniquement celle d’un individu, mais celle de tout le peuple juif. Il était donc fondamental que ce choix ne soit lié à aucune qualité ou action particulière pour être fixé pour l’éternité.
On peut retrouver l’idée du Maharal dans ces versets (Néhamia 16) que nous récitons chaque jour pendant la téfila: « Tu es Hachem Elokim qui a choisi Avram, et l’a sauvé de Our Kasdim, et l’a nommé Avraham, Tu as trouvé son cœur fidèle devant Toi… ». Cela signifie que Hachem a tout d’abord choisi Avram et l’a tiré de Our Kasdim, et ensuite seulement il a été jugé « digne de confiance » à ses yeux.
Pourtant, les propos du Maharal contredisent ceux du Midrach Tanhouma (lekha 2) qui interprète un verset de Chir Hachirim (8; 8) comme suit :
« אחות לנו קטנה – nous avons une petite sœur », il s’agit d’Avraham qui a accueilli tout un chacun en pratiquant la mitsva d’hospitalité. « אם חומה היא נבנה עליה טירת כסף – si c’est une muraille, nous bâtirons au-dessus une tourelle d’argent », si Avraham donne de sa personne comme cette muraille qui résiste aux multiples assauts et se voue corps et âme pour l’amour du Ciel; « nous bâtirons au-dessus, une tourelle d’argent », il s’agit d’Israel. « ואם דלת היא – et si c’est une simple porte », s’il est incapable de sacrifier sa vie pour Hachem, « נצור עליה לוח ארז – entourons-la d’un panneau de cèdre », je n’y accorderai pas plus d’attention qu’à une simple porte qu’il est facile de brouiller.
Ainsi, il ressort clairement du Midrach que le choix d’Avraham était conditionné à ses actions. Comment dès lors concilier l’idée du Maharal avec ce midrach ?
Comment Lot est-il passé de juste à impie ?
Pour mieux comprendre la grandeur d’Avraham, il convient de s’attarder sur le personnage de Lot. En effet, lui qui au départ accompagnait et suivait Avraham – au point de se joindre à lui dans cette épreuve de quitter son pays natal pour se rendre en Canaan, a finalement atterri à Sedom, lieu de perdition par excellence, et a même choisi cette destination en toute conscience, comme l’affirme Rachi (13; 10) « Lot choisit leur voisinage parce qu’ils étaient plongés dans l’immoralité ». Comment comprendre cela ?
Le personnage de Lot est à vrai dire assez trouble. Les psoukim le dépeignent au départ comme un juste, qui s’est par la suite dégradé. Comme fait remarquer Rachi (13; 14) – tout le temps que Lot était juste, la Chekhina se dévoila à Avraham, dès l’instant où il fut impie la Parole de D-ieu se sépara d’Avraham. Il nous appartient de comprendre comment, en vertu d’un même parcours, Avraham s’éleva toujours plus haut, alors que Lot se dégrada et chuta ?!
Qui plus est, le Yalkout Réouvéni explique que la raison pour laquelle la famine régnait dans le pays tient au fait que Avraham y soit venu accompagné de Lot et ne l’ait pas chassé. Cela signifie qu’Avraham aurait dû s’en séparer dès le départ ! Pour quelle raison ?
Il semblerait que, bien qu’Avraham et Lot soient partis ensemble avec un projet commun, il existait malgré tout une différence intrinsèque dans leurs traits de caractère respectifs. Alors qu’Avraham ne cessa de grandir en surmontant les épreuves, Lot dégringola. En quoi consiste donc cette différence ?
Le Hessed, ou l’annulation de soi afin de répandre le nom de Dieu
Nous savons que Avraham avinou est caractérisé par son hessed particulier, mais également par sa Emouna. Pourtant, l’Écriture a précisément choisi sa qualité de Hessed pour le définir, comme il est dit (Mikha 7; 20) « חסד לאברהם » – la qualité de Hessed est attribuée à Avraham.
En réalité, l’essentiel du niveau d’Avraham ne tient pas tant de sa Emouna en tant que telle, mais principalement de sa diffusion de la Emouna dans le monde. Avraham avinou se souciait avant tout de répandre le Nom Divin de par le monde entier. Ce n’est pas en vain d’ailleurs qu’il fut choisi pour l’épreuve de Our Kasdim, au cours de laquelle se révéla sa grandeur et son abandon personnel au profit de la sanctification du Nom Divin. C’est en cette occasion que nous est apparu Avraham tel qu’il est. Par là, il nous a montré que sa foi ne dépendait pas de son individualité, bien au contraire, il était prêt à disparaître pourvu que se propage le Nom d’Hachem à travers le monde. C’est là, l’essence du Hessed par excellence : s’annuler au profit d’autrui, et en faveur d’Hakadoch Baroukh Hou.
C’est certainement pour cette raison qu’Avraham ne fut pas consumé par le feu ; il renonça à ce point à son être, jusqu’à en venir à ce qu’il n’y avait véritablement plus rien à brûler !
C’est là l’intention de nos sages, lorsqu’ils affirment que nous avons appris d’Avraham avinou que « la mitsva d’hospitalité est plus grande qu’accueillir la Chekhina ». En effet, l’accueil de la Chekhina est réservé à l’individu, alors que le fait d’accueillir des hôtes est le fait d’un dévoilement d’Hachem dans le monde. En effet, la personne se comporte alors en vertu des Attributs du Maître du monde ; elle renonce à elle-même pour se lier au reste du peuple.
Entre Haran et Avraham
Nous pouvons ainsi expliquer pourquoi Haran, le père de Lot, ne mérita point d’être sauvé de Our Kasdim, alors même que lui aussi eut l’intention de sanctifier le Nom Divin. Il semble que sa mort provienne du fait qu’il y soit entré après Avraham. En effet, il y a ici une différence fondamentale ; alors que Avraham fut prêt à être brûlé et à complètement renoncer à sa vie pour sanctifier le Nom Divin, Haran quant à lui, s’appuya sur le fait qu’Avraham n’avait pas été brûlé ! Il supposa alors qu’il ne le serait pas lui non plus, et pourrait glorifier une nouvelle fois le D-ieu unique ! Dès lors que Haran n’était pas certain de mourir, il ne s’est pas complètement annulé, il a mêlé à son acte sa propre subjectivité en désirant prouver aux autres ce que signifie sanctifier le Nom Divin. Par contre, Avraham n’a eu d’autre considération que de mourir pour la Gloire du Maître du monde.
En toute occasion, il nous est proposé de passer l’épreuve de ce test. Par exemple, lorsque je fais un reproche à autrui parce qu’il n’agit pas comme il se doit. Ma remarque est peut-être motivée par mon désir de le voir se conduire comme il convient, mais elle peut également avoir pour intention de lui faire savoir que c’est moi qui ai raison, et que lui se trompe.
Il en va de même lorsque je donne un bonbon à un enfant ; ce geste peut provenir du désir de lui faire plaisir et le récompenser, ou bien avoir juste pour sens de lui faire savoir que je suis gentil.
Lot, une touche d’égocentrisme
A partir de là, il semble fondé de dire que bien que Lot était Tsadik et qu’il a accompagné Avraham pour répandre le nom divin, cependant, sa nature était proche de celle de son père qui désirait prouver aux autres ce que signifiait être un bon croyant. A l’opposé, Avraham ne pensait pas une seconde à lui. Il ne se souciait que d’une chose : que les autres découvrent Hachem. Il s’était tellement effacé face à cet objectif, que c’est ce qui lui fit dire : « je suis poussière et cendre ». Et bien que Lot soit encore Tsadik à ce moment, tant qu’il lui manquait la mida de hessed et de renoncement à soi, il convenait qu’Avraham le dissuade de l’accompagner en Erets Israel. C’est de cette « mauvaise compagnie » que découlera la famine (Yalkout Réouvéni).
Bien que cette mida ne se soit pas encore vraiment exprimée, cela suffisait pour faire en sorte que Lot ne résiste pas à l’épreuve de la descente en Egypte. Et c’est ce qui explique que lorsqu’ils y descendirent, Avraham y puise l’occasion d’une élévation, alors que Lot y trouve l’endroit de sa chute. Ce trait de caractère de se préoccuper essentiellement de soi, amena Lot à s’enthousiasmer pour cette vie de plaisir en Egypte. Les cadeaux qu’il reçut de Paro lui firent le même effet.
C’est pourquoi, lorsqu’ils revinrent, Hachem précipita aussitôt les évènements pour que Lot se sépare de Avraham. Lot aspira à un endroit qui ressemble à l’Egypte, comme mentionné dans les psoukim « une terre totalement arrosée, comme la terre de Mitsraim etc. ». Tout l’opposé de l’éloge que fait le passouk de la terre d’Israel (Ekev) « qui se nourrit des eaux de pluie, non pas comme le pays d’Egypte ».
Lot désira une terre entièrement abreuvée car il aspirait foncièrement à la tranquillité d’esprit, à une certitude d’aisance. Il se dégrada de cette façon, du fait de sa nature qui était de se soucier de sa personne avant tout.
Son affinité avec les gens de Sedom tenait dans le souci accentué qu’il avait de sa propre personne, ainsi que dans l’interdiction de tout acte de charité selon la loi en vigueur.
Nous apprenons également, comme le fait savoir Rachi, que les hommes y pratiquaient l’homosexualité, acte hautement dépravé et stérile, qui reflète un égoïsme forcené et la plus grande brutalité envers les autres.
C’est en cet endroit malsain et nauséabond que Lot trouva sa place, en raison de cette nature qu’il portait en lui dès la genèse de son parcours.
Quant à l’acte de charité qu’il pratiqua envers les malakhim qui frappèrent à sa porte, croyant avoir affaire à des hommes, il ne semble absolument pas provenir d’un véritable mobile de hessed. En fait, Lot désirait surtout imiter Avraham, comme nous l’avons démontré. Pour preuve de cette carence, la façon dont il livra aux hommes de Sedom ses propres filles.
On peut également observer une différence entre Lot et Avraham avinou dans leur approche de l’hospitalité. Avraham proposa à ses invités de laver leurs pieds avant tout préalable, et ensuite seulement de passer la nuit. Pour Lot, c’est l’inverse qui est mentionné, il s’est d’abord soucié de les inviter à entrer dans la maison et dormir, avant de s’inquiéter du fait qu’ils lavent leurs pieds et se mettent à l’aise. Cela nous indique que son intention était d’abord et en premier lieu que ces gens soient dans sa maison, et non pas qu’ils se sentent bien.
Que ce soit Haran ou bien Lot, tous deux avaient foi en Hachem, et les deux se joignirent à Avraham. Cependant, dans le même temps, leur « égo » était toujours bien présent et causa leur perte.
Il est saisissant de constater que ce détail quasiment imperceptible ait laissé Lot se dégrader dans son parcours avec Avraham. Cette touche d’égocentrisme, avec le temps, transforma Lot en homme de Sedom.
Quant à Avraham qui, lui, annula son « moi » à l’extrême au point de sacrifier sa vie pour grandir le Nom Divin, il mérita de s’élever en traversant avec succès toutes les épreuves qui lui furent présentées.
Le renoncement d’Avraham
A la lumière de ce qui précède, nous sommes en mesure de fournir une nouvelle explication au fait que l’Écriture ne mentionne pas dès le départ, la grandeur et la tsidkout d’Avraham.
La qualité majeure de renoncement à soi au profit du Kavod Chamayim et de l’Humanité entière, sa mida de Hessed, est ce qui valut à Avraham d’être élu par Hachem. C’est précisément la raison pour laquelle le passouk ne la mentionne pas !
Chez Noah, qui se soucia de lui – et insuffisamment des autres comme l’expriment nos sages, on trouve l’énoncé de ses qualités. La nature d’Avraham, en revanche, fut de s’annuler face à la diffusion du Nom Divin, d’effacer son être en regard de l’Humanité. C’est cette faculté qui le destina comme Ancêtre du Peuple Juif et Père de toutes les nations.
Pour cette raison, justement, les psoukim ne pointent aucune qualité particulière… Car la grandeur d’Avraham avinou est de s’éclipser entièrement, se qualifier « cendre et poussière ».
A présent, nous pouvons comprendre que la thèse du Maharal selon lequel l’élection d’Avraham n’est conditionnée à aucune action pour avoir valeur d’éternité, ne vient pas pour autant contredire le Midrach qui écrit que Hachem attendait de voir si Avraham sacrifierait sa vie pour la consécration du Nom Divin avant de jeter son dévolu sur sa personne.
En réalité, Avraham ne fut pas choisi pour son action personnelle, mais pour avoir choisi de n’être rien afin que soit grandi le Nom Divin. Ce n’est pas sa tsidkout qui est pointée là, c’est son aptitude à être ce moyen, qui a permis le dévoilement d’Hachem.
C’est certainement cette vertu d’annulation de soi qui permit à Avraham de s’élever et de se surpasser sans cesse durant toute sa vie, à travers les dix épreuves qu’il dut affronter.
On peut ajouter que la Thora n’a pas jugé bon d’anticiper et d’annoncer sa droiture dès le départ, alors qu’il entamait son parcours et qu’il allait continuer à s’élever et gravir les échelons des niveaux les plus élevés.
Retenons pour nous, cette leçon de vie fondamentale. Notre « égo » est la plus grande entrave à notre évolution. Il est une cause majeure de décadence. Il est en son pouvoir de mener la personne à la dépravation de Sedom. Et à l’inverse, moins nous nous préoccupons de nous-mêmes et plus nous nous tournons vers les autres, plus il nous est donné de possibilités de grandir.