Parachat Toldot – Yaacov et Essav, un seul homme divisé

Parachat Toldot – Yaacov et Essav, un seul homme divisé

Judaïsme vs christianisme

« Deux nations sont dans ton ventre et deux peuples sortiront de tes entrailles »

(Béréchit 25; 23)

Ce verset est la source de la relation qui se développera entre les descendants de Yaacov et ceux de Essav. Yaacov est le père du peuple d’Israël, et Essav l’ancêtre de Edom.

A l’époque du talmud, les Sages ont identifié la continuité de Edom avec l’Empire romain. Et lors de la christianisation de cet Empire, de nombreux sages d’Israël ont prolongé cette assimilation à l’ensemble des peuples de la chrétienté. S’est alors créée une perception selon laquelle les relations judéo-chrétiennes sont conduites selon un modèle prototype établi par Yaacov et Essav.

De nombreuses confrontations théologiques, dont certaines aiguës, ont eu lieu entre nombre de nos sages et des représentants du christianisme ; ont été également édictées des règles de séparation et d’exclusion, l’ajout d’une bénédiction contre les « minim » dans la prière, etc.

Néanmoins, certains y trouvent aussi une dimension positive. Le Rambam (Igeret Teiman) par exemple, prône l’idée que la religion chrétienne a apporté un bienfait en promouvant et répandant la croyance monothéiste dans le monde, ouvrant ainsi la voie au Machia’h qui corrigera le monde entier pour servir Dieu ensemble. Rabbi Yehuda Halevi pense également que les chrétiens et les musulmans sont un précurseur du Machia’h.

Dans cet article, nous découvrirons que cette similitude entre le christianisme et le judaïsme est précisément la raison des réserves et de l’éloignement que nous devons avoir vis-à- vis d’eux.

La haine provient précisément de la proximité

« Je vous ai aimé dit l’Eternel ! et vous avez répliqué : en quoi nous as-Tu témoigné ton amour ? Essav n’est-il pas le frère de Yaacov ? dit l’Eternel, or j’ai aimé Yaacov, et J’ai détesté Essav si bien que J’ai livré ses montagnes à la dévastation et son héritage aux chacals du désert » .

(Malakhi 1; 2-3)

Il y a lieu de s’interroger pourquoi dans cette prophétie, Hachem démontre l’affection particulière qu’il a pour Yaacov davantage que pour Avraham et Yitshak ? Pourtant, il est explicitement mentionné dans Dévarim (4; 37) « Et parce qu’Il a aimé tes ancêtres, Il a choisi sa descendance après eux » ?

De plus, comment comprendre que cette preuve dépende également de Sa haine pour Essav ?

Les commentateurs (Abravanel, Malbim) expliquent que Hachem veut justement prouver que Son Amour envers nous ne dépend pas de Son affection antérieure pour les Avot, sans quoi, Il aurait également dû aimer Essav en tant que fils des Avot. Le fait qu’Il déteste Essav tout en aimant Yaacov vient prouver l’indépendance de son amour envers nous.

Cependant, il y a réellement de quoi se demander pourquoi Hachem déteste ainsi Essav. L’on ne trouve pas un tel rapport de haine vis-à-vis de Ychmael ou autres impies ! L’Amour d’Hachem envers nous serait-il lié à la haine pour Essav !?

En réalité, il existe une relation unique entre Yaacov et Essav que l’on ne retrouve chez personne d’autre. Si Ychmael n’est que le fils de la servante, Essav est le fils de la maîtresse de maison. Et non seulement cela, il est de plus le frère jumeau de Yaacov.

C’est cela, explique le Ran (Drachot haran chap 2), qui justifie que cette haine qu’éprouve Essav pour Yaacov soit si puissante et profonde. Les peuples qui précédèrent Avraham ont pu constater qu’Hachem l’avait choisi. De même, les nations qui sont issues de la famille d’Avraham, tels que Ychmael et les fils de Kétoura, ont toujours accordé l’honneur dû au fils de la femme en titre. Quant à Essav, il est le fils de Yitshak et Rivka au même titre que Yaacov, et en plus d’être son jumeau, c’est même lui l’aîné !

Paradoxalement, la haine provient précisément du lien de proximité, et plus celui-ci est fort, plus grande est cette haine. Le fait que les deux soient jumeaux génère un rejet encore plus profond de la part de celui qui n’a pas été élu, et de ce fait la détestation en est forcément plus intense. Ainsi résume Rabbi Chimon bar Yohaï : « C’est une loi connue que Essav hait Yaacov » (Sifrei béaaloteha psikta 11).

Ce n’est pas pour rien qu’il est dit précisément au sujet Yaacov et Essav : « lorsque l’un se dresse, l’autre tombe ». Et ainsi que l’expliquent nos sages (Meguila 6a) – si celle-ci est remplie, celle-là est détruite. Les autres peuples n’ont aucune connexion avec le peuple juif, et il leur est possible de dominer même lorsque Israël lui-même est en position de force. Quant à Essav, frère jumeau de Yaacov, il en va tout autrement, car il aurait dû lui aussi être le prolongement des Avot. Ce qui explique cette dualité permanente, et justifie que lorsque l’un domine, le second chute forcément.

Il faut voir là quelque chose de profond, comme si Yaacov et Essav ne sont qu’un seul corps qui s’est divisé en deux. Non pas comme des corps distincts qui peuvent chacun se diriger séparément, il existe entre eux un rapport profond qui fait que lorsque l’un se lève, le deuxième est obligé de tomber.

Il y a là une situation paradoxale, qui veut que la distance entre Yaacov et Essav proviennent justement de leur proximité. Un lien tellement profond existe entre eux, qu’il force à une rupture et une haine. Essayons de développer.

Yaacov, un trait d’union entre le présent et le futur

Nos Sages expliquent au sujet du verset « les garçons se pressaient en elle… », que Yaacov et Essav se disputaient l’héritage des deux mondes – ce monde-ci et le monde futur.

Le Maharal remarque (Netsah Israel 15) qu’il ne faut pas comprendre par-là que Yaacov désirait s’approprier le monde futur et Essav ce monde-ci, car dans ce cas il n’y aurait eu aucune dispute entre eux. En réalité, les deux désiraient se rendre maîtres des deux mondes. La rivalité provenait du fait qu’ils étaient eux-mêmes, par nature, complètement opposés – Yaacov, lui, était détaché du monde matériel, quant à Essav, il y était totalement immergé. C’est pourquoi ils ne pouvaient absolument pas cohabiter.

Cependant, dans la mesure où Essav désirait également s’approprier le monde futur, l’on peut se demander pourquoi Yaacov et Essav n’ont-ils pas trouvé de terrain d’entente ? Et en quoi Essav était-il mauvais ?

En réalité, il y avait à ce sujet un profond débat entre Yaacov et Essav. Alors que Essav établissait une séparation entre ce monde-ci et le monde futur, Yaacov quant à lui, pensait que ce monde-ci est une préparation au monde futur. En d’autres termes, Yaacov percevait que l’essentiel est le monde futur, et que ce monde-ci n’en est que la préparation. Ce n’était pas le cas de Essav qui lui, pensait qu’il existe un présent et un futur, et bien qu’il existe aussi un monde futur, il faut avant tout vivre pleinement le présent.

Cela correspond à ses propres termes « Je vais mourir, à quoi bon ce droit d’aînesse ? », ce qui signifie que ce qui se passera demain n’a aucune répercussion sur le jour d’aujourd’hui. Par opposition à cette conception, nos Sages disent « Yaacov n’est pas mort ». Yaacov en particulier, est l’antithèse de la mort. A son sujet il est dit « tout comme sa descendance est vivante, ainsi il est vivant ». Yaacov avinou prépare le jour d’aujourd’hui pour demain, car pour lui le présent est indissociable du futur, c’est pourquoi il n’est jamais mort.

Le mot Essav vient du mot « ‘assouy – fini », tout est parfait, il n’existe pas de changement possible, il n’existe pas de lendemain. Pour Essav, le monde est tel qu’il est, c’est pourquoi il qualifie le plat cuisiné par Yaacov selon son apparence extérieure « le rouge, ce rouge-là ». Il ne se concentre que sur l’extériorité. Il « chasse avec sa bouche », ce qui exprime que sa bouche et son cœur ne sont pas sur la même longueur d’ondes. Pour lui, l’intériorité et l’extériorité sont deux choses différentes, sans connexion entre elles. Il est lui-même « un homme des champs », c’est-à-dire un homme qui vit dehors. Il n’adhère pas au contenu intérieur au-delà du visible, il vit sa vie avec le présent comme objectif.

A contrario, Yaacov est entièrement intériorité, il est l’homme assis dans la tente, dans un endroit intérieur. De même, son nom ‘Yaacov’ ne correspond pas à son aspect extérieur mais à sa nature profonde, où depuis les entrailles de sa mère il tient le talon de son frère.

C’est pourquoi, les descendants de Edom s’intègrent parfaitement dans ce monde-ci. C’est d’ailleurs la raison, selon le Maharal, pour laquelle Essav est sorti du ventre maternel en premier, car il est naturellement affilié à ce monde-ci, contrairement à Yaacov qui est né en deuxième en allusion au second monde.

Le rav Ouri Cherki explique que les descendants de Essav sont si bien intégrés dans ce monde-ci, que leur souci est justement de savoir comment gagner le monde futur. Ils posent comme principe que ce monde appartient à l’Homme, mais que l’âme est normalement vouée à sa perte à cause de la faute de Adam Harichon. C’est cette conception qui les a amenés à développer une théologie dont l’objet est de sauver l’âme de la perdition. La finalité du christianisme serait donc de prendre le monde futur de Yaacov. Concernant Israël, c’est tout l’inverse, comme la michna l’enseigne « chaque Israël a une part au monde futur » (Sanhédrin 10a). Le défi majeur est justement la vie dans ce monde-ci, en effet, aura-t-elle pour conséquence de te faire perdre ton monde futur ?

Cette approche de Essav de penser que ce monde est impur et n’a aucun lien avec le monde futur engendrera la chrétienté. Pour ses adeptes, il importe de sauver l’âme mais le corps est perdu. C’est pourquoi dans leur conception, vivre avec une femme constitue nécessairement une faute, et le prêtre qui ne se marie pas représente l’idéal humain. Il existe une formule chrétienne : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à D-ieu ce qui est à D-ieu », signifiant qu’il y a lieu de séparer l’église et l’État. Car il n’existe à leurs yeux, aucune possibilité de diriger un état mêlé à D-ieu, dans la mesure où ce monde est déclaré par eux impur. Un autre exemple classique dans la chrétienté est que celui qui faute va se confesser, et de nouveau va continuer à fauter. Il n’existe aucune foi en une possibilité de changement dans ce monde.

Yaacov et Essav, la séparation entre le bien et le mal

A la lumière de ce qui précède, il est clair que la dimension de Yaacov ne peut que s’opposer à Essav. Yaacov est intériorité, il symbolise la préoccupation pour l’avenir et le souci pour sa descendance. Essav est extériorité, il est l’emblème de la vie au présent et du souci de soi-même. En deux mots, Yaacov représente le bien, et Essav le mal. Et plus Yaacov s’oppose au mal, plus il se bonifie. La vente du droit d’aînesse fut un moment de différenciation entre le bien et le mal. A cet instant, Essav ne pensait qu’à son propre égo, au plaisir du moment, Yaacov quant à lui se préoccupait de sa descendance après lui.

La faute de Adam Harichon entraîna pour l’homme « la connaissance du bien et du mal », ce qui signifie que les deux sont imbriqués l’un dans l’autre. Le processus d’épuration parvint à son summum à l’occasion de la naissance de Yaacov et Essav, car ils étaient un même corps qui se sépara en deux.

En réalité, Yaacov et Essav ne faisaient qu’une seule et même personne ! D’ailleurs, la tête de Essav est enterrée avec les Patriarches, et ce n’est pas par hasard que nous trouvons des hommes justes et sages qui étaient de la postérité d’Essav comme Chemaya et Avtalyon, Rabbi Akiva et d’autres. Car Essav comme Yaacov s’inscrit dans la continuité de Yitshak et Rivka, les deux avaient foi en un D-ieu unique.

Mais précisément au cœur de cette entité, ils se séparèrent en deux voies distinctes, l’un vers le bien et l’autre vers le mal. Le véritable tri se fait dans la même personne. C’est pourquoi, à partir de cet être singulier fut générée une séparation complète et absolue, comme pour les deux boucs identiques, l’un destiné à Hachem et l’autre destiné à Azazel. Il nous est désormais permis de dire que chacun de nous détient une facette de Essav et Yaacov, et à nous de faire le tri !

C’est là, la raison de la haine si profonde de Essav envers Yaacov, et cela explique cet amour de la part d’Hachem pour nous et sa haine pour Essav.

A partir de là, l’on peut dire que même si le christianisme comprend une dimension positive, dès lors qu’il prépare le monde à une Emouna en un D-ieu Unique comme l’écrit le Rambam, il nous incombe d’autant plus de s’écarter et s’éloigner de lui, et à plus forte raison de ne pas entretenir de discussion avec ses adeptes. N’essayons pas d’être laxiste là où Dieu Lui-même a exprimé Sa haine envers Essav. L’Histoire a prouvé que lorsque nous ne respectons pas ce principe, ils sont là, quant à eux, pour nous le rappeler de la façon exprimée par nos sages : « lorsque la voix n’est pas celle de Yaacov, les mains sont celles de Essav ».

Message

Notre paracha nous enseigne qu’il n’est pas possible d’attribuer une valeur à la fois aux mondes de Vérité et de Mensonge, à l’intériorité et l’extériorité, au bien et au mal. Il nous faut en permanence faire le tri. Ce monde doit nous servir uniquement comme moyen pour gagner notre monde futur.

Il nous faut intégrer qu’en toute chose de la vie ici présent, se cache une dimension intérieure qui est censée nous amener au-delà de la réalité tangible. Si l’on prend pour exemple la tendance actuelle à photographier le moindre élément et le publier au dehors, sans parler des dégâts potentiels d’une telle habitude, ce comportement nous habitue à ne considérer que l’extériorité des choses. Cela “sanctifie” en quelque sorte le présent comme s’il avait valeur d’absolu, au lieu de vivre ce présent comme un prélude au futur.

Même si nous croyons et D-ieu et observons soigneusement la Torah et la pratique des Mitsvot, nous devons prendre garde de ne pas laisser trop de place à l’extériorité. Lorsque par exemple l’on accorde trop d’importance à la façon de s’habiller, ou à toutes sortes de normes sociales, ou encore à l’argent, nous suivons les traces de Essav. Il ne fait aucun doute que ce monde-ci prépare le monde futur, et que l’extériorité vient « habiller » quelque intériorité, mais cela doit rester un simple vêtement.

Souvenons-nous que Essav était le fils et le petit-fils de nos patriarches, qu’il croyait tout comme nous au D-ieu unique, et que tout ce qui l’a séparé de Yaacov fut le fait d’avoir accordé beaucoup trop d’importance au présent et au monde matériel.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.