Essav, impie depuis le ventre ?
Nous avons l’habitude de décrire Essav et Yaakov comme étant respectivement impie et juste dès leur naissance. Nos Sages interprètent le verset « Comme les enfants s’entre poussaient dans son sein » (Berechit 25:22) en affirmant que même dans le ventre de leur mère, Yaakov et Essav manifestaient des inclinations opposées. Yaakov était attiré par la maison d’étude, tandis qu’Essav était attiré par l’idolâtrie. Selon eux, ces deux frères disputaient déjà la possession de deux mondes, le monde ici-bas et le monde futur.
En d’autres termes, dès le ventre de sa mère, Essav était fermement enraciné dans la voie du mal. Rachi, commentant le verset « deux peuples se sépareront de tes entrailles » (ibid 23), explique qu’ils se distinguaient dès leur conception, l’un orienté vers l’impiété et l’autre vers la dévotion.
Ce point de vue suscite une certaine gêne, car cela suggère que certains individus pourraient être prédisposés, dès leur naissance, soit vers le mal, soit vers le bien. Cette idée ne semble-t-elle pas injuste ?
De plus, la notion selon laquelle le destin d’une personne serait fixé dès le ventre de sa mère est difficile à assimiler. En fin de compte, l’essence de l’existence humaine réside dans le pouvoir de choisir entre le bien et le mal ?
Si l’attrait pour l’idolâtrie de Essav était présent dès la naissance, quel reproche peut-on lui faire, et pourquoi suscite-t-il une telle aversion divine ?
Yaakov et Essav étaient égaux jusqu’à 13 ans ?!
On pourrait encore s’interroger à partir du verset dans la suite de la paracha, qui dit : « Les garçons grandirent, et Essav devint un homme qui savait chasser, un homme des champs, et Yaakov un homme paisible, assis dans les tentes » (Berechit 25:27). Les Sages illustrent ce verset par la parabole de deux arbustes qui ont poussé côte à côte. Ce n’est qu’après avoir grandi et fleuri que l’un diffusait son parfum, tandis que l’autre produisait des épines. Ainsi, pendant treize ans, Essav et Yaakov fréquentaient la même école et en revenaient sans que personne ne puisse discerner de différence entre eux. Au terme de ces treize ans, l’un se dirigeait vers le Beth hamidrach et l’autre vers les maisons de Avoda zara.
Ces propos laissent entendre qu’il était impossible de discerner leur différence pendant leur enfance ; ils étaient apparemment égaux dans leurs actions. La séparation n’eut lieu que plus tard à l’âge de treize ans.
Cette observation semble contredire l’interprétation précédente selon laquelle ils étaient en opposition dès le ventre maternel ?
L’homme, un équilibre entre deux forces contraires
En réalité, chaque personne abrite en lui deux forces distinctes : la force du mal et la force du bien, comme interprètent nos sages « Tu aimeras l’Eternel de tout ton cœur » (Devarim 5:6), qui se lit au pluriel “avec tous tes coeurs”, c’est-à-dire avec ton bon et ton mauvais penchant.
Ces deux forces sont nécessairement équilibrées, ce qui signifie que la puissance du bien est toujours proportionnelle à celle du mal. Plus nous avons d’énergie négative, plus nous avons la capacité et les facultés de la surmonter et de faire le bien. Et inversement, une personne ayant peu d’inclination au mal verra sa force de bien également réduite.
Ainsi affirment nos sages : “à mesure que la personne grandit en stature, son mauvais penchant s’intensifie proportionnellement” (Soucca 52a).
En fin de compte, le libre arbitre reste donc toujours bien équilibré.
Essav, la qualité de dépassement
Essav vint au monde « roux et tout son corps pareil à une pelisse ». Cela signifie qu’il apparut sous une nature profondément matérielle. Sa peau rouge témoignait d’un tempérament sanguin, tourné vers le meurtre comme nous dit Rachi. Son abondance de cheveux étant quant à elle le signe d’une vitalité débordante. Il était destiné à être un être de désirs et d’appétits insatiables.
Et pourtant, malgré cette inclination innée pour la matérialité, Essav possédait en lui une grande force de dépassement. En tant qu’habile chasseur, il employait cette compétence pour témoigner son respect envers son père et veiller à ses besoins. C’est pourquoi Itshak l’appréciait particulièrement, étant lui-même caractérisé par la vertu de Guevoura, soit la qualité de dépassement. Il reconnaissait cette qualité en son fils Essav, qui, malgré sa nature d’homme des champs, pouvait canaliser cette énergie vers l’honneur filial et l’observation des mitsvot. Cette approche se distinguait de celle de Yaakov, dont le potentiel de dépassement se manifestait avec moins d’éclat, étant un homme “lisse” et d’une nature plus spirituelle.
A 13 ans, le grand tournant
À la lumière de cela, bien que la nature de Essav penchât naturellement vers le matériel et celle de Yaakov vers le spirituel dès leur naissance, cela ne relève en aucune manière de l’injustice. Car en contrepartie, Essav possédait plus de force pour vaincre le mal que Yaakov.
Il est donc évident que les sages ne suggèrent pas que le destin de Essav était irrémédiablement scellé en tant qu’idolâtre dès sa naissance. Bien que sa nature et son tempérament aillent dans cette direction, d’un autre côté, il abritait en lui une force suffisamment puissante pour résister et surmonter ces penchants néfastes.
Le moment prévu pour cela était à l’âge de treize ans, période où chaque individu acquiert l’instinct du bien, le yetser hatov, contrairement au mauvais penchant qui existe en nous dès notre existence.
C’est là la signification profonde du propos de nos Sage, qui affirment qu’avant l’âge de treize ans aucune distinction apparente ne transparaissait dans leurs actions, bien qu’ils étaient évidemment forts différents, Essav étant davantage enclin aux choses terrestres que Yaakov. Car à l’âge de treize ans, le bien aurait dû prévaloir sur le mal chez Essav.
Cependant, Essav trébucha et se laissa entraîner dans les méandres de la perversité. Dès lors, il était possible de véritablement déterminer : l’un allait vers les Batei Midrach, tandis que l’autre allait vers la Avoda Zara.
L’éducation, uniquement par le positif
On pourrait apprendre de ce développent un fondement majeur en matière d’éducation.
En effet, Essav est à l’image de beaucoup d’autres enfants.
Certains enfants manifestent dès leur jeune âge des inclinations marquées envers des vices tels que l’envie, la paresse, la jalousie, ou la colère ; leur préoccupation principale porte sur des choses matérielles vides de sens. Cette situation entraine généralement du stress chez les parents, les poussant naturellement à réagir en restreignant de manière systématique les penchants de l’enfant et en essayant d’entraver l’expression de ses désirs. Cette dynamique conduit fréquemment à des relations tendues entre le parent et l’enfant, entraînant le parent à interpréter chaque désir de l’enfant comme un pas de plus dans une spirale descendante.
Par exemple, lorsqu’un enfant manifeste une fascination pour l’apparence physique et commence à explorer un style vestimentaire moins conventionnel que ce qui lui a été inculqué, la réaction typique d’un parent est de restreindre ces initiatives afin d’éviter qu’elles ne dégénèrent encore et toujours plus. Souvent au point où, pour n’importe quelle demande de l’enfant si petite soit-elle, le parent s’imagine déjà que c’est le début d’une déchéance sans fin.
De notre paracha, nous devons apprendre que chaque individu naît avec sa propre nature et le tempérament qui restera en lui à tout jamais. Et donc plutôt que de lutter contre cela, il est plus judicieux d’accroître le pouvoir du bien. Rappelons-nous que ces tendances négatives indiquent principalement la présence d’un potentiel très élevé.
En effet, le mauvais penchant accompagne l’homme dès sa naissance, c’est tout simplement sa nature. Mais la volonté d’accomplir le bien se développe progressivement au cours de ces treize années, jusqu’à son achèvement le jour où, jeune adulte, il reçoit l’esprit qui le poussera vers le spirituel.
L’éducation doit se concentrer sur le positif plutôt que sur le négatif. Au lieu de lutter contre les désirs et les passions de l’enfant, nous devons investir dans le développement de valeurs positives. Nous avons souvent tendance à discréditer l’autre, à se focaliser sur ce qui ne devrait pas être. Il est plus pratique et plus facile pour nous de nous focaliser sur le négatif, car cela nous engage moins et requiert moins d’énergie de notre part. Cependant, c’est une grande erreur, car cela ne mènera à rien. La bonne approche consiste à se concentrer sur ce qui devrait être, sur les valeurs positives.
Au lieu de se lancer dans une guerre perdue contre chaque requête “indésirable” de nos enfants, contre ce qu’ils veulent acheter, contre les sorties qu’ils souhaitent faire ou les livres qu’il veulent lire, nous devons consacrer notre énergie à leur offrir du temps de qualité, à étudier avec eux, leur raconter des histoires. De cette façon, nous pourrons cultiver leur potentiel et renforcer les valeurs positives qui les guideront vers une vie épanouie et équilibrée.
Nous ne devons pas craindre un enfant qui manifeste de l’intérêt pour la matérialité et la vie moderne. Au lieu de rejeter ses préoccupations et désirs, nous devons les accepter et les contenir. C’est sa nature. Nous devons uniquement renforcer et nourrir son instinct de bien.
Il peut arriver qu’à l’adolescence, l’enfant aille même jusqu’à franchir toutes les limites et réaliser ses désirs en dépit de son éducation. Mais si nous avons investi beaucoup de puissance positive en lui, il finira forcément par retourner vers le bien. Parfois, l’enfant a besoin de faire ressortir le côté négatif en lui afin d’accroître le bien qui réside en lui.
Notre rôle en tant que parent n’est pas de relever les défauts de notre enfant, mais principalement de lui donner le goût des mitsvot et de renforcer ses vertus positives. Et cela passe par une communication positive avec l’enfant et par un accomplissement des mitsvot par nous-mêmes avec beaucoup de joie et de douceur.