Un ange peut-il annuler l’ordre de D-ieu ?
Dans notre paracha, nous assistons à l’un des récits les plus fascinants et émouvants du judaïsme – l’histoire de la Akéda. Ce récit, qui apparaît dans nos prières tout au long de l’année et en particulier durant les Jours Redoutables, recèle en son sein des questions profondes sur la foi et la compréhension de la volonté divine. La Thora raconte comment D-ieu ordonne à Avraham de sacrifier son fils, Itshak. Mais au dernier moment, alors que Avraham s’apprête à exécuter cet ordre, un ange du Seigneur intervient et l’en empêche.
Une question centrale se pose alors : pourquoi l’ordre de la Akéda a-t-il été donné par D-ieu en personne, alors que son annulation est l’œuvre d’un ange ?
Mais plus encore, il y a ici une énorme interrogation : Comment se fait-il qu’Avraham ait réussi à interrompre l’acte de la Akéda suite aux paroles de l’ange, après que Dieu Lui-même se soit révélé à lui et lui ait donné cet ordre explicitement ? Est-il possible qu’un ange puisse annuler une chose dite dans une prophétie par D-ieu ?
Dans ce contexte, la paracha de Bilam nous offre un exemple fascinant : Bilam choisit de renoncer aux instructions divines après avoir reçu un avertissement de l’ange. Rachi interprète cet acte comme une leçon tirée de l’Akédah, ce qui nous pousse à nous interroger à nouveau : comment pouvons-nous appréhender la portée des paroles de l’ange, en contraste avec le commandement explicite énoncé par Dieu ?
L’Épreuve d’Avraham : Un Jeu de Compréhension ?!
Une autre des questions qui a préoccupé les penseurs juifs médiévaux, comme le rapporte Iben Ezra, est la suivante : comment expliquer le changement dans l’ordre divin ? Serait-il possible que le Tout-Puissant ait changé d’avis, et ait guidé Avraham dans une direction contraire au commandement d’origine ?
La réponse apportée par nos Sages est sans équivoque : Hachem n’a jamais demandé à Avraham de tuer Itshak. Nos Sages dans le Talmud (sanhedrin 39b) font référence au verset de Jérémie (9:5) : « Ce que je n’ai pas ordonné, et qui n’est pas monté à Mon esprit », en l’associant à la Akédat Itshak, soulignant ainsi que l’intention divine n’a jamais été de sacrifier Itshak. Rachi, dans notre paracha, explique qu’il est écrit expressément « monte-le », et non pas « égorge-le », dans le but de souligner que le but véritable du commandement était l’ascension d’Itshak sur l’autel, et non son immolation.
Mais alors, comment se fait-il qu’Avraham ait interprété l’ordre de manière si extrême, sans demander de clarification ou essayer de comprendre autrement l’intention divine ? Était-il si pressé d’accomplir un commandement aussi radical sans prendre le temps d’en examiner la signification ? Il semble évident qu’Avraham n’aurait pu se hâter d’exécuter un ordre si difficile sans tenter de l’interpréter d’une manière lui permettant de l’éviter ; Qui plus est, s’agissant d’un commandement soulevant de nombreuses questions, car contredisant non seulement les promesses divines faites à Avraham, mais aussi des principes moraux fondamentaux qui sont au cœur de notre éthique. De plus, ces pratiques sont qualifiées de ‘tô’evah’, signifiant abomination, comme le souligne le livre de Deutéronome (12) en ce qui concerne le culte du Molekh.”
Ainsi, on peut supposer que l’interprétation la plus raisonnable et légitime qu’Avraham pouvait avoir de ce commandement était de penser qu’il s’agissait là réellement d’un ordre de sacrifier Itshak, et non simplement de le faire monter sur l’autel. Et en effet, il semble qu’Avraham avait raison sur ce point, car toute offrande brûlée sur l’autel passe d’abord par l’étape de l’abatage. Donc, lorsqu’il est dit « monte-le », il est naturel de comprendre que l’intention est de le sacrifier avant la montée sur l’autel.
Dès lors, on peut se demander : quelle est l’intention de nos Sages lorsqu’ils affirment que Dieu n’a ordonné que la montée, et non le sacrifice ? Veulent-ils simplement dire que sur le plan purement linguistique, on peut interpréter le commandement ainsi, et que cela suffit pour qu’il n’y ait pas eu de changement dans la volonté divine, même si cette interprétation est quelque peu contrainte ?
L’ordre de sacrifier demeure réel
Il semble en vérité qu’Avraham n’ait pas mal compris la véritable intention de ce commandement, qui demeure celle d’un sacrifice parfait. En effet, le commandement divin exige de l’homme parfait qu’il sacrifie tous ses désirs et ses sentiments pour les offrir au Seigneur. Cependant, à cela s’oppose une autre idée qui la surpasse : Hachem veut que l’homme vive et Le serve, et reconnaisse Sa gloire. Ainsi, l’ordre « ne porte pas la main sur l’enfant » ne vient pas annuler le discours précédent « monte-le en holocauste » ; du point de vue de l’essence, il incombe à l’homme de s’offrir lui-même en sacrifice, mais cela peut aussi se réaliser sans un passage à l’action impossible à concevoir.
La Akéda comme pierre angulaire du monde des sacrifices
Selon cette compréhension, nous pouvons saisir pourquoi, dès que l’acte de la Akéda lui a été épargné, Avraham reçut l’ordre de prendre un bélier à la place de son fils. À première vue, pourquoi en avoir besoin ? N’avait-il pas déjà traversé avec succès l’épreuve que D-ieu lui avait fait subir ? Mais c’est qu’en cela, Avraham exprimait la réalité de sa volonté de sacrifier son fils, comme nos Sages l’ont enseigné : « pour chaque service qu’il accomplissait, il priait et disait : Puisse cette action être considérée comme si je l’avais faite à mon fils » (rachi). Car telle est la finalité de la vie, de vivre dans la « Hakrava – l’abnégation de soi », non dans le sens de « souffrance », comme on le pense à tort de nos jours, mais dans le sens de « Kirva – proximité » avec Dieu, de proximité avec l’âme.
Lorsqu’il s’agit des offrandes, le besoin de sacrifier réellement et d’immoler l’animal est fondamental. En effet, la bête, dépourvue de “volontés” propres, ne peut offrir à Dieu qu’une combustion de sa chair, produisant ainsi une odeur agréable qui Le ravit. L’homme, en revanche, atteint ce même niveau d’élévation à travers la renonciation à ses désirs matériels. C’est par cette alchimie intérieure que l’individu se transforme en une offrande vivante, capable d’élever son être vers une dimension spirituelle supérieure.
Et il semble que l’on puisse affirmer que c’est ici qu’a été fondé et initié le concept des offrandes à venir, l’acte de la Akéda en étant la pierre angulaire. C’est probablement la raison pour laquelle cela devait se produire sur le mont Moriya – le futur emplacement du Temple.
Celui qui veut vivre… qu’il se fasse mourir !
On constate ainsi que dans l’acte de la Akéda, le père de la nation nous a enseigné la véritable signification de la vie, et nous a appris que pour vivre véritablement, il faut d’abord mourir. Nos Sages ont bien su définir cela dans leurs propres mots : « Si tu veux ne point mourir, meurs avant de mourir » (Traité Derekh Éretz). Et c’est dans le même esprit qu’ils ont dit ailleurs : « Que doit faire l’homme pour vivre [dans l’au-delà] ? Qu’il se fasse mourir [en se privant des jouissances de ce monde-ci] » (Traité Tamid 32a).
La raison en est que les véritables sources de la vie proviennent de l’âme et de l’esprit, tandis que le corps lui-même n’est qu’un ustensile ou un cadre physique qui n’a pas de vie en soi. C’est pourquoi, lorsque l’homme se focalise uniquement sur ses besoins physiques, il risque d’éprouver un sentiment de vide et d’inconfort, car il ne parvient pas à établir une véritable connexion avec l’essence de son existence. Ainsi, l’aspiration à atteindre le bonheur et la richesse intérieure requiert le renoncement aux désirs matériels.
Beaucoup de gens découvrent une vie véritable lorsqu’ils sont prêts à abandonner ce qui leur est familier et confortable. Ce processus n’est pas simple, mais il peut mener à une croissance personnelle et à un sentiment de connexion plus profonde avec soi-même et avec le monde qui nous entoure.
La croissance post-traumatique
L’expérience d’une « crise » au cours de la vie est un phénomène quasi inévitable. Malgré la douleur inhérente, il s’agit parfois d’une condition nécessaire à l’avènement d’une croissance positive. Nombre de personnes ayant traversé une crise affirment qu’il s’agissait d’un tournant positif dans leur vie, leur permettant d’acquérir une nouvelle perspective sur la vie.
En hébreu, le mot « mashber » vient du mot « briser », qui désigne un changement soudain et négatif dans l’état de la matière. Cependant, ce mot a une signification supplémentaire : il désigne les contractions les plus intenses de l’accouchement, juste avant que le nouveau-né apparaisse (voir radak yéchaya 37). Ce sont ces moments mystérieux et dangereux du seuil de la vie – entre ce qui est vécu comme une mort et le jaillissement d’une nouvelle vie.
Pour mener une vie pleine et épanouissante, il est parfois essentiel de traverser des épreuves difficiles, de subir une véritable « mort » émotionnelle ou personnelle, afin de renaître avec des perspectives renouvelées. Un exemple emblématique de cette transformation est Viktor Frankl, qui, après avoir survécu aux camps de concentration, a su puiser dans sa souffrance des enseignements profonds sur le sens de la vie. Son expérience illustre comment les épreuves peuvent devenir des catalyseurs de croissance et de compréhension, ouvrant la voie à une existence plus riche et significative.
Judaïsme et islam : La corne ou le couteau
Les musulmans célèbrent également l’Aïd al-Adha, ou « Fête du Sacrifice », qui commémore, selon leur tradition, la Akéda réalisée par Abraham sur son fils Yishmaël. Cette célébration a lieu le 10e jour du mois de Dhou al-Hijja, le dernier mois du calendrier islamique, et peut-être s’inspire-t-elle du Yom Kippour, qui tombe également le 10e jour du mois (de tichri) le jour où s’est produite la Akédat Itshak. Pourtant, un gouffre béant nous sépare dans notre interprétation de cet événement.
Dans le judaïsme, nous retenons surtout de la Akéda la corne du Chofar, qui symbolise le bélier sacrifié à la place du fils, illustrant ainsi la suprématie de la vie. Son utilisation à Roch Hachana symbolise profondément la vie, nous rappelant l’insufflation de l’âme vivante en nous.
En revanche, on peut interpréter la compréhension de l’islam comme brandissant le couteau, symbole de la Akéda. Ce symbole est lié à un sacrifice destiné à verser le sang dans le cadre du jihad. Ils ont érigé un véritable culte autour de la mort, où l’immolation de soi est perçue comme une voie vers la gloire et le pouvoir. Telle est la vision du monde de l’islam qui se divise en dar al-islam (la Maison de l’Islam) et dar al-harb (la Maison de la Guerre), où la rédemption du monde s’appuie davantage sur la force des armes que sur une quête de sainteté.
Pour conclure…
Nous traversons depuis plus d’un an une période de guerre éprouvante face à des ennemis impitoyables. Nos soldats, poussés par l’amour et le devoir, sont envoyés par leurs familles pour risquer leur vie et se sacrifier dans cette lutte contre des adversaires barbares. Dans cette réalité tragique, nous sommes témoins d’un courage inébranlable et d’une détermination sans faille.
C’est une véritable Akéda, sauf qu’il n’y a pas toujours un bélier pour prendre leur place. Cependant, chez nous, nous disons lors de chaque enterrement : « Par leur mort, ils nous ont ordonné la vie. » Je voudrais rappeler les mots puissants prononcés par la famille d’un des otages : « La victoire d’Israël ne se mesurera pas au nombre de terroristes que nous éliminerons, mais au nombre d’otages que nous ramènerons à la maison. »
La réponse à la mort ne peut être davantage de mort, mais plutôt un engagement à préserver et chérir la vie. C’est là toute la différence entre nous et nos ennemis : ils sanctifient la mort, tandis que nous sanctifions la vie.