Parachat Haye Sarah – Eliezer : De serviteur fidèle à partenaire actif

Parachat Haye Sarah – Eliezer : De serviteur fidèle à partenaire actif

Notre paracha traite de la recherche d’une épouse pour Itshak. Au cœur de ce récit central se révèle un personnage fascinant et moins connu : Eliézer, serviteur d’Avraham. Bien que Eliézer ne soit pas le protagoniste principal, mais plutôt un personnage secondaire jouant le rôle d’émissaire dans la quête de l’épouse – et que son nom ne soit même pas explicitement mentionné dans le texte, étant simplement désigné comme « le serviteur » ou « l’homme » – la longueur exceptionnelle du récit de sa mission nous enseigne qu’une profonde leçon se cache dans sa personne. Comme l’ont dit nos Sages : « Les conversations des serviteurs des Patriarches sont plus précieuses aux yeux de l’Éternel que les enseignements pour leurs descendants, comme nous voyons que le récit d’Eliézer est répété deux fois dans la Torah. »

Un homme maudit uniquement en raison de ses origines ?

Lorsque Eliézer rapporte le serment que Avraham lui a fait prêter – de ne pas prendre une femme pour Itshak parmi les filles de Canaan mais de ‘Haran – il mentionne avoir demandé à son maître : « Peut-être la femme ne voudra-t-elle pas me suivre ? » Nos Sages révèlent que l’intention d’Eliézer était de proposer sa propre fille à Itshak si la femme désignée refusait de venir. La réponse de Avraham fut catégorique : « Tu es maudit et mon fils est béni, et le maudit ne peut s’attacher au béni. »

Nos Sages nous dévoilent ici une perspective surprenante : bien que Eliézer fût le fidèle serviteur d’Avraham, transmettant l’enseignement de son maître et atteignant un niveau spirituel proche de ce dernier – au point que son visage ressemblait à celui de son maître – Avraham le qualifie néanmoins de « maudit » en raison de ses origines comme descendant de Canaan, rejetant ainsi sa proposition de mariage.

Mais il faut s’interroger : comment est-il possible que les origines d’Eliézer déterminent son statut comme « maudit », malgré sa loyauté éprouvée et son niveau spirituel élevé ? De plus, comment Avraham peut-il rejeter Eliézer avec une déclaration si catégorique affirmant qu’il n’a aucune chance de se lier à sa descendance ? Cela ne contredit-il pas l’approche universelle et accueillante d’Avraham ?

Il faut aussi se demander pourquoi Avraham s’exprime dans cet ordre : « Le maudit ne peut s’attacher au béni », alors qu’il semblerait plus logique de dire l’inverse, que c’est le béni qui ne peut s’attacher au maudit ?

Une question supplémentaire : pourquoi est-ce seulement dans le second récit d’Eliézer, c’est-à-dire lorsqu’il raconte tout ce qui s’est passé à la famille de Lavan et rapporte avoir dit à Avraham « Peut-être la femme ne voudra-t-elle pas me suivre », que Rachi nous révèle que cela fait allusion à son désir de marier sa fille à Itshak ? Pourquoi Rachi ne l’a-t-il pas mentionné plus tôt, lorsque Eliézer a prononcé ces mots ?

Comment Eliézer est-il devenu « béni » ?

Nos Sages nous révèlent que Eliézer finit par sortir de la catégorie des maudits pour devenir béni. Le moment où le verset révèle qu’il est devenu béni est lors de sa rencontre avec Lavan qui lui dit : « Viens, béni de l’Éternel. »

Il faut comprendre ce qui l’a fait passer de maudit à béni. En effet, il avait déjà atteint auparavant un niveau spirituel comparable à celui d’Avraham, et pourtant celui-ci le qualifiait encore de maudit. Qu’est-ce qui a changé maintenant pour qu’il devienne béni ? Et si c’est en raison de la mission qu’il a accomplie, il faut encore se demander pourquoi c’est précisément au moment de sa rencontre avec Lavan qu’il mérite le titre de béni ? Le verset indique que Lavan a prononcé ces mots après avoir vu l’anneau et les bracelets et entendu les paroles de Rivka, mais le verset ne précise pas ce que Rivka lui a raconté.

Une dernière question : pourquoi le texte répète-t-il deux fois la même histoire, une fois lorsqu’elle se produit réellement, et une fois lorsque le serviteur raconte toute l’histoire à la famille de Lavan et Béthouel ?

L’erreur de Ham et la malédiction de Canaan

Pour comprendre ce passage, il faut examiner la racine de la malédiction de Canaan. Dans la paracha de Noah, il est raconté que la malédiction vint suite à l’acte de Ham, qui vit la nudité de son père et en parla à ses frères. En réaction à cet acte, Noah maudit Canaan, le fils de Ham, en disant : « Il sera l’esclave des esclaves de ses frères. » Il faut réfléchir à la nature de cette malédiction et à son lien avec l’acte de Ham. Pourquoi Noah n’a-t-il pas maudit Ham lui-même, mais son fils Canaan ?

Dans cet épisode, la Torah décrit Ham comme « le père de Canaan ». Pourquoi ce titre est-il souligné ici ? Il semble y avoir là une allusion à l’essence de son erreur. Ham se voyait avant tout comme « le père de Canaan », il accordait plus d’importance au fils qu’au père. Il n’avait en fait pas compris la signification profonde du concept de paternité comme celui qui fait progresser la création et perpétue la volonté du Créateur. En conséquence, il méprisa son père et osa révéler sa nudité. Il ne voyait pas en lui une figure incarnant l’image du Créateur qui donne, mais se focalisait sur l’importance du « receveur ».

Selon une opinion, Ham alla jusqu’à castrer son père par opposition à la continuité et à la procréation, et Rachi rapporte que Ham dit à ses frères : « Adam n’avait que deux fils, et pour l’héritage du monde, l’un tua l’autre. Notre père a trois fils et il en veut encore un quatrième ! » Pour Ham, le but suprême était « l’héritage du monde » – recevoir, accumuler et dominer. Son erreur résidait dans sa compréhension de la véritable finalité de la création : non pas recevoir, mais poursuivre l’œuvre du Créateur – faire le bien, créer et influencer.

La bénédiction dans le monde découle de la volonté d’être un donneur – de poursuivre l’acte de don du Saint béni soit-Il et de répandre le bien dans le monde. En revanche, la malédiction symbolise l’opposé : la focalisation principalement sur la réception, qui limite la création et empêche sa continuité. C’est le sens profond de la malédiction de Canaan, l’esclavage exprimant l’asservissement au besoin de recevoir uniquement, sans capacité de devenir un donneur autonome.

Eliézer – d’émissaire à partenaire

Nous pouvons maintenant comprendre tout le récit de la mission de Eliézer :

Eliézer, malgré sa grandeur, restait fondamentalement un esclave – un homme dont toute l’existence dépendait de son maître, et qui n’avait rien en propre.

Cependant, dans sa mission de trouver une épouse pour Itshak, Eliézer fit preuve d’une initiative exceptionnelle, bien au-delà de ce qui lui avait été ordonné. Il ne se contenta pas d’exécuter les instructions d’Avraham, mais agit de sa propre initiative de plusieurs manières : il pria l’Éternel de le guider par un signe de ‘hessed, et ajouta que la compatibilité devait aussi être familiale – que la femme soit de la famille d’Avraham.

Il convient de noter que la Torah souligne que Eliézer fut très enthousiaste que la réponse à sa prière vienne précisément de la famille d’Avraham, ce qui n’allait pas de soi. Il est possible que ce soit justement la proximité familiale qui joua un rôle décisif dans la persuasion de la famille de Rivka d’accepter de partir avec lui rapidement, par un sentiment de connexion et de lien naturel.

C’est précisément la raison pour laquelle Eliézer devint « béni » – parce qu’il prit l’initiative et devint un partenaire actif dans la continuation de la création. « Béni » est celui qui fait avancer le monde, participe à l’œuvre de la création, perpétue l’abondance divine et influence positivement son prochain. Avraham, qui est entièrement ‘hessed, est l’archétype du « béni », c’est pourquoi il est dit de lui : « Et seront bénies par toi toutes les familles de la terre. »

L’acte d’Eliézer ne tournait pas seulement autour de la bonté de Rivka – mais lui-même devint une figure de ‘hessed en aidant à la réalisation de la vision d’Avraham. Il devint un partenaire actif dans la continuation de sa voie. Eliézer réussit à s’immerger totalement dans la volonté de son maître, au point d’agir dans les moindres détails comme s’il s’agissait de son objectif personnel. Les actes d’Eliézer soulignent le contraste absolu avec Ham. Alors que Ham voulait empêcher la continuation de la création, Eliézer fit exactement l’inverse : il promut la vision d’Avraham, dont le but était de poursuivre la création divine et de l’amplifier.

On parle habituellement du ‘hessed manifestée dans les actes de Rivka, mais cette histoire révèle aussi la bonté essentielle d’Eliézer lui-même, qui non seulement accomplit de bonnes actions, mais agit de sa propre initiative pour promouvoir la volonté divine à travers Avraham, afin de faire le bien et d’apporter la bénédiction au monde.

Le secret de la véritable bénédiction

Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi Avraham n’accepta pas de marier Itshak avec la fille de Eliézer. Si cela s’était produit, Eliézer se serait placé dans une position de receveur, et non de donneur, concentrant ainsi son bien personnel plutôt que la promotion de la voie d’Avraham, et il serait resté « maudit ».

C’est pourquoi Avraham dit « Le maudit ne peut s’attacher au béni », le défaut principal n’étant pas pour le « béni » mais pour le « maudit ». Car tant que le maudit reçoit du béni, il reste maudit, puisqu’il est encore en position de receveur. Ce n’est que si le maudit s’élève et se lie au béni par un véritable don qu’il deviendra béni.

C’est la raison profonde pour laquelle Avraham le rejeta ; il voulait justement aider Eliézer à devenir béni, et c’est pourquoi il lui présenta le défi de trouver une épouse pour Itshak – une mission où il pourrait prouver son dévouement à Avraham et devenir un partenaire actif dans la réalisation de ses objectifs, cessant ainsi d’être uniquement un receveur pour devenir un donneur.

Et en effet, le moment où Lavan qualifie Eliézer de « béni » survient après avoir entendu le récit de la bouche de Rivka. Même si le verset ne précise pas quelles furent ses paroles, on peut supposer que ce qui frappa ses oreilles sont les paroles que Eliézer lui-même avait prononcées auparavant : « Béni soit l’Éternel, Dieu de mon maître Avraham, qui n’a pas retiré sa grâce et sa fidélité à mon maître, moi étant en chemin, l’Éternel m’a guidé vers la maison des frères de mon maître. »

Dans ces paroles, Eliézer exprime sa joie d’avoir trouvé une femme de la famille d’Avraham. Ce fait témoigne de son intention profonde de continuer et promouvoir la destinée d’Avraham. Lavan, qui entendit cela, comprit qu’il s’agissait d’un homme qui ne se souciait pas uniquement de lui-même, mais qui mettait son initiative au service d’une véritable loyauté. De là, il comprit que Eliézer était déjà béni – il n’était plus seulement un receveur, mais un partenaire dans la bénédiction divine qu’il diffusait dans le monde.

Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi Rachi n’indique pas dès le début que Eliézer pensait marier sa fille à Itshak. S’il l’avait mentionné d’emblée, on aurait interprété sa mission comme motivée par un objectif personnel, pour promouvoir son propre intérêt. C’est pourquoi, Rachi le dit dans le second récit, pour souligner que Eliézer partit avec l’intention absolue de faire du bien à Avraham, la preuve en étant l’aide divine qu’il reçut pour trouver Rivka.

Mais en même temps, Rachi révèle que Eliézer avait un véritable doute, se demandant si sa fille aussi ne pourrait pas promouvoir la vision d’Avraham. Et en effet, le midrach note qu’Eliézer hésita beaucoup avant de proposer sa fille, ce qui témoigne qu’il le fit avec une intention pure, pour le Ciel et pour promouvoir la voie d’Avraham, et non par désir personnel.

Finalement, malgré la pureté de ses intentions, il n’était pas approprié qu’Eliézer propose sa fille à Itshak. Tout d’abord parce que dans ce cas, Eliézer ne pourrait pas concrétiser le ‘hessed qui était en lui. De plus, même si Eliézer lui-même était devenu béni, cela ne disait rien sur sa fille qui était aussi de la descendance de Canaan. Or ce qui était vrai pour Eliézer lui-même ne l’était pas pour sa fille.

Une histoire, deux lectures

A la lumière de ce qui précède, l’on peut penser que la raison pour laquelle l’histoire de la mission d’Eliézer est écrite deux fois est qu’un changement s’est produit dans son état intérieur. Les deux descriptions indiquent deux lectures différentes des événements. Au début, lorsqu’il partit comme serviteur, il était encore dans la condition de « maudit », et son histoire fut donc racontée selon cette perspective.

Après avoir constaté l’aide divine, il relut l’histoire différemment, alors que lui-même était devenu « béni ». C’est pourquoi, dans le second récit, il modifia certains détails, comme l’ajout de l’information qu’Avraham souhaitait une femme de sa famille. Ce changement témoigne qu’il avait compris en profondeur l’intention d’Avraham, que même l’épouse de son fils soit choisie au sein de sa famille, ce qui illustre le changement dans sa conscience – le passage d’une reconnaissance spécifique vis-à-vis de son maître à la promotion du ‘hessed et de la bénédiction en général.

Message pour la vie

Nous apprenons de là un principe important : on peut vivre comme des « receveurs », toujours chercher ce qu’on peut gagner, ou on peut vivre comme des « donneurs », penser à comment faire le bien, faire progresser et élargir. Ces deux approches changent la façon dont nous voyons la vie. Si nous cherchons à faire le bien, la vie nous rendra la bénédiction.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.