Le chant : un langage universel
La Parachat Béchalah nous dévoile les instants ultimes de la sortie d’Égypte, et en particulier de l’ouverture de la Mer Rouge. La libération des Bnei Israel qui suivit la défaite des égyptiens et leur noyade dans la mer suscita en Moché et le Peuple le besoin de chanter Hachem – Chira de louanges au Créateur du Ciel et de la Terre (Chémot 15; 1) : « Alors chantera Moché et les Bnei Israel ce cantique pour Hachem et ils dirent ainsi : je chanterai pour l’Eternel car Il s’est élevé avec majesté, le cheval et son cavalier il a précipité dans la mer ». Les mots « az yachir – alors chantera » sont particuliers. Ils ne font pas référence à un événement appartenant au passé, il s’agit d’un chant au futur tel que l’exprime le mot « yachir – il chantera ».
Nous sommes-nous un jour imaginés de quoi le monde aurait l’air sans chanson ni musique ? Le chant et la musique nous accompagnent en toute occasion – que ce soit dans nos événements heureux ou même dans des moments plus difficiles. Ils sont présents dans nos vies de façon tangible. Le chant est un langage universel qui se situe bien au-delà de la frontière des langues étrangères. Il parvient à faire passer des messages intérieurs qu’il n’est pas aisé d’exprimer d’une autre manière. Il raconte des émotions logées dans les tréfonds du cœur comme la nostalgie, le languissement, la tristesse… En hassidout, « le langage est défini comme la voix du cœur, et la musique comme celle de la néchama ».
Pourtant, la Chira de la Mer Rouge est décrite dans le Midrach comme la première au monde : « Az Yachir, alors il chantera ». C’est précisément à ce moment-là qu’ils entonnèrent ce chant de louanges, et pas avant ! Cette dimension d’innovation est également décrite dans la prière, où elle est dénommée « Chira hadacha – un chant nouveau ». De nombreux miracles avaient eu lieu antérieurement à celui-ci. Malgré tout, l’humanité n’avait pas semblé éprouver le besoin d’exprimer sa gratitude par le chant. Le midrach (Chémot Raba) nous interpelle en ces termes :
« Du jour où HKBH créa le monde jusqu’à celui où les Bnei Israel se tinrent face à la mer, personne ne composa de Chira en son honneur hormis Israel. Adam Harichon fut créé, il ne prononça pas de chant ; Avraham avinou fut sauvé de la fournaise ardente et des rois, il n’entonna pas de Chira ; de même Ytshak fut épargné de la lame du couteau, il ne prononça pas de chant de louange ; pareillement pour Yaacov qui fut sauvé de l’ange et épargné de son frère Essav ainsi que des gens de Schkhem…. Il n’y trouva pas non plus de raison d’entamer un cantique ! »
Mais au final, qu’est-ce qui a rendu ce moment si spécial, qu’il a réussi à inspirer émotionnellement et à provoquer un élan de chant collectif ?
Nous essaierons aussi de comprendre ici pourquoi la dernière étape du processus de libération, juste avant qu’ils n’éclatent en poésie, devait curieusement être un moment de crainte et d’angoisse. Cette peur était due au fait qu’ils étaient cernés de tous côtés : la mer les enfermait, l’ennemi les poursuivait, et les bêtes du désert les guettaient. Pourquoi D-ieu leur a-t-il fait cela ? Après tout, Hachem s’était déjà révélé à eux à travers de multiples miracles et prodiges, suite à leur plainte qui monta vers lui du sein de l’esclavage. Quel était donc cette nécessité de rechute juste avant de partir ?
La « fission » de la mer
Nous avons pour habitude d’utiliser l’expression « kry’iat yam souf – ouverture de la Mer Rouge » en vertu du langage de nos Sages dans la Hagada et d’autres endroits. Néanmoins, il y a lieu de souligner que la Thora n’utilise pas le terme de « kry’ia – déchirure » mais celui de « béky’a – fissure », comme il est dit : « vayvak’ou hamayim – les eaux se fendirent ». Ce terme, qui n’exprime pas une simple ouverture, est volontairement choisi par la Thora.
La racine « baka – fendre » s’apparente à celle du mot « bala – avaler », sauf qu’il exprime le sens opposé. Le sens du mot « bala – avaler » fait ressortir une idée d’ouverture qui permet un accès suivi d’une fermeture. C’est l’image de la bouchée ingérée et avalée. C’est également la représentation de la terre qui s’est ouverte et a englouti Korah. En revanche, le mot « baka – fendre » correspond à une ouverture dont l’objectif est d’expulser une chose située à l’intérieur, tout comme le poussin qui fend sa coquille – « béky’at éfroa’h ». Nous retrouvons ce langage également à propos du lever du jour – « אז יבקע כשחר אורך – c’est alors que ta lumière poindra comme l’aube » (Isaie 58) – tout comme l’aube perce les couches épaisses pour éclairer le monde.
Pareillement, en hébreu moderne on parle de « ביקוע גרעיני – fission nucléaire ». La fission nucléaire correspond à l’éclatement d’un noyau instable en deux noyaux plus légers. Cette fission dégage une énergie gigantesque (1 gramme d’uranium 235 libère ainsi autant d’énergie que la combustion de plusieurs tonnes de charbon).
Dans le même esprit, il apparaît que l’ouverture de la mer, au-delà du simple fait qu’elle a permis le passage en son sein, a libéré une certaine énergie, apportant au monde une création d’une dimension nouvelle, celle d’une « terre ferme au milieu de la mer – ביבשה בתוך הים ».
De quelle énergie parlons-nous, et quelle force fut créée à partir de cette éclosion ? Expliquons-nous !
Une mer en fuite
Le Midrach nous enseigne que la Mer se fendit par le mérite de Yossef. David Hamélekh dit dans Téhilim « La mer vit et s’enfuit » (Téhilim 114). Que vit donc la mer au point de s’enfuir et que ses eaux se fendent en deux ? Le propos de nos Sages à ce sujet est bien connu : la mer a fui devant celui qui a fui ! (Béréchit rabba 27). En effet, dans l’épisode avec la femme de Potifar, il est dit au sujet de Yossef : « Il s’enfuit et sortit à l’extérieur » (Béréchit 39; 12) – il se sauva lorsque la femme de Potifar tenta de le séduire et le faire fauter. A l’identique de ce comportement valeureux, la mer voyant la depouille de Yossef a fui devant lui. La fuite de Yossef à cet instant précis, fut le résultat d’une maîtrise personnelle et d’une victoire d’ordre spirituel sur le corporel, purement matériel.
« La mer » est la représentation des désirs de ce monde ainsi que l’écrit le Gaon de Vilna (Sefer Yona). C’est le sens du verset « Tous les fleuves vont à la mer et la mer n’en est pas remplie » (Kohelet 1; 7), qui signifie que dans ce monde les désirs ne sont jamais satisfaits. L’homme n’assouvira jamais la soif qu’il a de jouir des plaisirs de ce monde, et ne parviendra jamais à un contentement parfait. Lorsque la mer vit le aron de Yossef, le cercueil d’un homme capable de se contenir et de vaincre « la mer » contenue en lui, c’est alors qu’elle s’enfuit. Le retrait de la mer exprime cette capacité enfouie en chacun d’être en mesure d’assécher la mer des désirs de ce monde (rabbi Tsadok de Lublin). Il va de soi que la Thora n’exige pas de nous d’assécher entièrement nos désirs matériels. Elle attend de nous de les diriger dans le bon sens, de même que les Bnei Israel passèrent au cœur de la mer, mais à pieds secs.
Le aron de Yossef accompagna les Bnei Israel tout au long de leurs séjours dans le désert. Le Midrach écrit : « le aron de Yossef avançait avec le l’Arche du Témoignage dans le désert. Les nations demandèrent : Que sont ces deux « aron » ? Ce à quoi Israel répondit : Celui-ci est le aron d’un mort et celui-ci est le aron de l’Eternel. Ils demandèrent alors : Est-ce possible qu’un mort marche avec le Aron de l’Eternel ? Et Israel de répondre : Le défunt qui repose dans ce aron a accompli tout ce qui est écrit dans celui-là ! » (Tanhouma, Bechalah). C’est tout de même incroyable ! Les ossements d’un homme, même dépourvus de vie, peuvent rivaliser avec l’Arche de Hachem. En effet, de même que l’Arche de l’Alliance conduit le Klal Israel et aplanit son chemin, ainsi, les ossements d’un homme, s’ils ressemblent à ceux de Yossef, peuvent conduire et diriger l’homme.
C’est ce qui va nous amener à comprendre ce qui a conduit à cet évènement sans précédent au point où le peuple s’enflamma unanimement en une Chira de louange.
La figure du chant : une boucle
Nous savons que le mot « chira » a pour étymologie le mot « chir » qui signifie anneau et évoque le cercle (comme mentionné dans le traité Chabbat). L’idée derrière cela est, en dehors la notion de perfection symbolisée par le cercle – qui ne présente ni début ni fin et dont tous les points sont reliés et unis, qu’il existe dans la forme circulaire ce principe que « sa fin se trouve en son début » et que sa tête et sa queue se confondent.
L’ouverture de la mer représente le point d’aboutissement de tout ce grand processus de passage de l’esclavage à la liberté. C’est le point qui a donné un sens et un but à toute l’histoire, comme un bouton qui avec son clic illumine l’ensemble de l’image.
Nous essaierons à présent d’expliquer le contexte qui a préparé la sortie finale ainsi que le processus psychologique qu’ils ont traversé pour se défaire complètement de l’esclavage, autant mental que physique.
Observer la menace de plus près pour mieux s’en défaire
Les Bnei Israel vécurent le processus de la délivrance durant une année entière. Ils assistèrent au châtiment des égyptiens, une plaie surnaturelle après l’autre. Ils sont même déjà sortis de Mitsraïm. Ces prodigieux miracles ont produit leur effet sur la Emouna des Bnei Israel, mais ce n’est pas encore suffisant pour les libérer intérieurement de leur ressenti d’esclave. L’ultime étape pour franchir le seuil de la délivrance ne pouvait avoir lieu que par la poursuite des Égyptiens qui les acculeraient au bord de la mer, sans aucune possibilité d’échappatoire. Où et comment se sauver à présent ?
Le Midrach compare cette situation à celle de la colombe qui fuit devant le faucon et cherche à se réfugier dans la fissure d’un rocher où se trouve un serpent. Quel choix lui reste-t-il ? Impossible de rentrer à l’intérieur à cause du serpent. Faire marche arrière, en aucun cas, à cause du faucon ! Que faire ? Elle se met à crier pour que le propriétaire de la volière arrive et la sauve. Ainsi fit Israel : « Ils eurent très peur et les Bnei Israel crièrent vers Hachem ».
Ce contact terrifiant avec les égyptiens entérina le processus de libération du peuple. Désormais, les Bnei Israel verraient de près ceux qui les avaient retenus comme esclaves et de qui ils allaient se séparer définitivement. Il leur appartenait de bien voir, pour la dernière fois, ceux qui les menaçaient, d’observer d’au plus près ce qu’ils n’avaient jamais osé voir. De cette manière, ils pourraient prendre conscience de cette intériorité étrangère qui les habitait et parviendraient ainsi à s’en débarrasser. La peur augmentait – « ils eurent très peur », elle provenait de cette menace de mort toute proche, mais elle était indispensable. La terreur vient témoigner de la compréhension et de l’intériorisation du danger.
La libération émotionnelle par le chant
A la fin de cette ultime étape, les Bnei Israel se trouvent sur l’autre berge de la mer. Ils observent les égyptiens noyés : « Israel vit les égyptiens noyés sur le rivage de la mer ». Cette vision des corps égyptiens rejetés sur la plage avait pour objectif de compléter l’annulation de leur asservissement psychologique pour permettre ce passage à un choix délibéré de liberté.
Cette rupture ne fut possible qu’à travers l’image d’une mer qui se fend face à l’image de Yossef, lui-même représentation de l’homme capable d’assécher la mer des désirs et des passions, libéré d’une pulsion puissante. Le bébé, une fois tiré de la matrice de sa mère, fait entendre à cet instant précis son premier cri – la Chirat Hayam – son Cantique de louanges au Créateur !
Cette poésie n’était pas seulement une expression du sentiment de liberté, mais était elle-même une composante indispensable pour une libération parfaite. Le chant permet de changer notre état interne. Ce souffle qui résonne, guidée par l’intention s’étend à tout le corps et fais de lui une sorte d’instrument extraordinaire. En acceptant de faire vibrer ses cordes vocales afin d’éprouver des émotions intenses, nous arrivons à nous dénouer de tous les nœuds émotionnels.
Quant à savoir si le chant principal est plutôt vocal ou bien instrumental, nous trouvons déjà que les Tana’ïm étaient divisés à ce sujet concernant le chant des Léviyim dans le Temple (soucca 50b). Apparemment, cette discussion existait déjà bien avant, entre Moché et sa sœur, Miryam.