La tentative de libérer le peuple échoue
Notre Paracha rapporte l’épisode du buisson ardent, témoin du dévoilement Divin à Moché rabbénou. C’est là que Moché accepte cette mission d’extrême importance, celle de délivrer ses frères plongés dans les affres de l’esclavage d’Egypte. Le premier objectif est de se présenter devant le Pharaon et lui demander de renvoyer temporairement le peuple. Il s’avéra que cette requête fut un échec total, ayant eu pour seul effet de démultiplier les souffrances des Bnei Israel. Non seulement Moché et Aharon échouèrent à délivrer le peuple, mais pire encore, la situation sur place des Bnei Israel empira. Moché se retourne alors vers Hachem et lui dit:
« Pourquoi as-Tu fait du mal à ce peuple, pourquoi donc m’as-Tu envoyé ? Depuis que je suis arrivé chez Paro pour lui parler en Ton Nom, ce dernier a conçu du mal envers ce peuple, et Ton peuple n’a absolument pas été sauvé »
Nous avons là un témoignage sans équivoque attestant de l’échec de la démarche de Moché au regard de ses attentes. Il nous faut creuser plus avant, si nous voulons comprendre la raison pour laquelle cette tentative de libérer le peuple a bel et bien échoué !
La façon dont Moché a été enjoint de présenter sa requête
Au cours de l’épisode du buisson, Moché reçoit les instructions explicites à transmettre à Paro : « ה’ אֱלֹהֵי הָעִבְרִיִּים נִקְרָה עָלֵינוּ – le Dieu des Hébreux, s’est manifesté à nous » (Chemot 3; 18). Il est bien précisé le « D.ieu des Hébreux » et non pas le « D.ieu d’Israel », car ce nom inclut tous ceux qui se trouvent de l’autre côté du fleuve, et se distingue ainsi du nom « D.ieu d’Israel » qui met en exergue un D.ieu attaché à un peuple. Cette formulation devrait réduire le risque d’opposition de la part de Paro. C’est également là, tout l’objet du mot « נקרה – s’est manifesté à nous », dont l’étymologie provient du mot מקרה – hasard (Rachi). C’est une façon délicate de faire savoir subtilement à Paro que puisque le D.ieu des hébreux s’est manifesté à eux et désire leur prodiguer du bien, ceci justifie leur requête de sortir pour Le célébrer et Lui offrir leurs sacrifices. En outre, il est notable que la manière de s’adresser à Paro ne devait être impérative, mais sous la forme d’une requête aimable : « nous voudrions aller à trois journées de chemin dans le désert, sacrifier à l’Eternel notre D.ieu ».
Ce n’est qu’après cela, toujours avant que Moché n’arrive chez Paro, qu’il est à nouveau instruit de parler à Paro, mais cette fois, sous une forme différente, de façon plus incisive et impérative. Après que ce dernier refusera de prime abord d’obéir, il incombe d’ajouter une injonction supplémentaire :
« Ainsi parle l’Éternel: Israël est le premier-né de mes fils … Laisse partir mon fils, pour qu’il me serve et tu as refusé de le laisser partir. Eh bien! moi, je ferai mourir ton fils premier-né »
chemot 4; 22
Les « erreurs » de Moché en s’adressant à Paro
Lorsqu’on s’intéresse à ce qui se passe dans les faits, au moment où Moché et Aharon arrivent chez de Paro, l’on constate une divergence dans la formulation des choses. Au lieu d’aborder le sujet au nom du « D.ieu des hébreux », comme convenu, et dans un langage qui suppose une certaine contingence, ils se présentent à Paro animés d’un sentiment de fierté, celui d’être les envoyés et représentants d’Hachem. Et suite à l’introduction dramatique de : « Ainsi a dit Hachem, Elokei Israel » (5; 1), ignorant volontairement le fait que Pharaon ne reconnaît pas ce D.ieu, ils poursuivent leur discours à l’impératif sans fournir aucune explication : « Renvoie Mon peuple pour Me servir dans le désert ». Comme on pouvait s’y attendre, cette approche eut pour effet d’amener le roi d’Egypte, qui se prenait aussi pour un dieu, à répondre sur un ton déterminé et sans appel: « Quel est cet Éternel dont je dois écouter la parole en laissant partir Israël? Je ne connais point l’Éternel, et certes je ne renverrai point Israël ».
Ce n’est que suite à ce refus sans équivoque de Paro, que Moché et Aharon changent de stratégie et s’adressent à lui sous une forme plus réservée compatible avec l’Ordre Divin initial : « Le Dieu des Hébreux s’est manifesté à nous. Nous voudrions donc aller à trois journées de chemin dans le désert et sacrifier à l’Éternel notre Dieu » (5; 3). Ils ajoutèrent également une justification à leur demande, apparemment pour rectifier leur maladresse : « de peur qu’il ne nous frappe par la peste ou par le glaive ». Autrement dit, nous craignons qu’Il ne nous frappe si nous ne l’honorons pas comme il se doit.
Mais ce changement de stratégie ne modifia en rien la situation. Non seulement Paro refuse d’accéder à la requête de Moché et Aharon, mais il durcit sa position. Il les chassa, proférant des menaces à leur intention : « Le roi d’Égypte leur dit: pourquoi, Moïse et Aaron, détournez-vous le peuple de ses travaux? ». Paro s’adressa à Moché et Aharon en vertu de son titre de roi d’Egypte, il leur parla dans un langage vil et grossier auquel il ajouta des mots de mépris : « Allez à vos travaux forcés ! » – vous aussi devriez travailler comme le reste de vos frères, au lieu d’être là, à ne rien faire si ce n’est des requêtes méprisables.
La frustration de Moché
En conséquence de tout cela, les contremaîtres des Bnei Israel se dressèrent face à Moché et Aharon, les accusant durement:
« Que l’Éternel vous regarde et vous juge, vous qui nous avez mis en mauvaise odeur auprès de Pharaon et de ses serviteurs; vous qui avez mis le glaive dans leur main pour nous faire périr! »
Non seulement le peuple n’a pas soutenu l’idée de la délivrance amenée par Moché, mais de plus, il se révolta contre lui, le regardant comme un instigateur et une cause de maltraitance supplémentaire, vu l’aggravation de leur situation déjà dramatique.
Face aux récriminations du peuple, Moché ne dit mot. Il ne répond rien aux reproches qui lui sont adressés. Désemparé, il se tourne vers Hachem pour se plaindre : « Pourquoi as-tu rendu ce peuple misérable? Dans quel but m’avais-tu donc envoyé » (5; 22). Une telle réaction de désespoir est plutôt surprenante de la part de celui supposé être le sauveur d’Israel.
A ce stade, il nous importe plus que jamais de connaître la raison pour laquelle Moché modifia les directives d’Hachem pour son approche vis-à-vis de Paro.
L’esquive des Anciens, l’un à la suite de l’autre
En y prêtant un peu plus d’attention, il semblerait que l’explication se situe au moment où l’ordre est donné à Moché « Va rassembler les Anciens d’Israel… Alors tu iras, avec les Anciens d’Israel, trouver le roi d’Egypte ». Moché et Aharon vinrent trouver le roi d’Egypte, quant aux anciens, pris de panique, ils s’étaient esquivés l’un après l’autre, de sorte qu’ils avaient tous disparu avant d’arriver au palais (Chemoth raba).
Pour quelle raison était-ce tellement fondamental que les Anciens s’associent à la délégation qui se rendait chez Paro ? Moché rabbénou n’y suffisait-il pas à lui seul ?
La réponse à cela tient dans le fait que les Anciens représentent les véritables délégués du peuple, par opposition aux dirigeants qui s’élèvent au-dessus de ce dernier. Ils forment un groupe qui porte la voix du peuple. Ainsi, en s’associant à Moché et Aharon, s’expliquait et se justifiait la requête auprès de Paro comme étant une volonté du peuple lui-même. Celle de remercier le « D.ieu des Hébreux » qui s’était manifesté à eux. C’est ce qui justifie la formulation « nous irons donc je t’en prie ». Une telle démarche ne venait pas s’opposer ni contredire l’approche idéologique de Paro, qui attribuait honneur et respect à une multitude de dieux dans son panthéon. Agréer à la demande de ses esclaves et leur laisser un espace-temps court pour fêter dans le désert, pouvait se concevoir aux yeux de Paro, en dépit de ses sentiments cruels et sa bassesse.
Par contre, en l’absence de délégation des Anciens, il n’était plus possible d’exprimer cette volonté au nom du peuple. Elle ne pouvait s’expliquer que comme étant une manœuvre des dirigeants, indépendante du peuple, et ayant pour finalité de déstabiliser le pouvoir de Paro.
Lorsque les Anciens terrifiés s’esquivèrent et ne les accompagnèrent pas, Moché se trouva face à un problème. Il n’y avait plus lieu, et cela devenait même ridicule à ses yeux, de se prévaloir d’une telle formulation « le D.ieu des hébreux s’est manifesté à nous…, nous irons donc je te prie pour trois jours », supposée venir du peuple. C’est pourquoi il amorça immédiatement l’autre tournure au nom du « D.ieu d’Israel », sur un ton plus pointu et tranché : « Renvoie mon peuple ».
Cependant, face au refus de Paro qui « n’avait jamais entendu parler d’un tel D.ieu jusqu’alors », Moché n’eut d’autre choix que de revenir à la formule qui lui avait été enjointe initialement : « Le D.ieu des hébreux s’est manifesté à nous etc ». Pour être plus crédible, il ajouta cette justification « De peur que nous ne soyons frappés par le glaive et par la peste ». C’est peut-être aussi la raison pour laquelle le mot «נקרא-nikra» (s’est manifesté à nous) se termine étrangement ici par la lettre «א», différemment de la façon dont il est écrit au moment de l’injonction «נקרה-nikra» par le suffixe «ה», venant souligner une marque d’improvisation. En effet, Moché s’est rendu compte que le discours de connotation fortuite, n’était plus adéquat dans les nouvelles circonstances.
Mais cette voie n’a pas été non plus un franc succès, et le «roi d’Egypte» leur a reproché comme prévu: « Pourquoi devriez-vous déranger ce peuple ! ». Ce qui signifie: votre requête n’est pas celle du peuple, il s’agit là d’un tout autre calcul, qui ne tient aucunement compte du bien-être du peuple. Comme l’on pouvait s’y attendre, la réponse fut « Retournez à vos travaux forcés ! ».
Et si l’on se pose la question de savoir pour quelle raison ne s’est pas réalisée la prophétie qui voulait que les Anciens accompagnent Moché et Aharon chez Paro, le Netsiv explique que cette prophétie renfermait une petite introduction : « ils écouteront ta voix ». Si Moché avait lui-même parlé aux Anciens ainsi que Hachem le lui avait demandé, il aurait eu la force de les convaincre de cette mission, au point de ne laisser en leur cœur le moindre soupçon de doute. Mais dans sa grande humilité, Moché refusa de le faire et insista pour que Aharon parle à sa place. C’est ce qui explique qu’il manqua un petit quelque chose dans leur conviction, car finalement ce n’est pas Aharon qui avait reçu la prophétie en direct d’Hachem.
Leader ou suiveur ?
Moché et Aharon étaient convaincus que les Anciens les accompagneraient au palais. Ils ne s’imaginèrent pas qu’ils resteraient seuls face à Paro. Ce qui arriva à Moché et Aharon arrive fréquemment de nos jours à bon nombre de dirigeants qui œuvrent pour leur nation. Une foule de gens se tient derrière tout ce qui touche aux conseils et projets, mais lorsqu’il s’agit d’agir, chacun se retire et avance des excuses sans fin, afin de ne pas se trouver impliqué dans les conséquences de l’action.
Un dirigeant ne peut se tenir fort qu’à la condition d’être soutenu par son peuple. Néanmoins, tout le monde dans le peuple ne peut pas avoir son mot à dire. Seuls les Anciens, élus parmi le peuple, peuvent être les représentants de la volonté du peuple. A travers leur soumission à la Volonté Divine, ils affrontent tous les courants et tendances du monde. Dans notre Paracha, sur eux repose la certitude de la validité de Moché comme sauveur envoyé par Hachem.
De nos jours, le principe est quelque peu différent : le peuple choisit son leadership, et peu importe qui il est. Dans un tel contexte, c’est le peuple qui dirige les anciens. En d’autres termes, c’est là, l’origine de la perte de direction. Nos Sages y font allusion comme étant des signes évidents de l’ultime et dernière génération: « le visage de la génération ressemble à la face du chien ». Au lieu que les dirigeants regardent droit devant eux et conduisent leur peuple, ils se comportent comme le chien. Ainsi, le chien marche devant son maître, et il pourrait sembler être le guide qui montre le chemin. Pourtant au premier carrefour, il s’arrête et regarde derrière lui pour savoir quelle direction son maître désire emprunter. Ainsi sont les « dirigeants » de nos jours – au lieu de diriger la nation, ils font des sondages et suivent l’orientation que souhaite le peuple.
Rabbi Akiva disait : Pourquoi Israel est comparé au volatile – l’oiseau ne peut voler sans ailes, de même Israel ne peut se tenir sans ses Anciens (Tanhouma chémot 29). Ces derniers sont appelés les עיני העדה – les yeux de l’Assemblée d’Israel !