Vayichlah – De Yaacov à Israël

Vayichlah – De Yaacov à Israël

Israël comme nom principal, Yaacov appellation subsidiaire

Dans notre Paracha, Hachem change le nom de Yaacov contre celui d’Israel : « Elokim lui dit : ton nom est Yaacov; on n’appellera plus ton nom Yaacov mais Israel sera ton nom » (Béréchit 35; 10). La guémara (Brakhot 13;1) précise: non pas que Yaacov soit annulé, mais Israel sera désormais le nom principal et Yaacov sera subsidiaire.

Hormis la question du sens des mots « principal » et « subsidiaire » ici, il convient également de mettre cela en perspective avec le changement de nom de Avraham, pour lequel il est précisé que tout celui qui le dénomme encore selon son premier nom transgresse une mitsva de la Torah: « On ne t’appellera plus Avram, ton nom sera Avraham » (Béréchit 17; 5). Quelle explication apporter à cette distinction ?

Notre Paracha mentionne une première fois le changement de nom de Yaacov après que Yaacov ait vaincu le malakh. « Il (le malakh) lui dit : quel est ton nom. Il (Yaacov) lui dit : Yaacov. Il lui dit, on ne t’appellera plus Yaacov mais Israel, car tu as combattu avec D-ieu et avec les hommes et tu as triomphé » (32; 27-29)

Deux différences sont notables entre les paroles du malakh et celles du Maître du monde :

1/ le malakh dit « ce n’est plus Yaacov qu’on appellera encore ton nom » alors que les premiers mots d’Hachem sont « ton nom est Yaacov », ce qui signifie que le nom Yaacov est maintenu, s’agissant uniquement de l’adjonction d’un nouveau nom.

2/ le malakh donne l’explication du nouveau nom « כי שרית – car tu as triomphé… », alors que les paroles dites par Hachem ne font apparaître aucune explication.

Le nom Yaacov serait-il synonyme de tromperie ?

Le nom Yaacov a pour étymologie ruser, duper, comme nous l’apprend Rachi lorsque Essav a dit « il m’a piégé par deux fois ». Le nom Israel a pour racine la supériorité et la noblesse, mais également la droiture (ישר-אל). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Israel est également appelé Yéchouroun. De même, le livre de Béréchit est aussi dénommé « Séfer Hayachar », car l’essentiel de son objet est Yaacov, l’élu des patriarches, qui est l’homme « yachar – droit » par excellence !

Mais ces deux noms, Yaacov et Israel, ne sont-ils pas contradictoires, dès lors que l’un signifie la ruse et l’autre la droiture ?! Comment Yaacov peut-il prétendre être en même temps rusé et droit ?

Plus généralement, on peut s’interroger sur le fait que la Torah désigne Yaacov comme un « homme intègre qui réside dans les tentes », et le Navi Mikha (7; 20) l’associe même à l’attribut de vérité. Pourtant, c’est bien lui qui est mêlé à des histoires qui paraissent pour le moins tortueuses, que ce soit à l’occasion de l’achat de la békhora à Essav au moment où ce dernier revient affamé des champs ; ou que ce soit par la récupération par la ruse des brakhot auprès de son père Ytshak, en lieu et place de son frère Essav. Et de même auprès de Lavan, en ce qui concerne son salaire.

La seule manière pour Yaacov de s’affilier à ce monde est par la ruse

Le Pirkei De Rabbi Eliézer (35) décrit que déjà dans le ventre de leur mère, Yaacov a choisi le monde futur et Essav ce monde-ci. La tendance naturelle de Yaacov allait vers le monde futur alors que celle de Essav penchait pour ce monde. Le Maharal écrit (Netsah Israel 15) que le monde futur et ce monde ici-bas sont deux contraires, c’est pourquoi les deux enfants se bousculaient dans le ventre de leur mère. L’un était matérialiste et l’autre détaché de la matérialité, et ils ne supportaient donc pas d’être l’un au contact de l’autre. Le Maharal ajoute que c’est précisément la raison pour laquelle le peuple d’Israel se trouve en exil la majeure partie du temps, car ce monde qui est entièrement matériel ne lui correspond pas.

Le Zohar dénomme ces deux mondes : monde de vérité et monde du mensonge. Pour quelle raison ? Parce que la matérialité cache et camoufle l’origine Divine, le monde matériel étant l’inverse absolu de la réalité spirituelle et infinie de D-ieu.

Il résulte de cela que Yaacov, de par sa nature spirituelle, ne s’accorde pas avec ce monde. Il n’a pas d’attache naturelle avec la réalité matérielle. C’est pourquoi, pour pouvoir recevoir les brakhot elles-mêmes matérielles, il lui fallait utiliser la ruse. Dans un monde de mensonge, il est nécessaire d’avoir recours aux stratagèmes.

La Vérité : relier les choses à leur vraie cause

Toutefois, le but ultime est de faire émerger la vérité à partir de ce mensonge. C’est là tout le travail de Yaacov : transformer les brakhot matérielles en vocation spirituelle. C’est la raison pour laquelle il a reçu les brakhot à la place de Essav. La matérialité n’a été accordée qu’au profit de celui capable de l’utiliser au service d’Hachem. Depuis la faute de Adam Harichon, la tâche de l’homme consiste à faire émerger la vérité de ce monde d’illusion et de mensonge.

C’est pourquoi le subterfuge utilisé par Yaacov ne contredit absolument pas son attribut de Emet ! Bien au contraire, ce n’est que par ce procédé qu’il lui est possible de faire jaillir la vérité à la lumière du jour. Le Emet n’est pas fixé selon notre façon d’agir, il dépend du but et du résultat de cette action. Parfois, il n’est possible de parvenir au Emet que par l’intermédiaire de la ruse, et c’est malgré tout d’un Emet authentique qu’il s’agit.

Yaacov avinou ne se méprend pas en voyant Essav honorer son père, et prélever la dîme sur la paille ou le sel. Ce qu’il perçoit chez Essav, c’est son mépris du monde spirituel et son aspiration pour le monde matériel, prêt à sacrifier le monde futur en contrepartie de ce monde-ci, comme il l’exprime lui même en ces termes : « Je vais mourir, à quoi donc me servirait cette békhora ? » (25; 32). Cette façon de parler et d’agir révèle à Yaacov la véritable nature de son frère. Il comprend que Essav a placé ce monde matériel, ce monde mensonger, comme objectif de vie. Yaacov avinou ne peut supporter une telle démarche. Il va œuvrer de toutes ses forces pour rétablir le lien entre le matériel et le spirituel, pour prouver que le monde matériel n’est qu’une enveloppe, un masque, à la réalité divine suprême.

C’est une erreur de penser que l’attribut de Emet est de décrire les choses telles qu’elles sont, car celles-ci pourraient très bien être elles-mêmes un mensonge. En fait, le Emet consiste à établir le lien entre une chose et sa cause. Dans cet esprit, le Pahad Ytshak écrit que le mensonge consiste à couper les évènements de leur source. Tel est le sens du verset « Le Emet poussera de la terre », ce qui signifie que le Emet doit précisément émerger de la terre, élément matériel par excellence, car l’essence de l’attribut de Emet consiste en cette capacité de faire le tri entre la réalité supposée et la réalité vraie !

Prenons exemple la tendance féministe actuelle. Le monde ne peut comprendre pour quelle raison la femme est supposément considérée inférieure aux hommes. Cette logique les mène à conclure d’une égalité absolue entre les deux genres, féminin et masculin. Mais ce qui est pour eux une vérité indiscutable, représente pour nous un mensonge, si nous appréhendons la causalité du monde. L’homme et la femme ont chacun une mission spécifique dans le service Divin. Sous un tel angle, la femme intervient en tant qu’aide pour l’homme, comme l’exprime le verset, afin de parvenir à gagner la perfection. Il n’y a là aucune forme d’inégalité. Voici là un exemple parmi tant d’autres, du fait qu’un regard superficiel pourrait amener à conclure à la véracité de certaines choses, qui selon une approche plus profonde, sont un grossier mensonge.

Cela nous force à conclure que le Emet ne consiste pas seulement à raisonner et affirmer des choses rationnelles, voire même justes, mais à creuser vers la cause même de cette chose qui tient en une réalité Divine.

Les deux noms de Yaacov : un processus pour parvenir au Emet

Nous pouvons désormais comprendre le sens des deux noms de Yaacov. Il est nommé dès sa naissance « Yaacov » car étant par nature porté vers le monde futur entièrement spirituel, il ne peut se mesurer à ce monde si ce n’est au moyen de stratagèmes et autres ruses. C’est en quittant son intériorité pour se travestir en Essav qu’il sera à même de recevoir les brakhot matérielles !

Cependant, pour que cette ruse soit considérée comme Emet, il y a une condition indispensable : l’acquisition de ce monde ici-bas doit se faire au profit du monde futur, et l’héritage de la matérialité terrestre être entièrement dévoué au spirituel, la rapportant à sa source à travers la Avoda dans le Mikdach. De là, nous comprenons le deuxième nom « Israel -ישראל » qui a pour origine le mot « ישר – droit », et qui renvoie au niveau de Adam Harichon avant la faute originelle, appelé Adam Hayachar dans le verset « Elokim fit l’homme droit, et ils exigèrent de nombreux calculs » (Kohelet 7; 29).

De Yaacov à Israel

L’ange qui combattit contre Yaacov ne réussit pas à lui nuire, car le corps de Yaacov avait atteint un état spirituel, comme l’écrit le Malbim. Le malakh, représentant de Essav, pensa que dès lors qu’il avait pris la place de Essav et reçu les brakhot matérielles par ruse, Yaacov était forcément devenu en même temps matériel. Il se croyait donc en mesure de le vaincre. Il n’avait pas compris que Yaacov ne s’était absolument pas transformé en être matériel, au contraire, il avait sublimé sa matérialité en spiritualité. De fait, après avoir reçu les brakhot, Yaacov resta ce même « homme intègre qui réside dans les tentes ». C’est là, le sens de ce qui est écrit « Yaacov resta seul », qui signifie qu’il resta intègre dans son intériorité, et que rien en lui n’avait changé. C’est ce qu’il affirma à Essav « avec Lavan l’impie j’ai habité et les 613 mitsvot j’ai observé ! ».

De là, le malakh en conclut qu’il n’y avait pas de tromperie chez Yaacov, car ces brakhot matérielles qu’il parvint à obtenir par la ruse, il réussit à les transformer en spiritualité. Il en résultait donc par la force des choses, que la matérialité lui revenait aussi, ainsi que l’écrit Rachi « on ne dira plus que les brakhot te sont venues par ruse et tromperie, mais par supériorité et ouvertement. » Et c’est pourquoi il dit à Yaacov : « ce n’est plus Yaacov qu’on appellera encore ton nom ». Bien qu’au départ, il fut appelé Yaacov pour avoir pris la matérialité de ce monde par ruse. Dès lors qu’il la transforma en objet spirituel, il ne convenait plus qu’il s’appelle Yaacov, car il avait fait émerger de cette manière le Emet au grand jour. C’est ce qui justifia qu’il fallut lui attribuer comme nouveau nom Israel, car ce monde lui revenait de droit.

On peut d’ailleurs retrouver les deux noms de Yaacov dans le verset suivant : « Véhaya e‘akouv lemichor – Ce qui est tordu sera droit » (Yechaya 40; 4). « ‘Akouv – tortueux» fait allusion à Yaacov, et « Michordroit », symbolise Israel. Ce verset résume en trois mots toute la nature de Yaacov, c’est-à-dire cette capacité de redresser ce qui est tordu, de transformer l’ordre matériel en spirituel, de faire émerger le vrai à partir du faux.

Lui-même est appelé Israel, par sa descendance il est appelé Yaacov

Le malakh parvint pourtant à atteindre Yaacov à un endroit, au creux de sa hanche. La raison à cela est qu’il s’agit d’une zone touchant à la reproduction, ainsi que l’écrit le Abrabanel. Cela vient nous enseigner que même si Yaacov est parvenu à sanctifier le matériel accédant ainsi au statut de « Israel », il ne s’agit pas là d’une aptitude transmissible à sa descendance. Celle-ci devra également enclencher cette démarche et passer par le processus de consacrer le matériel au profit du spirituel. Il en résulte que la descendance de Yaacov doit continuer cette lutte avec le malakh, et cela dans toutes les générations.

Comment tout de même expliquer que Yaacov subit ce dommage sur son propre corps ? En réalité, Yaacov contient toute sa descendance, ainsi que l’ont dit nos Sages « Yaacov avinou n’est pas mort, puisque sa descendance est vivante lui aussi l’est ». Cela signifie que la descendance de Yaacov est sa prolongation, c’est pourquoi ses enfants sont appelés « Bnei Israel – les Fils d’Israel ». Contrairement aux autres patriarches, Yaacov avinou est le point de rencontre entre les pères et leurs enfants, entre le particulier et le peuple.

A partir de cela, il y a lieu d’attribuer à Yaacov deux visages, le premier en tant qu’individu, le second qui inclut toute sa descendance.

Dès lors, on peut dire que du point de vue personnel, il n’est plus dénommé Yaacov, ayant achevé sa mission consistant à passer de Yaacov à Israel. Par contre, du point de vue de sa descendance, le nom de Yaacov est encore bien présent, car il appartient à chaque génération de poursuivre cette mission pour son compte. C’est ce qui justifie que les deux noms soient attribués à sa descendance. Yaacov, par le fait que nous nous accordons mal avec la réalité matérielle de ce monde ici-bas, et que par conséquent nous devons user de ruse pour nous y introduire. Mais notre devoir consiste à sortir de l’illusion fallacieuse de la matérialité pour revenir à la source spirituelle, et ainsi faire jaillir la vérité du mensonge, ce qui nous accorde le titre d’Israel.

C’est là toute la différence entre l’annonce du malakh à Yaacov et la promesse de Hachem ensuite. Le malakh s’adresse à Yaacov sous l’aspect individuel, comme il est dit « Yaacov resta seul ». C’est pourquoi il lui dit que son nom n’est pas Yaacov mais uniquement Israel, dans la mesure où il a achevé sa mission. Hachem, dans Sa Promesse à Yaacov à Padan Aram, s’adresse à sa descendance ainsi qu’il est dit à cet endroit « Fructifie et multiplie; une nation et une assemblée de nations seront issus de toi » (35; 11). C’est pourquoi, contrairement au malakh, Hachem lui dit « Ton nom est Yaacov », en d’autres termes, le nom Yaacov existe encore, du point de vue de ta descendance. C’est aussi pour cela que Hachem n’exprime pas la raison de la nomination Israel « Parce que tu as triomphé… » à l’instar du malakh, car cette raison n’a trait qu’à Yaacov qui a atteint la perfection. Par contre, cela reste l’aspiration de la descendance de Yaacov.

Pour conclure, nous sommes tous les enfants de Yaacov dans les faits, et les enfants d’Israel en potentiel. Il nous incombe la mission de transformer notre Yaacov en Israel !

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.