Le mystère des deux lettres « Noun » inversées
Notre paracha cette semaine recèle une curiosité rarissime dans l’ensemble du livre de la Thora. En effet, au cœur de la paracha se trouve une petite section parfaitement indépendante, délimitée par des indices parfaitement distinctifs : deux lettres « noun » inversées ! Dans le Talmud (Chabbat 116), il est dit que cette section est considérée comme un «livre» en soi, divisant ainsi le Séfer Bamidbar en trois livres. Il y est également expliqué que cette section est ainsi signalisée précisément pour nous enseigner qu’elle n’est pas à sa place, et qu’elle a été volontairement déplacée à cet endroit pour faire interruption entre deux mesures de punitions.
Cependant vient se poser la question de savoir pour quelle raison, parmi tous les passages de punition que compte la Thora, fallait-il marquer un arrêt à cet endroit précisément?
Il nous importe également decomprendre pourquoi fallait-il justement choisir cette section «ויהי בנסע הארון – lorsque l’Arche voyageait » pour marquer l’interruption ? Et quel est donc le sens de la lettre « noun » inversée pour servir ici de séparateur entre ces passages ?
Avant de tenter d’apporter une explication, il nous faut tâcher de comprendre en quoi consiste la première sanction !
Un peuple qui tombe de très haut
L’observation attentive du déroulement de l’histoire de la paracha dévoile le passage brutal et la dégradation dramatique du peuple d’un niveau culminant vers le plus bas de l’échelle.
Au début de notre lecture, nous ressentons l’optimisme et l’entrain, voire la tension d’un rythme qui s’accélère. Il est question des nuées de Gloire placées à l’avant qui conduisent le peuple durant son parcours, des trompettes qui rassemblent le peuple pour avancer, selon l’ordre de progression des tribus. Les Bnei Israel sont prêts à voyager avec cette parfaite confiance que la destination finale est à portée de main. Un sentiment général de dynamisme est pour ainsi dire palpable.
Mais finalement, ce n’est absolument pas ce qui se produit sur le terrain. Au moment crucial, les gens dégringolent dans leur foi. Le peuple dérive dans une atmosphère trouble, de plaintes et de querelles. La déception est énorme. Sur le point de gagner Erets Israel, le peuple d’Israël chute, bafouant à chaque occasion l’Alliance et la confiance établies entre lui et Hakadoch Baroukh Hou. La crise est tellement forte, que l’entrée en Terre d’Israel sera repoussée de quarante années dans la paracha suivante. Le déroulement de notre histoire s’en trouve changé de façon irrémédiable.
Le point de départ de la série d’échecs
Cette série de déchéances successives démarre a priori avec l’histoire des gémissants. Ce trait de caractère négatif de se plaindre de sa condition conduit le peuple à une faute plus grave, celle des désirs. Une personne qui se plaint n’est jamais contente de son sort et ne trouve satisfaction dans rien. Son moyen de compenser cette frustration chronique est la luxure. Et tout cela conduisit finalement Israel à fauter en dénigrant une terre précieuse.
Pourtant, nos Sages nous enseignent que la première faute est bien antérieure à cela, lorsqu’il est dit: « Ils voyagèrent de la montagne d’Hachem durant trois jours et l’Arche de l’Alliance voyageait devant eux ». Il nous faut comprendre où se trouve la punition en cet endroit de l’histoire. Après tout, ils auraient dû avancer et voyager de la montagne de Hachem pour entrer en Terre d’Israel.
En fait, le Talmud explique que le verset où il est signifié « Vayssa’ou méhar Hachem – ils voyagèrent depuis la montagne de Hachem » a pour sens « ki sarou méHachem – car ils se détournèrent de Hachem ! ». Il semble que nos sages interprètent ici la tournure utilisée par la Thora qui écrit « Vayssa’ou méhar Hachem – ils voyagèrent depuis la montagne de Hachem » et non pas « ils voyagèrent depuis le mont Sinaï », pour déduire qu’ils éprouvaient au fond d’eux une certaine joie de partir, tels l’enfant qui se sauve de l’école, en se disant « sauvons-nous, de peur qu’Il n’en rajoute et nous donne encore d’autre mitsvot ».
Cette punition « cachée », pour avoir éprouvé de la joie en quittant le Har Sinaï contenait déjà l’origine de la déliquescence qui va suivre, comme le révéleront les sanctions à venir. Cette joie de se dégager et se libérer des obligations du Har Sinaï généra une perte de repères qui entraîna à sa suite des comportements négatifs comme ceux des grogneurs et leurs récriminations.
Mais finalement posons-nous la question : quelle peut être la solution à ce problème ? Les enfants d’Israel devaient-ils rester fascinés au pied du Sinaï, ou du moins être constamment attristés de le quitter ?
La juste distance avec l’arche, ni trop loin ni trop près
La réponse à ces questions se trouve dans cette section singulière : « Lorsque l’Arche voyageait, Moché disait lève-Toi Hachem… ». Rachi explique : étant donné que l’Arche sainte les précédait de trois jours, Moché disait « Arrêtes toi et attend nous, et ne t’éloigne pas plus ». Comment interpréter le fait que l’Arche s’éloignait plus rapidement, tandis que Moché rabbénou l’appelait pour lui demander de ne pas s’éloigner davantage ?! Quelle en était donc l’intention ?
La colonne de Nuée avançait devant le camp, à trois journées de distance, pour rendre praticable le chemin en faveur d’Israel. Malgré cela, Moché jugea bon de prier et demander à ce qu’elle ne s’éloigne pas davantage. Tout éloignement supplémentaire était susceptible d’engendrer le sentiment d’être coupé de la Chekhina.
En réalité, s’il n’est pas possible de vivre perpétuellement si proche de la Chekhina, malgré-tout, on ne quitte pas la Montagne d’Hachem, on l’emmène avec soi ! La section en question « Lorsque l’Arche voyageait » nous enseigne qu’il nous incombe l’obligation d’emmener l’Arche et la Thora qu’elle contient où que nous allions au cours de notre existence. Ce sentiment de joie éprouvé en se sauvant de la Thora comme de l’école, provenait de cette pensée erronée que la Thora n’est pas compatible avec le déroulement naturel de la vie, à D-ieu ne plaise.
La colonne de Nuée s’éloignait effectivement d’Israel pour leur permettre d’éprouver ce sentiment d’indépendance, mais Moché priait Hakadoch Baroukh Hou de ne pas trop s’éloigner des yeux du peuple.
Comme un père apprenant à son fils à marcher
Le Baal Chem Tov (Parachat Noah) compare la relation de la Chekhina envers Israel à celle d’un père qui apprend à marcher à son jeune fils. Comme cela se pratique habituellement, le papa s’éloigne un peu de son fils pour que ce dernier apprenne comment se tenir et marcher en toute indépendance. Malgré tout, le papa doit prêter attention à ne pas trop s’éloigner. Un trop grand écart du père a pour sens l’abandon de l’enfant. Si le père disparaît des yeux de l’enfant, les conséquences risquent d’être néfastes.
Nous pouvons apprendre ce principe à partir de l’ordre institué pour le camp d’Israel. Le Michkan était au centre du camp, et tel que le définit le Kouzari, il symbolise le cœur également placé au centre du corps, et qui impulse le sang à tous les organes. Mais en même temps, le verset insiste et utilise le mot ‘מנגד – en face, autour de la Tente d’Assignation ils camperont ’ (Bamidbar 2;2). Rachi explique le mot en face – à une distance d’un mille, comme il est écrit dans Yéhochoua (3; 4) : ‘une distance sera entre vous et entre l’arche, environ deux mille coudées – afin qu’ils puissent s’y rendre le chabbat’ (Midrach Tanhouma).
Bien que le peuple devait se rassembler autour du Michkan, il devait tout de même respecter une distance bien précise.
Il n’est en effet pas concevable que l’Arche avance simultanément avec tout le peuple, car une telle proximité serait susceptible de porter atteinte au sentiment de crainte exigé par rapport à l’Arche de Hachem. La distanciation requise par rapport à elle permettait de pointer le respect requis à son égard. L’on peut déduire l’importance de ce respect des propos de la guémara (Chabbat 32a) qui considère le fait de surnommer le Aron Hakodech « Arna » comme s’il était question d’une simple armoire, comme une faute pouvant avoir des conséquences très graves.
A côté de cela, il n’était absolument pas question que la distanciation excède cette mesure de crainte, entraînant une rupture entre le peuple et la Chékhina. Concernant le Michkan, la distance exigée ne dépassait pas plus de deux mille coudées, correspondant à la mesure du t’houm Chabbat. Cela, de sorte qu’ils puissent se rendre en cet endroit sacré le Chabbat et y prier.
Conduire l’Arche de Torah vers quoi nous nous tournons
D’après ce que nous venons d’expliquer, il est permis d’expliquer le sens de la séparation placée entre les différents événements néfastes.
Lorsque existe ce ressenti de vouloir « quitter la Montagne d’Hachem », ou en d’autres termes l’aspiration à se déconnecter de la Thora, il y a urgence et il est essentiel de stopper immédiatement et marquer une pause entre les sanctions. Et cela, avant même que la dégradation ne se concrétise, moment à partir duquel il devient difficile de s’extirper de cet état.
Il est maintenant possible de donner une explication aux deux « noun » inversés. Nos Sages nous enseignent (Brakhot) que la lettre ‘נון- noun’ symbolise la ‘נפילה – la chute’ [c’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette lettre est la seule à ne pas avoir sa place dans le psaume ‘Achrei yochvei beitékha…’, libellé selon l’ordre alphabétique], en vertu du verset ‘נפלה לא תוסיף קום בתולת ישראל – tu as chuté et ne pourra te relever, vierge Israel’. Par contre, dans le Talmud Yérouchalmi, on lisait le verset différemment : ‘נפלה לא תוסיף’, ce qui a pour sens que la chute a une fin, ‘relève-toi vierge Israel’, mets-toi debout.
La section « lorsque l’Arche voyageait » placée là, nous fait savoir que même cette lettre ‘noun’, qui symbolise la chute, peut s’inverser – si seulement nous avons l’intelligence de ne pas laisser la Thora à l’arrière, et si seulement nous « voyageons » avec la Thora et brandissons Sa Lumière.
Le Aron – ארון est également dénommé « ‘אור נ – Lumière du Noun » ou « Lumière de la 50ème porte » car il représente une lumière très élevée, impossible à atteindre en ce monde. Celui qui parvient à relier toutes ses étapes de vie au Aron Hakodech, n’aura pas à craindre de rupture totale, même aux moments de chute et de difficulté.
Puissions-nous tous mériter de voyager avec la Thora dans toutes nos pérégrinations, et gagner en toute circonstance cette prérogative du contenu de ce verset : “Lève-Toi, Hachem, et que Tes ennemis soient dispersés, et que fuient de devant Toi ceux qui Te haïssent !”
Rav Binyamin Melka