Parachat Noah – Génération du Déluge ou de la Tour ?

Parachat Noah – Génération du Déluge ou de la Tour ?

Médite les annales des deux générations !

Notre Paracha débute et se conclut avec les récits des deux fautes existentielles de l’humanité. La première, à travers la société antédiluvienne et sa dégradation, symbolique des dix premières générations de l’humanité, de Adam à Noah. Le deuxième péché se reflète dans l’histoire de la Tour de Babel, et la perdition de sa civilisation pour les dix générations suivantes, de Noah à Avraham avinou. Ces deux périodes se contredisent intégralement et forment deux pôles culturels opposés. Il semblerait même logique d’affirmer que les hommes de la génération de la Tour de Babel aient pris leçon du Déluge, et qu’ils en aient tiré comme conclusion de se conformer à une conduite diamétralement opposée. Malheureusement, cela ne les a pas aidés : ils furent punis et leur façon d’agir s’est soldée par un échec complet !

Le premier à avoir trouvé le juste milieu entre ces deux antipodes, fut Avraham avinou. De façon surprenante, l’image de l’ancêtre suprême des croyants surgit précisément au cœur de l’histoire de la génération de la tour de Babel. Il semble que cette génération représente une phase de transition entre la perversion extrême de la génération du Déluge et la cohésion d’une Emouna parfaite. Et en effet, nos sages ont trouvé de quoi établir un lien entre Avraham avinou et cette génération de la Tour de Babel.

La michna Avot (§5; 1) compare les dix générations allant de Adam à Noah et les dix générations de Noah à Avraham avinou. Toutes deux, viennent nous apprendre combien Hakadaoch Baroukh Hou a de patience et est long à se mettre en colère. Cependant la michna souligne que la fin de chaque période diffère : celle de Adam à Noah se termine avec la précipitation des eaux du déluge sur terre, venant décimer l’humanité. Quant à la période de Noah à Adam, elle se ponctue par l’arrivée de Avraham avinou qui arrive et reçoit la récompense de tous. Cela sous-entend qu’il n’y eut pas seulement une différence de punition – puisque la génération du déluge perdit le mérite même d’exister, contrairement à la génération de la Tour de Babel qui se maintint dans son existence, plus encore, il existe en cette génération et celles jusqu’à Avraham quelque chose qui doit être préservée, et si c’est ce que fait Abraham, il gagnera le salaire de tous.

Il nous appartient de réfléchir et comprendre le sens du chemin d’Avraham qui traça une nouvelle voie au cœur de la destruction de ces deux générations.

Mais avant cela, il nous importe de bien comprendre l’essence de ces deux générations – celle du Déluge comme celle de la Tour de Babel. Il est justement dit dans la chira Haazinou (Dévarim 32 ; 7) : « בינו שנות דור ודורmédite les annales de chaque siècle », qui fait précisément référence à ces deux générations (Midrach).

Génération du déluge – Culture permissive et divinisation du « moi »

La génération du déluge est désignée dans la Thora, selon une expression qui revient à plusieurs reprises dans notre Paracha – « השחתה pervertie » : ותשחת הארץ לפני האלוקים… – la terre s’est pervertie devant Elokim etc ; והנה נשחתה כי השחית כל בשר את דרכו – et voici qu’elle s’est pervertie, car chaque créature a perverti sa voie naturelle ». Il y est question de la dépravation de l’homme, de celle des êtres vivants, de la terre, de toute existence.

La génération du Déluge fut une génération de gens qui suivaient leurs instincts et vivaient comme des animaux. Elle dégrada son Image Divine en vivant dans une débauche extrême, et a réduit en poussière les limites existant entre l’homme et son prochain ainsi que celles entre l’homme et la nature. Hormis la faute du vol et la violence qui régnait, cette génération fut frappée pour son immoralité qui l’a conduit à se permettre de s’accoupler à l’animal.

En tachant de retracer l’origine de la faute de cette génération, nous pouvons en trouver la source dans un individualisme exagéré. La sanctification absolue de l’individu conduit graduellement l’homme à se plonger dans ses passions matérielles. L’homme vit alors avec cette idée que l’existence de toute chose n’est qu’un moyen pour lui d’exploiter et de satisfaire ses plaisirs. Et c’est cette idéologie qui lui permet de considérer les biens d’autrui comme ses propres possessions, car il perçoit en tout objet une opportunité de satisfaire ses tendances naturelles. C’est ce qui le conduit finalement à cette dégringolade qui l’abaisse au niveau de l’animal en quête permanente de la satisfaction de ses pulsions.

Cette idée de rapport entre le désir et l’individualisme ressort explicitement du Passouk dans Michlei : (18; 1) « Celui qui se tient à l’écart cherche ce qui lui plaît ». Rabénou Yona (Chaaré téchouva §1 ; 31) explique ce verset, que celui qui qui cherche à suivre sa convoitise et son désir, se sépare forcément de tout ami ou collègue… Parce que les convoitises des hommes se distinguent fondamentalement, et personne n’aspire à satisfaire l’instinct d’autrui. Chaque particulier cherche à réaliser son désir personnel, radicalement différent de celui de son prochain.

Cette conception de la vie nous rappelle le Romantisme Allemand – un courant de pensée qui s’est développé en Europe à la fin du 18e siècle, en réponse au style néoclassique qui plaçait l’esprit, la logique et la science au centre. Par opposition, le mouvement romantique favorise l’émotion et l’imagination. Au lieu de présenter le typique et le commun à tous, l’homme se concentre sur le spécial, l’unique et le subjectif. Il préfère la nature sauvage au genre civilisé, et met en exergue l’artiste de génie, le non-conformiste.

Cette vision du monde n’a finalement pas profité à l’homme et l’a même dégradé. L’artiste romantique se livre aux passions, glorifie la cruauté de l’homme, sombre dans une dépression extravertie ou célèbre l’existence humaine en s’enivrant sans vergogne. De plus, la pensée du romantisme a contribué à façonner le nationalisme en Europe au cours du 19e siècle et, dans une certaine mesure, à la formation de la doctrine nazie.

C’est ce qui nous permet de comprendre que la génération du Déluge ne pouvait en aucun cas subsister. Une société décadente qui pervertit ses voies naturelles, qui perd toute identité et corrompt sa propre nature, il devient logique et évident que son existence même se décompose. Et selon une approche plus profonde, nous pouvons dire que le « déluge » qui descendit sur cette génération ne soit qu’une illustration du déluge de pulsions qui les a noyés de prime abord.

Quand l’individualisme échappe, le collectif doit renaître

La génération de la Tour de Babel en tira la leçon et se fit l’antithèse de cette idéologie. Dès la fin du Déluge, l’individualisme destructeur avait déjà disparu du globe terrestre. Il avait été remplacé par une solide fraternité – « toute la terre ne parlait qu’un seul et même langage et exprimait les mêmes paroles ». Les expressions de la Thora la concernant ne parlent plus de destruction mais de construction, de réalisation : « ils dirent allons, construisons-nous une ville et une tour… la tour que les hommes avaient construit… leur vaillance consistait à fabriquer ». Cette génération de la tour de Babel n’a pas détruit son existence, au contraire ! C’est une génération de gens en quête de créer, de fabriquer, d’édifier. Elle n’a pas cherché à se tourner vers ses pulsions et dissoudre son identité, au contraire, chaque œuvre réalisée le fut dans le but de préserver et pérenniser cette identité « Faisons-nous une renommée ».

Cependant, même cette nouvelle théorie était défaillante. La construction de la Tour, dont le sommet devait atteindre le ciel, est décrite par nos Sages comme une guerre à l’encontre du Maître du monde. Elle aboutit finalement à un résultat destructeur : « Hachem les dispersa de là, sur toute la surface de la terre ; ils cessèrent de construire la ville – c’est pourquoi elle fut appelée Babel, car à cet endroit Hachem confondit le langage de toute la terre ; et c’est depuis cet endroit que Hachem les dispersa sur toute la surface de la terre » (11 ; 8-9). Nos sages ont même affirmé à propos de cette génération qu’ils n’avaient pas de part au monde futur.

La question se pose de savoir quelle fut leur faute ? Le midrach nous dit que : « l’action de la génération du Déluge a été explicitée, celle de la Tour de Babel n’a pas été explicitée ».

Génération de Bavel – Le collectivisme d’une entreprise progressiste

Il semble que l’erreur des gens de cette génération se trouve dans la recherche aveugle du contraire absolu de la génération du déluge. La Tour de Babel se présente comme une manufacture dirigée vers le progrès et la perfection. Elle avait pour objectif l’établissement d’un monde industrialisé, une sorte d’urbanisation d’immenses gratte-ciel construits par l’homme, qui véhicule le message arrogant que l’homme est le créateur et le pourvoyeur du monde.

Cette vision du monde n’est pas sans rappeler le siècle des lumières du XVIIIe siècle, qui cultiva l’idée de progrès parallèlement à la révolution scientifique, et en même temps fit émerger l’universalisme occidental où tous les êtres humains sont égaux.

De façon curieuse, cette vision du monde élimine complètement l’individu, et symbolise tout le contraire: l’extrême collectivité, qui ôte toute valeur à la vie privée. En effet, les constructeurs devaient vivre en paix pour construire l’édifice, et d’après les Midrashim, ils pleuraient davantage pour une brique perdue que pour une personne morte.

Si la génération du déluge a sanctifié l’individu aux dépens du collectif, celle de la Tour a quant à elle consacré l’universel aux dépens du particulier.

Les gens de cette génération avaient pour projet de créer une « religion humaine » et rompre ainsi tout lien et dépendance avec le Maître du monde. A cet effet, ils initièrent un modèle de paix par l’intermédiaire d’un « langage unique et de paroles unies » pour s’organiser seuls avec la sagesse qui se développe forcément dans une union fraternelle de l’humanité. Et cela, pour renforcer ce sentiment d’être par eux-mêmes les maîtres du monde et ses dirigeants.

Tout cela ressemble au meilleur des mondes, hormis le fait qu’une telle paix n’est que superficielle, celle des « contrats de paix » utopiques, celle des démarcations artificielles entre les parties et qui ne résolvent aucunement les rivalités intrinsèques. Les identités privées et le nationalisme s’effacent au profit d’une collectivité non identifiable et privée de ses valeurs.

La dispersion des langues

En réaction à cela, HKBH les dispersa sur la surface de la terre et confondit leur langage. L’intention étant de faire éclater cette bulle imaginaire, ramener ces gens à la réalité et les faire descendre de leur nuage de pseudo-fraternité, en même temps que révéler les 70 facettes de l’Humanité qui ne peuvent être refoulées. Aucune globalisation ne pourra mettre en veilleuse et annuler les différents langages des hommes, pas plus qu’aucune uniformité ne pourra réunir les parties, au contraire, elles ne pourront qu’être causes de scission.

Le Chalom d’après la Thora n’est possible que grâce à une minimisation de son amour-propre au profit du Kavod Chamayim. Seule une telle soumission permet à l’homme de « rencontrer » la qualité unique de l’autre, sans se tenir inévitablement sur sa position affirmée de différent. La Emouna en Hachem rappelle que la source du partenariat entre les individus se fonde justement sur leurs différences.

Quelle génération est la pire ?

Nos sages ont déjà posé cette question (Rachi 11; 9) : « Quelle est la plus dure, la génération du Déluge ou bien celle de la Tour de Babel ? ». Les mots du midrach font valoir que la génération de la Tour de Babel méritait encore davantage d’être détruite, car « ils se sont révoltés contre l’Essentiel – Hachem, pour Le combattre ». Cependant, le Chalom qui régnait entre eux les sauva. Sur la base du fait que la génération du Déluge disparut alors que celle de la Tour de Babel subsista, le Midrach avance que la faute de la génération de la Tour de Babel fut de moindre dimension.

Ce n’est pas évident à appréhender, car finalement, la fraternité de la génération de la Tour de Babel a servi de moyen pour en venir à l’idolâtrie ! Comment concevoir que ce point de fraternité problématique soit parvenu à empêcher la destruction de cette génération ?!

En fait, le Midrach nous enseigne qu’il y a lieu de tenir compte de ce principe de fraternité, bien qu’il puisse être vu comme une défaillance au point que Hachem les ait dispersés sur toute la terre pour éviter qu’ils restent unis. Malgré tout, celle-ci permet de préserver intact le cadre de la structure extérieure. Cela ne fut pas le cas de la génération du Déluge qui mena une vie de débauche et dissolut son image et son identité. Une génération qui perd tout lien avec sa source Divine et réfute ce fondement d’avoir été créé à l’image de Hachem, n’a pas sa place dans le monde et est vouée à la destruction.

Parallèlement à cela, une génération qui croit à la suprématie de l’homme en tant que création Divine, et le démontre même en s’unissant dans une même langue afin de préserver son identité de créateur et de constructeur, permet de déceler en elle un potentiel susceptible de rejoindre le niveau de Emouna de Avraham avinou, quand bien même son approche est loin d’être celle attendue.

La voie d’Avraham – Une combinaison des deux approches

Avraham a su s’affilier à ce principe de fraternité et d’unité selon une conception juste et appropriée. Il l’utilisa en tant qu’essence et non comme moyen.

A partir de cela, on peut peut-être aller plus loin et dire que notre ancêtre Abraham a réussi à combiner ces deux générations. La correction de cette génération de Babel a été faite par l’adoption, dans une certaine mesure, de l’individualisme de la génération du déluge ! L’introduction de la force singulière et unique au sein du cadre social stable et conformiste telle que celui de la génération de Palaga, était la recette prometteuse d’une nouvelle nation, celle qu’Avraham commençait à construire.

A notre époque, nous sommes plongés dans une génération qui combine ces deux visions du monde. D’une part, la mondialisation a transformé le monde entier en un petit village où l’on parle un seule langage et où tout se déplace facilement d’un endroit à l’autre. Inutile de préciser que cela n’a pas aidé l’homme, au contraire, ça n’a fait qu’intensifier la jalousie, la haine et la compétition…, sans parler du sentiment qui s’est affermi en nous comme quoi nous pourrons toujours faire face aux problèmes qui se posent sur terre. Mais d’autre part, nous vivons également dans une génération de permissivité et de surconsommation, une génération dans laquelle l’homme est centré sur lui-même, tarde à murir, hésite même à prendre ses responsabilités, menant plutôt sa vie comme s’il n’y avait pas de lendemain.

Notre seul moyen de survie dans une ère si audacieuse, est de se raccrocher à la voie de notre père Avraham, en adoptant une vie bien cadrée par une structure externe conservatrice, mais qui soit capable de contenir en elle une essence de vie profonde, de nature individuelle.

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.