Dans notre Paracha, Moché reçut l’ordre divin de faire sortir le peuple d’Israël de la terre d’Égypte à l’aide des Dix Plaies. Avant leur exécution, Moché et Aaron seront tenus d’accomplir la preuve de leur mission devant Pharaon :
« Tu diras à Aaron : ‘Prends ton bâton et jette-le devant Pharaon, qu’il devienne crocodile !’ » (Exode 7,9).
Ce sera le prélude à tous ces fléaux miraculeux qui s’abattirent ensuite sur les égyptiens tout en épargnant notre peuple.
Mais cette démonstration ne nous est pas inconnue. En effet, dans la Paracha précédente, lors de l’épisode du ‘buisson ardent’, nous y avons lu un signe similaire. Moché a été invité par D.ieu à jeter son bâton afin qu’il devienne un serpent, puis à attraper la queue de ce reptile et à rétablir ainsi l’ordre des choses. Malgré les nombreuses similitudes de ces deux miracles, ils restent par essence très différents l’un de l’autre.
Dans l’épisode du Buisson, il a été donné à Moché comme un argument confirmant l’authenticité de sa mission, permettant ainsi d’avoir le soutien de tout le peuple. Ainsi, il sera accompli avec le bâton de Moché, et aux yeux de tous, il sera métamorphosé en « Na’hach », en serpent. Pour qu’il retrouve son état de bâton, Moché devra l’attraper par la queue.
Dans notre Paracha, ce sera le bâton d’Aaron qui sera utilisé, le public ne sera composé que de Pharaon et de sa cour, pour voir ce bâton se transformé non pas en « Na’hach » mais en « Tanine » – un crocodile. Le retour à l’état initial ne nécessitera aucune intervention humaine, il semblerait qu’il se fasse par lui-même.
Apparemment, chacun de ces signes avait un rôle différent. De ce fait, le Seforno note que Moché devait accomplir un « Ot » – un Signe, tandis que Aaron devra réaliser un « Mofet » un Prodige. Le Signe étant destiné aux Hébreux, le Prodige quant à lui fut conçu pour le Pharaon et l’Egypte. Mais comment interpréter cette différence ?
Il est également nécessaire de comprendre dans quel but le Saint-béni-soit-Il ordonna cette démonstration. Changer un bâton en serpent n’était en rien un exploit aux yeux des Sages de l’Égypte et de leurs sorciers. Il est même décrit dans le Midrach comment à la suite de ce prodige Pharaon rit et se moqua d’eux en s’exclamant : « A Acre, vous venez vendre du poisson ? » Immédiatement, il envoya chercher des enfants de quatre et cinq ans hors de l’école et ils se mirent à reproduire cette métamorphose à l’aide de sortilèges. Ensuite il convoqua sa femme et elle fit de même…
Pourquoi donc avoir choisi précisément un miracle ‘naturellement’ concevable ?
L’identité de Na’hach et Tanine
En ce qui concerne l’identité du « Tanine », nous constatons que Rachi n’y vit aucune différence avec le « Na’hach ». Pour lui, c’est le même serpent. En réalité, c’est un Midrach explicite (Pesikta Zoutrâta) : « Ce « Tanine » est le même « Na’hach » que D.ieu lui montra au buisson ardent… ». Déjà nos Sages (Avot DeRabbi Natane chap. 39) nous avaient indiqué que l’un des noms du serpent est « Tanine ».
Il est toutefois intéressant de constater que la Torah préfère le terme « Na’hach » pour les Enfants d’Israël, tandis que le terme « Tanine » est utilisé pour le Pharaon ainsi que pour l’avertissement de la Plaie du sang. Ainsi, Ibn Ezra et Nahmanide ont tous deux distingué ces deux termes comme étant deux espèces différentes de reptiles. Le « Na’hach » des Hébreux serait un serpent tandis que le « Tanine » de Pharaon désignerait un crocodile (du Nil…). Malgré tout, l’opinion de Rachi reste intrigante. Nous pouvons avancer que même si selon lui ces deux termes proviennent d’un même sous-ordre (ici, les Serpents – Serpentes), ils désigneraient deux types de familles. D’ailleurs, le Radak (dans son ‘Livre des Racines’) différencie le « Na’hach » qui indique le serpent terrestre du « Tanine » qui décrit le serpent marin (Elapidae).
Le Serpent est l’emblème par excellence de la source d’impureté, depuis que ‘Hava fut tentée par lui. Il est le symbole de l’orgueil et de la déification, celui qui attira l’Homme à la faute grâce à son argument « Vous serez comme des Dieux ». Ce Serpent originel, puni et déchu de sa grandeur, est devenu un rampant, sans pattes. Mais alors que le serpent est hors de la réalité, réduit à inoculer son venin en elle, le crocodile du Nil, lui, est resté à l’image du Serpent avant sa malédiction. Bien vivant et présent, se mouvant sur ses pattes puissantes, nageant dans l’eau, il est immergé dans cette nature dont il prétend en être la source…
On pourrait dire, en suivant ce raisonnement, que si le serpent est l’ennemi de l’homme, le crocodile est l’ennemi de D.ieu. Tout au long de la Bible, des versets décrivent la réaction du Créateur envers ces crocodiliens. « Tu brisa les têtes de crocodiles sur l’eau » (Psaumes 74). Dans le Texte, le serpent reste uniquement l’ennemi de l’homme, ainsi qu’il fut maudit : « Je placerai l’inimité entre toi et la Femme » il est représentatif du pouvoir de séduction.
Le nil et le crocodile, une vision matérialiste
Dans la Haftara de cette semaine, tirée de la prophétie d’Ezéchiel, nous lisons à propos du Pharaon qu’il se considérait comme ce « crocodile monstrueux vautré au milieu du Nil, et qui dit: le fleuve est à moi, et c’est moi-même qui me suis créé ». Afin de comprendre cette image de ‘couché au milieu du Nil’ plus en profondeur, il faut déjà se pencher sur la vision du monde égyptienne de l’époque. L’essence de leur divinité était tirée du Nil, c’est pourquoi il fut frappé le premier. Ce fleuve était la source de toutes les eaux égyptiennes, comme expression de l’abondance infinie existante en elle-même dans une réalité qui lui est propre. Le Nil est la base de la prospérité matérielle, la terre d’Egypte n’étant aucunement tributaire des pluies. C’est peut-être pourquoi aucun des érudits égyptiens n’ait réussi à résoudre le fameux rêve de Pharaon, car concevoir une sécheresse en Égypte n’était pas réaliste.
Cette même idolâtrie a été exprimée par Pharaon – ce « Grand Crocodile », qui « vautré au milieu de ses fleuves », se considérant lui-même comme étant la source de toute cette abondance, comme si c’est lui qui l’avait provoquée.
D’ailleurs, dans l’Égypte ancienne, la ville connue pour ses temples consacrés au dieu crocodile Sobek, sera nommée par la suite Crocodilopolis. Cette ville adorait et priait un saint crocodile nommé Patsuchus – fils de Sobek. Le crocodile y était véritablement sacré, et celui qui périssait dans les mâchoires de la bête était digne de servir de repas au dieu.
L’Égypte exprime la vision matérialiste de ce monde, qui voit la substance comme la seule réalité existante, composite et active de l’univers. On la surnomme également la « Maison des Esclaves », car c’est le destin de l’Égypte : tous ses habitants sont les esclaves de cette réalité matérielle. Aucun homme ne s’est échappé d’Égypte, car tous sont asservis, aussi bien les maîtres que les serviteurs.
Le message du serpent, et celui du crocodile
Nous pouvons ainsi comprendre l’épisode du Bâton, se transformant en serpent pour le peuple juif et en crocodile pour le Pharaon et l’Egypte.
La principale préoccupation de Moché quand il dit : « Eux ne me croiront pas ni n’écouteront ma voix », étant en réalité une crainte de constater que la souillure de l’Egypte avait pénétré leurs êtres, obstruant la voie de la fidélité à la parole divine. De ce fait, la Torah décrit leur condition comme étant « un peuple au sein d’un peuple », phagocyté par cette civilisation comme un embryon dans les entrailles de sa mère. A cela, Hachem donna à Moché le premier signe, dans lequel le bâton est devenu un serpent. Ce message, adressé au peuple d’Israël, enseigne que l’impureté de l’Egypte n’est qu’extérieure à leur essence. Pour faire revenir l’état initial, il faut attraper la queue du serpent, agripper le Mauvais penchant pour voir son inconsistance… Seul un rejet du bâton, correspondant à une perte d’emprise, donne au serpent sa raison d’être. Se mesurer à son influence et le mettre de nouveau sous une emprise humaine le fera disparaître.
Cependant, le bâton devenu crocodile exprime la confrontation avec l’Égypte, sur son terrain. La vision du monde égyptien, matérialiste et déconnectée de sa source, se reflète dans la puissance de la magie qu’ils possédaient, ainsi que le témoigne les Sages (Kidouchin 49b) « Dix mesures de sorcellerie sont descendus dans le Monde, et neuf en Egypte… » cette science était chez eux ‘un jeu d’enfant’… Ainsi, la force de cette magie réside dans son attache à la terre, sans contrôle ni dans l’eau ni dans l’air (Sanhédrin 67b). De même, dans un élément plus petit qu’un grain d’orge, qui n’est pas considérable, nul sort ne peut l’atteindre (Talmud de Jérusalem ‘Haguiga).
Quand Pharaon, qui se considère comme la source de la réalité matérielle, à l’image du crocodile se mouvant dans le Nil, voit le crocodile d’Aaron redevenir bâton et se retourner et avaler les crocodiles de ses sorciers, brisant par cela tout son concept fictif et mensonger, il choisit de fermer les yeux, perpétuant ses mensonges.
La forme du buisson gravée sur les pierres du Sinaï
L’épisode du ‘buisson ardent’ est en réalité la racine du Don de la Torah au Mont Sinaï. Selon notre Tradition, sur les pierres de cette montagne sont gravées la forme d’un buisson, justifiant par cela l’analogie entre le Sinaï et le Sénéh (Buisson). « Vous servirez D.ieu sur cette montagne… » Cette injonction, véritable prophétie, est un réalité un message intemporel : Peu importe l’influence du Serpent et de la puissance de son venin, la Torah, donnée sur cette montagne, permettra à l’Homme de révéler le mensonge de l’impur et de résorber ce venin inoculé en lui… Le Don de la Torah, conclusion de la Délivrance vient donc anéantir le pouvoir du Serpent…