Une voiture stationnant au beau milieu de la chaussée a de quoi contrarier les autres conducteurs, même si le gêneur a de bonnes raisons de le faire. Que ce soit pour décharger ses courses ou déposer un proche, l’impatience des personnes bloquées se fera vite entendre. Coups de klaxon et vociférations ne tarderont pas à retentir, surtout par heure de pointe. Mais
avez-vous déjà remarqué que généralement, la première personne placée juste derrière l’objet du mécontentement ne laisse transparaître aucune réaction ? Comment comprendre son stoïcisme apparent ?
Avant que le Chofar ne retentisse dans nos synagogues, le jour de Roch HaChana, nous récitons le verset “D.ieu s’est élevé dans la sonnerie, l’Eternel avec la voix du Chofar”. Nos Sages nous expliquent que le Nom divin ‘Elokim’ désigne l’Attribut de Justice, tandis que le Tétragramme fait référence à celui de la Miséricorde. Ainsi, le sens de ce verset serait que par la sonnerie du Chofar, nous demandons au Créateur qu’Il quitte Son Trône de la Justice et qu’Il s’installe sur celui de la Miséricorde.
Il y a lieu de méditer sur la signification de ce changement de Trône. De plus, D.ieu étant parfait, Ses agissements le sont obligatoirement. Comment alors comprendre que la Justice divine puisse dépendre d’un quelconque Attribut ?
(Sur cette notion d’Attribut, un approfondissement est requis. Que le Nom ‘Elokim’ puisse désigner la Justice est assez compréhensible. En effet, par lui le Monde fut créé. Or, ainsi que le Texte l’affirme, ‘Un Roi par sa justice maintient la Terre’. L’existence du Monde dépend de la rigueur et de l’application stricte du système. Mais comment comprendre que le Nom de D.ieu par excellence fasse référence à la Miséricorde ? Pourquoi Son Essence dépendrait de cette nature magnanime ?
En réalité, toute la dimension de Miséricorde mérite réflexion. Son application serait-elle une concession à la Justice ? Un tel renoncement est inacceptable, le Tout-Puissant ne peut faire fi de la vérité.)
Il semblerait donc que si la Justice découle de la volonté de celui qui ordonne, la Miséricorde résulte de la volonté de celui qui accomplit.
Par exemple, un père qui défend à son fils de fumer aura estimé le danger et les conséquences néfastes d’une telle accoutumance. Pour lui, la consommation de tabac est totalement exclue, aucune dérogation n’est envisageable. Dans le cas malheureux où l’interdit serait transgressé, la justice paternelle devra être appliquée. La punition est d’autant plus certaine que la volonté de celui qui commande est clairement exprimée.
Cependant, la notion de Miséricorde implique d’autres données que la simple transgression. Dans notre exemple, c’est l’état d’esprit du fils désobéissant qui est pris en compte. L’influence de son entourage, son besoin de s’intégrer, son âge si propice aux nouvelles expériences, même dangereuses, son souhait de simplement ‘goûter’ sans créer de dépendance, toutes ces circonstances atténuent le jugement catégorique du père.
Nous pouvons donc affirmer que si on juge un acte, on ‘compatit’ avec une situation.
Ainsi, un véhicule bloquant la circulation est un acte répréhensible, engendrant une sanction immédiate. Pourtant, la personne au premier rang, véritable spectateur de l’ensemble de la scène, prend en compte les différents éléments qui la constitue. En voyant le gêneur dans une situation assez compliquée, aux prises avec son chargement ou dépassé par son programme, une certaine compassion l’empêchera de réagir virulemment. Sa patience découle d’une certaine identification avec cette personne se trouvant en mauvaise posture.
Notre relation avec D.ieu peut se situer dans ces deux dimensions. Les commandements divins étant l’expression de la Volonté divine, leur transgression est irréparable, selon la stricte justice. Annuler Sa volonté, source de tous les êtres, entraîne irrémédiablement l’annulation du pêcheur. Plus rien ne devrait légitimiser son existence.
Mais l’Attribut de la Miséricorde vient prendre en compte la nature ambivalante de l’Homme, ou plutôt son combat perpétuel entre ses deux penchants ; le Libre arbitre est donc le principal concerné de cet attribut.
Mais comment comprendre ce besoin de se référer à la nature de l’Homme ?
En fait, la notion même du libre-arbitre engendre inéluctablement une conduite divine régie par cette ‘compassion arrangeante’. Pour nous permettre d’atteindre le but voulu de cette liberté de choisir, une ouverture dans l’application de la sentence était obligatoire. Si le châtiment devait s’abattre immédiatement après la faute, cette liberté aurait été entravée. Seule une vision plus globale de la situation, supposant un certain laxisme, donne du poids au choix de l’Homme.
Pour reprendre l’image du père avec son fils, il est vrai que l’acte en soi mérite sanction, mais dans la majorité des cas, le père n’en fera rien. La raison profonde à cette empathie est la raison même de l’existence du fils. Le but de l’éducation est d’amener son fils à une certaine indépendance, à un équilibre humain. Le dresser en le punissant de façon systématique ne mène nullement à cette construction future. Lui laisser une marge d’erreur est la garantie de cette liberté positive.
Nous pouvons à présent comprendre le lien existant entre le Nom de D.ieu par excellence, désignant Son essence, et la Miséricorde. Contrairement au nom ‘Elokim’ qui s’habille dans la nature (leur valeur numérique est d’ailleurs identique) et qui s’exprime dans une réalité concrète, le Nom Ineffable devance la création de cette réalité. Il se situe dans le projet plus que dans sa concrétisation, dans l’esprit plus que dans la chose elle-même. Ainsi, le but de notre venue et de nous octroyer de Son bien, le légitimisant grâce au libre-arbitre. Rendre à l’Homme son futur, fruit d’un projet antérieur, tel est le sens de cette miséricorde. L’essence du Créateur est donc intrinsèque à celle-ci.
La Miséricorde est l’application de la bonté originelle (comme il est dit: ‘Le Monde se construira par la Bonté’) dans la réalité logique et juridique de ce monde.
Ainsi tous les jours nous remercions dans la prière : ‘Le Miséricordieux chez qui Ses Bontés ne se sont pas taries’. A priori, un amalgame est présent. Comment confondre ces deux notions distinctes ? La réponse est que la définition même de la miséricorde est de rendre cette bonté intarissable, même après la Création, et de la rendre actuelle en la mêlant à la justice.
La notion des Trônes est donc compréhensible, ils décrivent deux états dans la conduite divine. Celui de la justice est inscrit dans la réalité de ce monde, avec sa rigueur et son intransigeance, tandis que le Trône de la miséricorde nous ramène à l’état originel, où le projet ainsi que sa motivation animent la conduite divine.
Par la sonnerie du Chofar, nous demandons donc que D.ieu puisse ‘s’élever’ (comme l’expression du verset), remonter dans le temps tout en restant actuel, dépasser la condition de la création et retrouver son état précédent, celui où l’expression du libre-arbitre a toute sa place. Quitter la réalité restrictive pour retrouver une volonté plus générale car transcendante, englobant toutes les facettes des créatures.