Parachat Vayechev – Yéhouda: un véritable volcan

Parachat Vayechev – Yéhouda: un véritable volcan

Notre réflexion portera sur l’emplacement étrange de l’épisode de Yéhouda et Tamar, au milieu du développement de la vie de Yossef, entre sa vente par ses frères et sa descente en Egypte. Pourquoi le Texte plaça-t-il cette histoire parmi des événements sans rapport apparent ?

Certes, nos Sages trouvèrent plusieurs comparaisons dans les versets entre cette affaire et l’histoire de Yossef.

  1. L’animal que les enfants de Yaacov égorgèrent afin de tremper la tunique, fruit de leur convoitise, dans son sang fut une chèvre. Pareillement, le tribut que Yéhouda promit à Tamar fut des chevreaux.
  2. Quand les frères de Yossef montrèrent la tunique ensanglantée à leur père, ils lui intimèrent de reconnaître en elle la tunique de son fils chéri. Plus tard, dans un autre contexte, quand Yéhouda tranchera le verdict funeste à l’égard de sa bru, cette dernière lui implorera de reconnaître ses biens laissés en gage. (La même expression – ‘Haker Na’ – est utilisée dans les deux situations.)

L’intention de nos Maîtres serait de faire ressortir la ‘mesure pour mesure’ du comportement de Yéhouda. Cette punition serait en réalité la justice rendue pour le chagrin causé à son père.

Ainsi, Rachi commentera l’expression ‘Yéhouda descendit de devant ses frères’ comme une descente de sa grandeur, la souffrance de Yaacov entraîna une baisse d’estime de la part de ses propres frères. ‘C’est toi qui nous a obligé à le vendre, lui dirent-ils, si tu nous avez exigé de le rendre à sa famille, nous t’aurions écouté…’

Mais on pourrait ajouter que le passage de Yéhouda et Tamar est nécessaire pour le déroulement de l’intrigue, grâce à lui Yéhouda façonnera sa personnalité pour devenir un acteur de l’Histoire. En effet, il faut comprendre que ces mêmes événements exprimant les divers faits des tribus sont les mêmes qui ébauchent leur propre image dans l’Histoire.

Afin d’analyser l’apport de ce passage pour le caractère de Yéhouda, il nous faut pénétrer sa propre perception de cette période troublante. Sa conception personnelle de la filiation patriarcale ne pouvait laisser la place qu’à un seul héritier. Comme Avraham et Its’hak avant eux, où seul un descendant prit le flambeau du patrimoine divin, ainsi seul un fils de Yaacov aurait dû perpétuer l’héritage paternel. Bien sûr, il pensait que cela ne concernait que les fils de Léa, la première épouse. Il s’est donc basé sur sa propre compréhension des évènements pour tenter d’éloigner Yossef, ce jeune rêveur un peu trop ambitieux, révélant ses songes de domination à tout va, et tentant de discréditer les enfants de Léa aux yeux de son père… Selon cette ligne de conduite, il ira même jusqu’à calmer sa conscience d’avoir menti à son propre père au sujet de la disparition de son frère. Eloigner Yossef n’altèrera en effet aucunement la continuité d’Israël, car nul projet ne l’incluait…

A présent, immisçons-nous dans l’histoire personnelle de Yéhouda. Lorsque ses propres fils, ‘Er et Onan, trouvèrent la mort, il conclura en considérant sa belle-fille, Tamar, comme une ‘femme meurtrière’. Il refusera donc de l’unir à Chela. L’aventure qui en découlera aboutira à l’expression même de la reconnaissance, phrase phare d’un héros admettant sa faiblesse aux yeux de tous. ‘Elle est plus juste que moi !’

Cette justice dont il est question ne concerne pas uniquement la légitimité du fruit de ses entrailles, mais amène à revisiter sa conception du monde. Cette reconnaissance non seulement lui rend sa responsabilité dans la vente de Yossef et de la souffrance de son père, mais change sa vision de la ‘malédiction’ dont étaient victimes ses fils. En réalité, la véritable source de cette malédiction n’était autre que lui-même, en punition de la vente de Yossef.

En approfondissant le sujet, la raison de leur mort a un lien direct avec l’établissement d’une descendance. Que ce soit pour ‘Er, qui reniait à l’avenir pour un présent esthétique, ou Onan qui se complaisait dans un narcissisme tel qu’il lui était inconcevable d’inscrire l’Autre dans l’éternité d’une progéniture, tous deux renièrent la continuité que confère la filiation.

La ‘mesure pour mesure’ est donc d’autant plus profonde, il avait tenté de réduire la descendance de son père et il refusait d’admettre l’apport des fils de Ra’hel, ses fils réduiront sa descendance et ne verront pas l’apport d’un frère de sang pour l’ensemble de la famille…

Son refus de donner son troisième fils exprime bien son déni dans cette histoire et sa volonté de rejeter la faute sur Tamar, victime innocente d’une virilité non pas créatrice mais actrice passive de l’égoïsme restrictif hérité de leur père.

Son aveu lui fera intérioriser son erreur et ébranlera ses conclusions. Il acceptera ainsi que Yossef puisse être le digne héritier de son père. (D’autant plus que la grandeur de Yossef est révélée dans la réussite de son épreuve, épreuve que Yehouda échoua…)

Puis advint la naissance de ses deux fils, jumeaux à la naissance entrelacée… Il comprit alors que deux entités pouvaient être dépendantes, que chacun pouvait apporter sa pierre à l’édifice de l’Histoire. Perets et Zera’h, comparés respectivement à la lune, propre au renouveau, et au soleil, à l’éclatante luminosité, (Cf. Rabeinou Ba’Hayé) ne sont que les deux faces d’un héritage éternel.

A contrario des premiers patriarches, la suite de Ya’acov se devra d’être multiple.

Cette déclaration, ‘Elle est plus juste que moi’, est donc révolutionnaire. Elle changea toutes ses convictions, modifiera ses axiomes, et créera une vision nouvelle du monde. Inchangée depuis Avraham, la notion même de descendance, toujours singulière, se retrouva plurielle.

C’est la définition même de la Reconnaissance, cette aptitude de changer de point de vue, de trouver une porte de sortie même à un mur infranchissable, de ressortir grandi de l’erreur. C’est accepter et modifier, intégrer et révéler…   

Par cette reconnaissance, ou plutôt cette connaissance nouvelle, Yéhouda méritera d’être l’ancêtre de la Royauté. Un véritable roi est celui capable de changer la réalité, de l’améliorer en dépassant les limites étriquées d’un système. Son pouvoir lui permet d’éclater, de faire jaillir une nouvelle dimension. D’ailleurs, Perets, signifiant en hébreu l’éruption, sera le précurseur de la dynastie royale.

C’est ainsi qu’il faut comprendre les mots du Zohar qui relie Tamar et Routh, les deux ‘matriarches’ de la Royauté, en constatant que les deux virent leur mari mourir, sans avoir eu d’enfant, et qui eurent recours au Yboum (ou lévirat) pour perpétuer la mémoire du défunt. La royauté est donc intimement liée avec cette notion de continuer le Nom, en d’autres termes de redonner vie à la mort. C’est faire rejaillir une nouvelle dimension d’une réalité dépassée, d’apposer de nouvelles limites, plus larges que les précédentes…   

Plus tard, lors de la confrontation entre Yéhouda et Yossef, cette force nouvellement acquise lui permettra de révéler la véritable identité de ce vice-roi, et de faire basculer entièrement la situation.

Cette puissance éruptive ne rencontre pas d’obstacle. Tel ce volcan silencieux qui attend son heure, cette force attendra que l’expérience de la reconnaissance la dévoile, dans toute sa splendide dévastation.

Pour conclure, cet épisode est la clé de la personnalité du leader, personnage se mouvant dans un univers régi par une vision subjective, mais possédant en lui le pouvoir de tout faire basculer et de tout remettre en question. Ainsi, si parfois un homme dans sa jeunesse ne brille (Zera’h) pas par sa personnalité spéciale, il se peut que les événements de la vie fassent éclater (Perets) son potentiel au grand jour…. 

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.