Vayé’hi – L’unité : lorsque chacun connaît sa place

Vayé’hi – L’unité : lorsque chacun connaît sa place

Comment interpréter les propos de Yaacov ?

Yaacov appela ses fils et leur dit : Rassemblez-vous et je vous raconterai ce qui vous arrivera à la fin des jours. Groupez-vous ensemble et écoutez fils de Yaccov, écoutez Israel votre père. (Béréchit 49; 1-2)

Yaacov rassemble donc ses enfants avant sa mort, dans l’intention de leur dévoiler la fin des temps. Mais finalement rien n’est mentionné à ce sujet si ce n’est sous forme d’allusion à travers la bénédiction formulée à Yéhouda « le sceptre ne quittera pas Yéhouda… jusqu’à ce que vienne Chilo » (10).

Curieusement donc, l’essentiel du monologue de Yaacov ne porte absolument pas sur la fin des temps, mais plutôt sur la définition qu’il pose sur chacun de ses enfants et la bénédiction qu’il leur transmet. Nos sages expliquent (Pessahim 56a) que Yaacov n’a pas finalement pu révéler la fin des temps – car la Chekhina (Présence Divine) l’a quitté !

Cependant, si le but de ce rassemblement était le dévoilement à ses fils de la fin des temps, nous pouvions nous attendre à ce que Yaacov se taise lorsque la Chekhina le quitte. Or ce fut en réalité le début d’un long discours concernant les Chevatim, désigné dans la suite de la paracha (28) sous le terme de « brakhot ». Il nous importe de comprendre comment Yaacov a subitement changé son propos, faisant basculer le sujet initial de la fin des temps pour un autre, sans rapport, concernant ses enfants ? Il paraît malaisé de dire que ce discours se substitue à l’autre uniquement pour pallier au fait que Yaacov n’ait plus rien à dire en cet instant !

Le sens du discours de Yaacov n’est pas non plus très clair, et les commentateurs ont longuement débattu pour savoir si l’intention de ce dernier consistait à exprimer des paroles de bénédictions ou de reproches, ou encore une prédiction du futur. Certains affirment même que l’essentiel de cette intervention était destinée à désigner celui qui serait apte à la royauté (voir Abravanel). Ainsi, le contenu de ces paroles de Yaacov n’est vraiment pas évident à entrevoir. Il apparaît comme étant principalement une définition des Chevatim, mais la Torah elle-même le détermine en tant que « brakhot ». Il nous faut éclaircir ce sujet.

Enfin, il convient de se demander pourquoi au début, Yaacov utilise le mot « héasfou – rassemblez-vous… », pour aussitôt après employer celui de « hikabétsou – groupez-vous… », ces deux mots désignant finalement la même action ! Quelle est l’intention de cette répétition ? Pour quelle raison utiliser deux mots différents pour exprimer la même idée ? Et pourquoi cette autre répétition:  « écoutez, fils de Yaccov, écoutez Israel votre père » ?

L’union des Chevatim : une véritable innovation

La guémara Pessahim (56a) rapporte:

Lorsque Yaacov s’apprêta à dévoiler la fin des temps, la Chekhina se retira de lui. Il dit : « peut-être, à D ieu ne plaise, existe-t-il un défaut dans ma descendance, comme pour Avraham dont est issu Ychmael, et Ytshak qui a engendré Essav ». Ses fils lui dirent : « Ecoute Israel, Hachem est notre D ieu, Hachem est Un; de même qu’en ton cœur il est Un, ainsi en nos cœurs Il est Unique ! ». A cet instant précis Yaacov avinou dit : « Baroukh Chem Kévod Malkhouto Léolam Vaed »

A priori, l’intention dans cette réponse des Chevatim à Yaacov était de faire savoir à leur père que dans leur cœur également se tient l’Unicité Divine, de même que chez Yaakov. Cependant, le Maharal explique que le fond de leur pensée était de faire savoir à leur père qu’ils étaient eux-mêmes unis, car l’Unicité Divine ne se réalise qu’à travers un peuple uni. Le Maharal ajoute que ce sont les Chevatim, et non pas les patriarches, qui initièrent l’acceptation sur soi du Joug Divin. Car en effet, celle-ci n’est possible que sur une communauté, à condition toutefois qu’elle soit unie – dans le cas contraire, la Royauté Divine ne peut résider sur une telle assemblée. L’unité des Chevatim tirait son origine de Yaacov, c’est pourquoi ils commencèrent leur déclaration par « Chéma Israel – Écoute Israel ». C’est là exactement le sens de leur propos : « de même qu’en ton cœur Il est Un, ainsi en nos cœurs Il est Unique ! ». Tout comme Yaacov est lui-même particulier, ainsi les Chevatim sont réunis en tant que fils de Yaacov et ne font qu’un.

En ce qui concerne les Avot, l’essentiel de leur démarche se pratiquait autour de la relation entre l’homme et Hachem, autour du lien entre le ciel et la terre. Les Chevatim quant à eux, avaient pour objectif de vie la création d’une unité fraternelle. Celle-ci passait par le fait d’être liés autour de Yaacov leur père. C’est une innovation en soi, car jusqu’alors nous n’avions pas d’exemples de deux frères qui soient également consacrés. Il y en eut toujours un, recalé et refoulé, comme Ychmael ou Essav. Plus encore, le livre de Béréchit rapporte tout au long, les exemples de frères qui ne s’entendaient pas et dont les intentions étaient de s’entretuer. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute que l’union des Chevatim était une chose totalement inédite, que les Avot n’expérimentèrent pas eux-mêmes, cette communion entre 12 frères, qui n’étaient pas même issus d’une même mère, tous élus en faveur d’un seul et même objectif !

Cette idée a pris corps à partir de l’histoire de la vente de Yossef. Et même si toute cette histoire semble essentiellement motivée par la haine entre frères, une lecture plus approfondie y dévoile les racines de leur unité. Et même si toute cette affaire tournait autour des enfants: Yossef, Yéhouda, Réouven et les autres frères, elle était surtout centrée autour de Yaacov leur père et de son inquiétude ; que diraient-ils à leur père ? Serait-il d’accord pour laisser Binyamin descendre en Egypte ? Etc… Tout ce que les frères racontèrent à Yossef en Egypte, comme les réactions de ce dernier, était centralisé autour de Yaacov, et c’est ce qui entraina finalement Yossef à se dévoiler à ses frères. Nous comprenons que l’aspect le plus fort qui généra cette profonde fraternité entre frères, fut leur préoccupation pour Yaacov. Dans cette histoire, se renforça puissamment ce ressenti filial, celui d’être les enfants d’un seul homme. Cela eut pour conséquence de renforcer leurs sentiments de fraternité.

C’est ce qui leur fit dire à Yaacov « de même qu’en ton cœur Il n’est qu’Un (Ehad), ainsi en nos cœurs Il est Unique ». Le mot « אחד – Ehad » fait allusion à Yaacov et aux Chevatim, comme l’écrit le Maharal, la lettre Aleph (valeur numérique 1), c’est Yaacov, la lettre Het (valeur numérique 8), ce sont les huit enfants des Matriarches, et la lettre Dalet (valeur numérique 4), ce sont les quatre fils des servantes. Cela a pour sens que Yaacov et les Chevatim réunis constituent le mot « Ehad – Un ».

C’est pour cette raison que nos Sages ont dit (Taanit 6;1) que Yaacov avinou n’est pas mort ; puisque sa descendance est vivante, il est vivant ! Ce n’est pas exprimé envers Avraham ni Ytshak, pas plus qu’envers aucun autre. Le sens de cette affirmation provient précisément du fait que Yaacov avinou se tient à l’intersection de l’individu et du collectif. C’est lui qui façonne le lien d’unité chez sa descendance. Sans que celle-ci ne s’affilie à lui, l’union entre ses membres n’est pas possible, c’est pourquoi nous sommes tous appelés « Bnei Israel ». Par cela, Yaacov reste toujours vivant.

Yaacov ressentit une faille dans leur unité

Bien que les Chevatim déclarèrent qu’en leur cœur il n’y avait qu’un D-ieu Unique, malgré tout Yaacov perçut du fait que la Chekhina l’avait quitté qu’il restait encore un soupçon de faille dans leur unité. D’ailleurs, à la fin de la paracha, lorsque les frères demandent à Yossef de leur pardonner, Rabénou Behayé relève qu’il n’est pas mentionné que Yossef leur a effectivement pardonné. Car en vérité, Yossef ne leur a pas complètement pardonné. Du reste, c’est de ce manquement que fut issue la sentence relative aux 10 martyrs de l’empire romain. Ce qui vient confirmer l’existence d’une carence dans leur unité.

A partir de là, nous pouvons expliquer ce mot « Héasfou – rassemblez-vous », suivi du mot « Hikabétsou – regroupez-vous ». Le premier terme correspond à un rassemblement dans un but précis, ce qui n’est pas le cas d’une « hikbatsout –  regroupement » dont le but est de former un groupe. Le rassemblement a une vocation externe, comme le fait de se rassembler pour écouter un cours par exemple. Le regroupement vient essentiellement pour se retrouver ensemble.

Au début, Yaacov emploie ce terme de rassemblement, car le but était précis ; celui de leur dévoiler ce qui va se passer à la fin des temps. Lorsqu’il leur demande aussitôt après, de se regrouper et d’écouter…, c’est après que ce soit éloignée de lui la Chékhina, et c’est ce qui justifie le changement de langage. Dès lors, l’intention de Yaacov est de demander à ses fils d’avoir comme objectif, de former un groupe en soi. Lorsqu’il a compris qu’il existait une faille dans leur unité, il leur ordonna de se grouper et d’être unis. C’est pourquoi il leur dit « Ecoutez, enfants de Yaacov » car la façon de s’unir est de tous s’affilier à Yaacov leur père, même s’ils ne sont pas tous les fils la même mère.

Les brakhot de Yaacov ; le secret d’une union parfaite

On appréhende mieux désormais le contenu et la pleine signification du propos de Yaacov, et sa pertinence précisément après avoir voulu leur dévoiler le futur. Nous y voyons une leçon d’importance à retenir par chacun de nous.

Lorsque Yaacov perçut une légère faille dans l’unité de ses enfants, qui ne permettait pas de leur dévoiler la fin des temps, Yaacov dans sa profonde sagesse, souhaita leur donner les moyens de parfaire cette unité. Pour cela, il allait définir à chacun sa place et son rôle. C’est le secret que nous enseigne Yaacov avinou pour parvenir à l’union: connaître chacun sa juste place !

Ainsi en va-t-il dans le corps d’un homme où chaque membre doit occuper sa place exacte, sans quoi des dysfonctionnements apparaissent et la personne ne peut vivre. Il en va de même au sein du groupe, il n’est pas possible que tous occupent une même place.

C’est ce qui amena Yaacov à détailler la fonction de chaque tribu, pas uniquement dans le but de les définir, mais afin de préserver leur fraternité et leur union. C’est également la raison qu’il fit de Yossef et Yéhouda des rois. Tout l’objet de la royauté tient justement en cette capacité d’unifier le peuple à l’image du cerveau et du cœur de l’homme, responsables de l’harmonie et du bon équilibre de tout le fonctionnement du corps. Le Maharal a déjà comparé la royauté de Yéhouda à l’esprit et celle de Yossef au cœur. Par le fait que tous soient soumis au roi, chacun remplit le rôle qui lui est propre, ce qui permet que se cristallise l’union parfaite.

C’est la raison pour laquelle ce discours de Yaacov à ses fils est dénommé « brakhot de Yaacov », c’est là, la plus grande brakha pour eux, celle qui leur permet d’être unis.

L’unité : lorsque chacun connaît sa place

Pour parvenir à l’unité nationale, il faut avant tout déterminer la spécificité de chaque Chévet. Ainsi, pour remplir sa juste tâche dans le groupe et apporter sa part à la société, une personne doit avant tout définir sa spécificité et ses compétences personnelles. Les problèmes commencent si notre vision du monde s’articule selon une conception de hiérarchie des tâches, certaines vues comme valorisantes et de haut niveau, et d’autres qualifiées de niveau inférieur, ou carrément impropres. Cela génère une situation où tout le monde vise la même tâche et chacun mesure sa réussite en fonction de celle du voisin, ce qui établit le point de départ de la haine.

L’homme doit se connaître, connaître sa nature et aller selon ce que lui inspire son cœur. Ce n’est que de cette manière qu’il pourra développer sa véritable place et parvenir à des niveaux que lui-seul peut gravir.

L’éducation ne consiste pas à dresser nos enfants, mais à les aider à se développer à partir de leur nature. Que l’on soit parent ou éducateur, nous devons garder à l’esprit qu’en chaque enfant se tapit cette lumière intérieure qu’il apporte au monde. Cette lumière spécifique, qui ne se trouvera chez aucun autre. Il nous incombe cette difficile mission de découvrir cette lumière.

Des études psychologiques ont mis en évidence une relation entre certains styles parentaux et le conformisme chez l’enfant. Les enfants élevés par des parents dit « autoritaires » ont de plus grandes chances d’avoir des comportements conformistes. D’autres styles parentaux, plus ouverts, encouragent la maturité et le sens critique de leurs enfants. Il est clair que les enfants trop conformistes seront moins créatifs et développeront moins facilement leur personnalité.

Lorsque chacun fera briller sa lumière propre au lieu de développer un monde basé sur l’imitation, s’édifiera dans le monde une fraternité authentique.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.