Vayéra – Sedom : Se cacher derrière la stricte justice

Vayéra – Sedom : Se cacher derrière la stricte justice

La paracha s’ouvre avec l’accueil par Avraham des trois malakhim. Rachi nous communique leurs missions respectives : le premier était venu annoncer à Sarah la nouvelle de la naissance prochaine de Yitshak, le second était préposé à la destruction de Sedom, quant au troisième, il venait guérir Avraham après sa Brith-mila. Mais, alors que la présence des anges venus pour Sarah et Avraham se conçoit, celle du malakh venu pour détruire Sedom appelle une explication ! Pour quelle raison ce malakh est-il venu chez Avraham avant de se rendre sur le lieu de sa mission ?

Aussitôt après cet épisode relatif à l’hospitalité d’Avraham, nous est relatéla destruction des villes de Sedom et Gomorre, ainsi que le fervent dialogue entre Hakadoch Baroukh Hou et notre ancêtre au sujet du sauvetage de Sedom.

Dans les annales de l’Histoire, il exista une autre ville qui fut épargnée d’une menace de destruction due à l’immoralité de ses habitants ; la célèbre ville de Ninvé, dont il est question dans le Séfer Yona : « Dans 40 jours, Ninvé sera détruite » (Yona 1; 2). Cependant, à la différence de Sedom, HKBH ordonne à Yona de se rendre dans cette ville pour réprimander ses habitants et les inviter à faire téchouva : « Lève-toi, rends-toi à Ninvé, cette grande ville, et proclame contre elle, car leur méchanceté est montée devant Moi ».

A l’inverse, il n’est nulle part mentionné que Avraham avinou ait entrepris à l’égard des habitants de Sedom une quelconque incitation au repentir. A aucun endroit il n’est indiqué qu’il tenta de les remettre sur le droit chemin. Seul est rapporté le fait qu’il intercéda et pria en leur faveur devant le Maître du monde. Il est même décrit comment Avraham avinou a « négocié » avec Hachem pour tenter de trouver des tsadikim « dans la ville ». De son point de vue, Avraham a fait le maximum pour tenter d’éviter à cette ville d’être détruite… mais en vain !

Mais l’absence même de tsadik dans la ville pose une question flagrante : comment expliquer que Avraham, porte-parole du Maître du monde, ne soit parvenu à faire revenir sur la bonne voie dix habitants de cette ville, qui par leur mérite auraient pu ainsi la sauver de la destruction. Pour quelle raison l’Écriture ne mentionne-t-elle pas une quelconque tentative d’Avraham avinou d’amener à la téchouva les gens de Sedom ?

Une ville de fauteurs

Sedom est devenue la figure emblématique d’une ville de fauteurs, symbole du vice par excellence, qui fut détruite en raison de la perversion de ses habitants. Les prophètes eux-mêmes ont pris cette ville comme prototype de conduite au plus bas niveau. Le Navi profère une accusation envers les habitants de Yérouchalayim en ces termes « Ecoutez la parole de l’Eternel, chefs de Sedom ! » (Isaïe 1;10), et de même, met-il en garde Babylone « qui sera renversée comme Sedom et Gomorre  » (ibid 13;19).

Et à ce jour, le terme de “sodomie” est l’expression d’un comportement manifestement déviant et immoral. Même la terre d’Israel porte encore la marque indélébile de la ville de Sedom, avec la mer morte, dénuée de toute vie.

Nous ne trouvons dans la Thora aucun détail précis quant à leurs méfaits, à l’exception d’une seule phrase, plutôt concise: « le cri de Sedom et Gomorre est grand, et leur faute est très lourde » (Berechit 18;20). Cependant, le prophète Yéhezkel, par ses remontrances envers Israel, nous fournit une description du crime de Sedom : « voilà en quoi consiste la faute de Sedom… l’orgueil, la plénitude du pain et l’insouciance étaient en elle et en ses filles; elle n’a pas soutenu la main des pauvres et des nécessiteux » (Yehezkel 16; 49).

Les gens de Sedom étaient plongés dans l’impureté et la perversion des mœurs, mais ce n’est pourtant pas cette raison qui fit « mériter » à la ville d’être vouée à la perdition au point d’en devenir le symbole. C’est la dégradation sociale qui mena la ville à sa perte. Yéhezkel nous fait savoir que les gens de Sedom méprisaient les invités qui cherchaient à bénéficier des ressources naturelles dont ils étaient gratifiés et que nos sages décrivent amplement (Sanhédrin 109).

« Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi »

La michna dans Avot (chap.5) décrit les quatre types de rapport qu’un homme peut entretenir avec les biens d’autrui :

1- Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi – c’est le caractère moyen, et certains disent que cette façon de penser correspond au trait de caractère des gens de Sedom !

2- Ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi, est la qualité de l’ignorant ;

3- Ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à toi, est l’attribut de l’homme pieux ;

4- Ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à moi, est le trait de caractère du méchant !

Avot chap 5

Quelle est la pire des quatre attitudes ci-dessus énoncées ?

A première vue, celui qui affirme « ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à moi » est le pire, car hormis qu’il fasse exclusivement sien ce qui lui appartient, il aspire également à s’approprier le bien de l’autre. Pourtant, étonnamment, la michna soutient que la pire attitude est celle de la personne qui considère que « ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi ». Elle va jusqu’à comparer cette philosophie à celle de Sedom, condamnée dans notre Paracha à l’anéantissement pur et simple.

Comment expliquer un tel choix ? Après tout, à première vue, le comportement « ce qui est à toi est à moi et ce qui est à moi est à moi » semble plus extrême et bien plus défavorable ?!

Même l’écart entre les deux opinions de la michna relativement à « ce qui est moi est à moi et ce qui est à toi est à toi » est étonnant. Certains le perçoivent comme un trait de caractère moyen, les autres, par contre, le perçoivent comme un comportement de Sedom ! Comment interpréter un écart aussi extrême à ce propos ?

Tout dépend du motif

En fait, il semble que cette michna nous donne une définition parfaite de ce que signifie « midat Sedom – attribut de Sedom ». Cette affirmation « ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi » peut s’interpréter de deux façons. Deux catégories d’individus expriment ouvertement ce propos, mais en y regardant de plus près, il s’avère que leur motivation et leurs motifs sont complètement différents, voire à l’opposé l’un de l’autre.

Le motif principal du premier se trouve dans la déclaration : « ce qui est à toi est à toi », qui prouve une volonté de ne pas tirer profit des biens des autres. Une telle approche engendre la fixation de limites bien claires dans la relation à l’autre, ce qui aboutit inévitablement également à la conséquence : « ce qui est à moi est à moi » et par là-même, au refus de donner à l’autre.

Par contre, la motivation du suivant se tient dans : « ce qui est à moi est à moi », qui est en soi l’objectif, et en même temps le sens de l’affirmation « ce qui est à toi est à toi », car utilisant ce moyen pour justifier son refus de donner aux autres. Une telle personne est motivée par une profonde réticence à donner aux autres, même lorsqu’elle ne manque de rien. Et c’est dans cette perspective qu’elle est même prête à renoncer à profiter de ce que peuvent offrir les autres.

Ce principe vient également fournir la réponse à la deuxième question. Il existe deux types de corruptions : 1/ le mal généré par la difficulté de la personne à surmonter ses pulsions et 2/ le mal issu d’une idéologie néfaste et mortifère.

Il est vrai que celui qui dit « ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à moi » est un menteur et un mécréant rusé qui se préoccupe en permanence de la manière d’exploiter l’autre. Malgré tout, cette personne est tout de même consciente de l’existence de l’autre et ne l’exclut pas. Le seul « hic » est qu’il est aux prises avec ses désirs personnels et ne se soucie que de ses propres besoins. Au fond de lui, il sait pertinemment que ses actes sont mauvais ! Il y a même une chance qu’il abandonne son comportement négatif – « les impies sont remplis de regrets ».

A côté de cela, il y a celui qui s’exprime selon « ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi », et qui ne le fait pas par faiblesse, se laissant aller à ses attitudes cupides ou son sens démesuré de la propriété. Cet individu agit en vertu d’une réticence fondamentale à faire profiter autrui de ses biens, et cela même lorsque cela ne le dérange en rien et ne le lèse pas. Cette attitude est bien plus problématique et dangereuse. C’est un principe de vie qui s’appuie sur le fait que l’existence de l’autre ne m’intéresse à aucun égard.

Les lois de Sedom

Telle était la caractéristique des habitants de la ville de Sedom. En effet, ces derniers avaient fixé pour eux-mêmes toute une idéologie régissant le mérite d’existence des autres : pour exemple, la peine de mort encourue pour celui qui pratiquerait la charité.

Bien qu’ils aient observé avec zèle la loi interdisant le vol entre eux, ce comportement ne servait qu’à accorder à leurs procédés une « légitimité morale » pour leurs actions envers les étrangers.

Il est décrit dans la guémara que lorsqu’un pauvre survenait, chacun lui remettait une pièce sur laquelle était gravé son nom. On ne lui distribuait pas de pain pour le sustenter, et lorsqu’il mourait de faim, chacun venait et reprenait son bien.

Le fait de ne pas donner de pain au pauvre ne provenait pas d’un défaut d’avarice, la preuve, c’est qu’on lui distribuait une pièce. Cela provenait de cette idéologie prônée et en laquelle ils croyaient. Selon eux, tout celui qui n’était pas capable de subvenir à ses besoins ne méritait pas de vivre. Celui qui se trouve démuni de bien personnel n’a plus qu’à mourir de faim. Il n’y a pas de terme à la méchanceté et à l’égoïsme dans cette approche des choses, c’est pourquoi un décret de destruction fut proclamé à leur encontre.

Obliger une personne à s’abstenir d’une conduite Sodomite

En réaction à cette attitude si malsaine de Sedom, nos sages initièrent une loi « כופים על מידת סדום – on impose pour contrer une midat Sedom ». Cela a pour sens d’obliger l’homme à faire profiter les autres de ses biens lorsque cela ne lui coûte rien. Et cela, bien que la personne ne soit pas obligée de réaliser cette gentillesse envers son prochain.

L’exemple donné par la guémara (baba batra 12b) est celui d’un père qui décède, et l’un des héritiers demande à ses frères de recevoir la part du terrain de leur père qui jouxte son propre terrain. La contestation et l’opposition sans raison objective sera considérée comme une midat Sedom. La guémara impose aux héritiers de renoncer à cet emplacement au profit du fils en question.

En réalité, ce n’est pas clair – sur quelle base s’appuie-t-on pour imposer une telle chose ? Peut-être n’est-il pas le plus agréable, mais finalement, au regard de la loi, l’héritier n’est pas obligé de trouver un terrain d’entente avec son prochain. Et pourquoi qualifier une telle approche de « midat Sedom » ?

Nos sages nous ont enseigné par-là que la décadence ne démarre pas forcément par des actions terribles. Elle naît d’un manque d’intérêt minimal envers autrui. D’une carence profonde de désirer donner, faire du bien à son prochain. « Ce qui est à moi est à moi », je n’ai aucun intérêt à t’aider. La nature même d’une telle approche est ‘sodomite’ et est susceptible de dégrader la personne jusqu’à la mener à sa perte.

Sans hessed, on bascule fatalement dans le camp de Sedom

C’est peut-être là la raison pour laquelle le malakh désigné pour détruire Sedom devait passer par l’étape de la visite chez Avraham avinou. La méchanceté de Sedom n’était pas visible à l’œil nu. Il est même permis de penser que la loi au sens strict justifiait la façon de faire des gens de Sedom pour préserver leurs biens en empêchant les gens de passer la nuit dans leur ville. La loi fixée par nos sages qui a jugé bon « d’imposer pour contrecarrer une midat Sedom » nous semble excessive, voire extrémiste. C’est pourquoi, seul celui à même de percevoir la générosité de cœur d’Avraham avinou, seul celui qui comprend ce que signifie « עולם חסד יבנה – le monde est construit sur le hessed », lui seul, peut parvenir à déceler le haut niveau de malveillance qui régnait à Sedom.

La mida de hessed de Avraham avinou n’est pas seulement un embellissement ou une exigence personnelle spéciale. C’est une normalité qui oblige. Elle vient nous enseigner que sa négation conduit inévitablement la personne à une sorte de distance et d’indifférence menant à la cruauté envers autrui. Le mot « אכזר – cruel » est composé de deux mots : « אך – seulement » et « זר – étranger ». Celui qui ne s’éduque pas au hessed tombe dans le domaine de la cruauté de Sedom, dont la finalité est la perdition. Si mon prochain n’existe pas, alors moi non plus je n’ai pas d’existence.

Peut-être pouvons nous aussi comprendre à partir de là pourquoi Abraham n’a pas essayé de convertir au moins dix personnes à Sedom. Avraham avait compris que face à une idéologie d’aliénation sociale aussi corrompue et cruelle, il n’y a personne à qui parler.

L’abus de droit

En conclusion, on peut dire qu’une personne qui essaie de vivre selon des lois strictes et arrêtées – bien que logiques, comme la surprotection des droits individuels répandue dans les systèmes capitalistes de nombreux pays occidentaux, risque finalement de vivre une vie manquant d’esprit moral. La vie n’est pas construite sur la seule base du respect de la loi, mais surtout sur l’amour de l’autre, la charité, la générosité et la miséricorde.

Prenons l’exemple de la vie de famille. Le mari et la femme se sont engagés l’un envers l’autre le jour de leur mariage à remplir leurs rôles respectifs au foyer. Le mari doit subvenir aux besoins de sa femme et la femme doit s’occuper des besoins du ménage. Tout cela a été légalement écrit et signé devant témoins. Cependant, la vie commune ne pourra pas se construire sur la base des clauses formelles de la Ketubah. Elle se construit essentiellement sur la compréhension mutuelle et l’entraide, au-delà du contrat et du droit. Se tenir sur la pointe de la loi détruira le tissu délicat de la cellule familiale ou sociale.

Marchons dans le chemin d’Avraham…

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.