Parachat Yitro – La valeur d’un regard extérieur

Parachat Yitro – La valeur d’un regard extérieur

Pourquoi accorder tellement d’importance au conseil de Yitro ?

Notre paracha s’ouvre sur la recommandation que formule Yitro, beau-père de Moché rabénou, à ce dernier, de nommer des juges. En effet, lorsque Yitro vit Moché siéger seul pour trancher les litiges du peuple, lorsqu’il constata que tout le peuple se tenait devant lui « du matin au soir », il s’étonna : « quelle est cette chose que tu fais pour le peuple ? Pourquoi es-tu assis seul, et tout le peuple se tient debout devant toi depuis le matin jusqu’au soir ? » (18 ;14), et il en vint même à réprimander Moché, lui disant « Ce n’est pas bien la chose que tu fais… ».

C’est à ce moment qu’il préconisa à Moché de répartir la tâche « Et toi, tu verras parmi tout le peuple des hommes éminents…, et tu placeras sur eux des chefs de milliers, des chefs de centaines, des chefs de cinquantaines et des chefs de dizaines. Ils jugeront le peuple à tout instant, tout problème épineux ils l’amèneront vers toi et tout petit problème, ils le jugeront eux » (Chémot 18 ; 21-22). Moché écouta la voix de son beau-père et fit ce qu’il lui avait recommandé.

A première vue, cette paracha ne présente pas d’intérêt historique, elle vient même interrompre le cours de notre histoire qui décrivait le parcours par lequel passaient les Bnei Israel depuis leur sortie d’Egypte jusqu’au don de la Thora.

Pourtant, du discours de Moché rabénou avant l’entrée en Israël, il apparaît que la section de la nomination des juges constitue un événement central dans l’Histoire du peuple juif. Ainsi s’exprime Moché rabénou après 40 années de conduite dans le désert :

« Hachem notre D-ieu nous a parlé à Horev en disant : vous avez assez séjourné près de cette montagne… Je vous ai parlé à cette époque en disant : je ne peux moi seul vous porter… Choisissez parmi vous des hommes sages, doués de discernement et reconnus par vos tribus… J’ai pris les chefs de vos tribus etc. et je les ai nommés sur vous, chefs de milliers, de centaines, de cinquantaines, de dizaines et des policiers pour vos tribus… Vous ne montrerez pas de favoritisme dans le jugement etc. car le jugement est à D-ieu; et le cas qui sera trop difficile pour vous, vous l’approcherez vers moi et je l’écouterai » (Dévarim 1; 6, 9, 13-17).

Il nous faut comprendre en quoi le conseil de Yitro de nommer des juges est-il si important ?! Et pourquoi est-il mentionné juste avant Matan Thora, alors qu’il a été donné précisément après Matan Thora ?!

Le Rav Chimchon Raphaël Hirsh (18; 24) écrit que la section qui traite de la nomination des juges est un préalable à Matan Thora, dans la mesure où elle témoigne du défaut chez Moché de certaines notions d’organisation élémentaires. Cela vient valider la transmission de la Thora et des mitsvot de la Bouche du Maître du monde, et non pas en vertu d’une inspiration propre à Moché.

Mais si tout le but de cette paracha est de venir prouver que Moché n’a pas composé la Thora de son propre cru, il convient de s’interroger pour quelle raison aurait-il reçu ce conseil spécifiquement de Yitro, et non pas de Aharon ou même des anciens ?! Et qu’est-ce qui a poussé Moché à rappeler cet épisode dans son discours rapporté dans le Livre de Dévarim ?

La perception du Michpat selon Moché

En réalité, l’on peut avant tout se demander comment se fait-il que Moché n’ait pas pensé spontanément à nommer des juges ? La recommandation de Yitro n’a rien de si exceptionnelle ou lumineuse, c’est une remarque évidente qui semble s’imposer d’elle-même.

La réponse se trouve dans la réplique même de Moché à Yitro « Parce que le peuple vient vers moi consulter le Seigneur. Quand un problème vient vers moi, je juge entre les parties, et je fais connaître les décrets du Seigneur et Ses Lois » (18; 15-16). Moché pensait que le jugement n’avait pas pour sens un intérêt de justice ou d’ordre social. Pour lui, il s’agissait de faire connaître D-ieu et d’impulser une approche divine dans la vie sociale. Cette vision était également présente dans l’esprit du peuple lui-même, qui venait en permanence trouver Moché pour se rapprocher d’Hachem et apprendre Ses Lois et Sa Thora, comme cela transparaît des paroles de Moché. Pour cette raison, Moché ne pouvait déléguer la tâche à quiconque. Lui-seul représentait cet homme que D-ieu avait choisi pour transmettre Sa Thora.

Qu’est-ce qui a poussé Moché à concevoir les choses sous cet angle ?

Moché perçut que jusqu’alors, le peuple avait reçu le dévoilement Divin de façon passive et non de sa propre initiative. Il ne s’était pas fondamentalement investi pour parvenir à la connaissance d’Hachem, mais se plaçait plutôt en spectateur de tous les prodigieux miracles et le bouleversement de la nature faits en sa faveur. Que ce soit à l’occasion de sa sortie d’Egypte, de l’ouverture de la mer rouge, de Matan Thora, tout provenait d’en-Haut. C’est ce qui laissait penser à Moché rabénou qu’il en serait toujours ainsi : les Bnei Israel resteraient éternellement ces observateurs de la révélation Divine par le canal de Moché rabénou.

Election Divine ou démarche personnelle

En revanche, contrairement aux Bnei Israel qui furent élus par la force du mérite des Patriarches, Yitro se rapprocha d’Hachem de son propre gré, guidé par sa réflexion personnelle.

La révélation de Hachem aux Bnei Israel par le biais des prodiges de la sortie d’Egypte, ainsi que le rapprochement supplémentaire dont le Maître du monde gratifia Israel à l’occasion de l’ouverture de la mer, de même que Son dévoilement historique au peuple au moment de Matan Thora, tout cela, engendra chez Yitro ce désir profond de s’attacher à ce peuple, bien que n’ayant reçu d’Hachem aucune grâce particulière. Ce sont les évènements qui, par leur manifestation extérieure, éveillèrent Yitro, dès lors qu’il tendit son oreille pour les entendre.

Il semble que cette aptitude particulière fit mériter à Yitro que Pinhas appartienne à sa descendance, au point où la Thora mentionne explicitement Pinhas comme descendant de Yitro, ainsi qu’il est dit (Chémot 6; 25) que sa mère était l’une des filles de Poutyel, autre nom de Yitro qui engraissait – Pitem – les veaux pour l’idolâtrie. De même que Yitro a intégré l’Assemblée d’Israel par sa propre démarche et sa volonté personnelle, Pinhas lui aussi mérita la Prêtrise en vertu de ses actes propres. C’est justement pour cette raison que Yitro est cité sous le nom de Poutyel ! Pour rappeler le fait qu’il ait pu à l’origine engraisser des veaux pour l’idolâtrie (il n’existe aucun culte étranger que Yitro n’ait expérimenté et servi jusqu’au bout), ce qui met encore davantage en relief sa capacité d’aller à contre-courant de ce en quoi il a cru toute sa vie, pour finalement s’attacher à Hachem.

La démarche de Yitro ressemble à celle de Avraham avinou. Si Avraham parvint à son niveau à travers sa contemplation de la Création et de la nature, Yitro lui atteint sa position spirituelle par l’observation de l’Histoire.

A la réflexion, il nous est permis de dire que Yitro vient contredire l’argument selon lequel l’attachement au peuple à Hachem n’est possible qu’en vertu d’une élection Divine et de la proximité de D-ieu avec ce peuple. Par son expérience personnelle, Yitro vient nous apprendre qu’à travers une écoute attentive et réfléchie envers tous les miracles réalisés en faveur d’Israel, le rapprochement de l’homme à son Créateur tient tout simplement entre ses mains ! Et cela, sans tenir compte de l’aspect sentimental propre à Israel. C’est ce que nos Sages affirment à propos du verset (18; 9) « Yitro se réjouit – sa chair se hérissa, car il avait de la peine à cause de la destruction de l’Egypte ». Yitro ne fut pas élu par Hachem, il ne fut pas non plus sauvé de l’esclavage d’Egypte… Du point de vue émotionnel, il lui fut très douloureux d’assister à la perdition de l’Egypte ; malgré tout, il fit passer son esprit avant ses sentiments.

Yitro vient nous enseigner que cet appel du Ciel dont bénéficièrent les Bnei Israel à travers les miracles et leur élection comme peuple, même s’il était nécessaire pour la genèse du peuple, n’en est pas un élément constitutif. Dès lors qu’il existe un peuple élu, celui qui n’en fait pas partie peut s’y associer par sa volonté personnelle. On peut même ajouter que si le peuple d’Israel n’avait pas été désigné par Hachem, Yitro ne se serait pas du tout remis en question suite aux miracles. Ce qui provoqua le changement chez Yitro est le fait qu’à travers ces miracles, Hachem avait choisi Israel pour être Son peuple. Yitro perçut une différence fondamentale avec les autres dieux que les hommes choisissent, alors que Hakadoch Baroukh Hou, Lui, a choisi l’homme. C’est ce qu’il put constater au moment de l’ouverture de la mer, de Matan Thora, dans la guerre contre Amalek… Hakadoch Baroukh Hou choisit Ses enfants, Il les protège ! Tout cela démontre une Divinité authentique, vivante et éternelle.

Yitro, un regard extérieur 

Il semble que la divergence de vue entre Yitro et Moché rabénou se situait précisément à ce sujet. Moché estimait que la révélation Divine ne pouvait passer que par son intermédiaire, en tant qu’émissaire exclusif du Maître du monde dans sa mission de faire sortir les Bnei Israel d’Egypte et leur transmettre la Thora. Mais Yitro, qui parvint à se lier à Hachem sans pour autant faire partie du peuple élu, avait forcément une vision différente des choses. Il pensait que tous les miracles d’Hachem en direction de Son peuple n’étaient indispensables que pour la genèse de celui-ci. Par contre, il appartient dès lors à chacun de parvenir à une démarche semblable à la sienne, se rapprocher de D-ieu par soi-même en vertu d’une compréhension intellectuelle.

En conséquence, Yitro pensa qu’il était fondamentalement erroné de s’imaginer que le jugement ne pouvait passer que par l’intermédiaire de Moché et que le peuple ne faisait que recevoir cette révélation Divine, dans la mesure où tout cela se passa avant que le peuple ne soit élu et avant Matan Thora ! Mais désormais, chaque Ben-Israel était en mesure de s’associer et s’approcher d’Hachem de son propre chef, pas moins que Yitro ne l’avait fait lui-même !

Nous avons donc appris de Yitro, que si jusqu’à Matan Thora les Bnei Israel étaient des observateurs passifs face à la manifestation Divine, ils pouvaient dorénavant participer à cette proximité de façon active, et créer par eux même cette intimité avec Hachem. La Divinité ne se trouve pas chez Moché uniquement, elle est accessible à chacun. Ainsi que l’écrit le Rambam (téchouva chap.4) : « chaque homme détient cette aptitude à devenir aussi tsadik que Moché ».

La nomination des juges : préliminaire au Don de la Thora

Pour cette raison, la nomination des juges fut écrite avant Matan Thora, car elle est le préliminaire au Don de la Thora. Elle nous enseigne la nature de ce don de la Thora, elle nous fait savoir que l’homme peut se lier à Hachem par sa propre force et sans intermédiaire. C’est l’essence-même du Matan Thora, de montrer que chaque Israel peut créer son propre lien avec le Maître du monde. C’est la réponse qu’a donné Moché aux Bnei Israel aussitôt après Matan Thora « N’ayez pas peur, car c’est pour vous éprouver que D-ieu est venu, et pour que Sa crainte soit devant vous » (Chémot 20; 17). En d’autres termes, c’est pour créer un lien de communion avec vous, sans autre intermédiaire.

Nous ne devons pas nous imaginer que notre relation avec Hachem doive forcément passer par des intermédiaires, quels qu’ils soient. Le cœur de cette relation se trouve en nous-mêmes. Chacun détient en lui ce potentiel d’enclencher ce lien. Certains pensent qu’elle doit obligatoirement passer par le « tsadik ». De cette section de la nomination des juges, nous apprenons que ce n’est pas le cas, même si le tsadik peut effectivement y contribuer. D’ailleurs, la faute des Bnei Israel dans l’épisode du veau d’or consista à commettre cette erreur. Ils s’imaginèrent qu’il était impossible de se lier directement à Hachem sans intermédiaire, et se sentirent alors obligés de trouver un remplaçant à Moché. Leur méprise fut de penser que cette relation avec Hachem nécessite un médiateur. C’est là, également, l’égarement d’autres religions qui prétendent « associer » l’homme à D-ieu. Par opposition, le judaïsme se fonde sur un lien direct entre l’homme et son Créateur.

C’est ce point que nous devons apprendre de Yitro, qui a réussi à se rapprocher par lui-même de Hachem à travers son analyse de l’Histoire du peuple juif, et cela, bien que ne faisant pas partie du peuple élu, et malgré que cela s’oppose à ses sentiments.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.