Ekev – Courir après son pain…

Ekev – Courir après son pain…

Un communiqué publicitaire de marketing affichait une histoire, celle d’une femme qui rend visite à sa voisine et s’assoit sur ses tout nouveaux fauteuils. Ce faisant, la maîtresse de maison lui raconte qu’elle et son mari sont sur le point de divorcer… La voisine, tellement enthousiasmée par les fauteuils, leur design, leur couleur, leur confort, l’écoute très distraitement, et se concentre sur d’autres ‘détails’ : « Où avez-vous acheté ces merveilles ? Ils ne doivent pas être donnés ! Sans indiscrétion, combien coûtent-ils ? Etc. ». Et la conversation se poursuit jusqu’à ce que la voisine rentre chez-elle. Soudain, elle se souvient : « Oh ! Mais où ai-je la tête ?! J’ai oublié de demander pourquoi elle divorce… Quelle importance après tout ! Pourvu qu’elle garde les fauteuils ! » – fin de l’annonce !

La société consumériste dans laquelle nous vivons nous plonge dans un monde de matérialisme, de poursuite incessante aux achats et accumulation de biens. Le Shopping est devenu un objectif en soi, et chaque jour, de nouveaux centres commerciaux voient le jour et ouvrent leurs portes. Dans un tel contexte où l’échelle de valeur varie au goût du jour, le fait que les meubles puissent avoir priorité et prendre le dessus sur un mariage par exemple, ne nous surprend plus !

Par nature, l’homme éprouve une inclinaison irrésistible pour l’argent. C’est même peut-être sa plus grande convoitise. Il y investit tout son objectif de vie en se fixant comme but d’en amasser un maximum, cumuler toujours plus de biens !

Pourquoi ne sommes-nous jamais satisfaits de nos réalisations et de ce que nous possédons déjà ? Qu’est-ce qui nous pousse à aspirer à la richesse, et comment gérer cet insatiable besoin de propriété ?

« Il t’a affligé, Il t’a affamé, Il t’a fait manger la manne… » !?

Dans notre Paracha, Moché rabénou rappelle aux Bnei Israel les nombreux bienfaits du Maître du monde à leur égard durant leur séjour dans le désert. Il évoque spécifiquement la manière prodigieuse dont Hakadoch Baroukh Hou a comblé leurs besoins durant ces quarante années passées. Pourtant, lorsqu’il est question de la manne, ce mets fantastique qui leur fut prodigué en guise de nourriture, il anticipe et dit : « Il t’a affligé, Il t’a affamé, Il t’a fait manger la manne… ». Ces mots sont surprenants et même choquants ! Affirmer au sujet de la manne qu’elle a « affligé et affamé » les Bnei Israel est bien la dernière chose à dire pour l’évoquer ! Que peut-il bien y avoir de souffrance et de privation dans la manne ?! C’est justement tout l’inverse qui puisse la définir ! La manne était une nourriture fraîche, descendue quotidiennement directement du ciel. Les Bnei Israel pouvaient y trouver les goûts qu’ils désiraient et n’avaient nul besoin de se faire du souci pour leur survie. Et il n’était même pas question de fournir le simple effort de sortir pour la ramasser. Ils séjournaient dans des tentes et cette nourriture leur parvenait jusqu’au seuil de leur porte… Comment dans ce cas, interpréter ces qualificatifs péjoratifs utilisés par Moché pour la décrire ?!

Il nous importe de comprendre cette formulation, qui de plus, se conclut par la mitsva du Birkat Hamazon, selon les termes bien connus : « ואכלת ושבעת וברכת את ד’ אלוקיך – tu mangeras, tu te rassasieras et tu béniras Hachem ton D-ieu ». Quel lien faut-il voir entre cette mitsva de Birkat Hamazon et cette illustration de la manière dont Hakadoch Baroukh Hou a pourvu aux besoins des Bnei Israel dans le désert, cette terre stérile ?

La main à la pâte…

Pour mieux donner un sens aux choses, reportons-nous à la suite du verset dont les termes sont les suivants : « l’homme ne vivra pas sur le pain à lui seul, mais sur tout ce qui sort de la Bouche de Hachem vivra l’homme ». Comment appréhender l’expression « l’homme ne vivra pas sur le pain à lui seul » ?

Le pain représente le travail interminable de l’homme en vue de sa subsistance et d’assurer sa survie !

De par leur étymologie, il faut voir un lien étroit entre le mot ‘ לחם – pain  et celui de ‘ מלחמה – guerre . Dans le langage sacré, il est possible d’établir un lien entre se nourrir et batailler. De la racine ‘ zannourrir  émerge le mot ‘ mazon – nourriture  mais également celui de ‘ kéli zayin – arme de guerre . Il en va de même pour le mot ‘ tsayid – chasse/gibier  qui se rapproche du mot ‘ tséda – provisions ’. Et ainsi du mot ‘ taraf – déchirer ’, avec le mot ‘ teref – nourriture ’. Il existe ainsi de nombreux autres exemples.

Il apparaît que le sujet de la nourriture et de la subsistance soit la seule chose pour laquelle il incombe à l’homme de faire de si importants efforts. L’homme doit littéralement affronter ‘une lutte pour sa survie’ pour assurer son existence et sa pérennité, ainsi que nous disons (Ounetanè Toqef) Il investit son âme pour assurer son gagne-pain’.

Il est intéressant d’établir un parallèle avec le nourrisson, dont l’unique préoccupation, pour laquelle il s’époumone à pleurer, est de se nourrir et être alimenté.

Depuis toujours, la première cause des guerres fut la lutte pour les points d’eau de nourriture. Rien n’aveugle l’esprit de l’homme autant que son souci de subsistance. Les gens les plus policés et les mieux éduqués se transforment en véritables « démons » et « bêtes sauvages » lorsqu’il est question de lutter pour leur existence.

La quête du gagne-pain: une boulimie qui risque de nous engloutir

Ainsi, dans le ‘pain’ se cache précisément un danger. Ce souci pour la subsistance est ancré si profondément dans la nature de l’homme, convaincu qu’il est que sa force de création est la condition sine qua non à son existence, qu’elle peut en arriver à le dépouiller de toute morale.

Cette peur existentielle du manque peut se transformer en une course frénétique et obsessionnelle pour amasser et accumuler en prévision de l’avenir, dans une préoccupation qui dépasse de loin les besoins fondamentaux de l’existence. Course effrénée qui ne laisse aucune tranquillité à la personne, l’éloigne de toute spiritualité, pour peu à peu devenir un objectif en soi ; celui de l’acquisition de biens, de richesse etc… Au départ l’homme se soucie de ce dont il a besoin, puis il se préoccupe de ce qui lui est utile, après quoi il se met en quête de ce qui lui est agréable, à tel point que l’homme se disperse finalement et dilapide son temps et son énergie dans la recherche de plaisirs et autres futilités.

Le message de la manne – maîtriser son instinct insatiable de possession

Les versets nous enseignent que ce miracle de la manne, au-delà d’une nécessité pour cette génération de répondre à un besoin imminent, était plus indispensable encore en faveur des générations futures. Véritable préparation à l’installation sur la terre d’Israel, il faut voir ce miracle comme un oulpan’ – une période d’adaptation – de quarante ans, permettant à Israel d’appréhender le défi de parvenir sur une terre habitée, un endroit où l’homme devrait se mesurer à l’effort de « gagner son pain », au travail pour subsister.

Le Baal Ha’akéda (Rav Ytshak ‘Arama, XVème siècle – Bechala’h §41) voit dans l’épreuve de la manne une leçon magistrale de la Thora à la question de l’accumulation des richesses de l’homme ainsi qu’à sa course à l’argent. Les mots ‘manne’ et ‘manaune portion’ ont la même étymologie, et ce n’est pas par hasard. La caractéristique essentielle de la manne était que : ‘celui qui prit beaucoup n’eut pas de surplus et celui qui prit peu ne manqua pas(Chémot 16; 18). Ceci nous fait bien comprendre que, contrairement au ‘pain’ scellé dans la lutte humaine, pour la manne, chacun recevait la ‘portion’ qui lui était personnellement destinée, sans aucune possibilité d’amasser davantage ni de faire des réserves pour le lendemain.

La Thora propose ainsi à l’homme, lorsqu’il intégrera plus tard la terre d’Israel et qu’il aura à lutter pour sa subsistance, de se souvenir de cette période de providence et ancrer en lui l’idée que ‘il ne devra pas se fonder uniquement sur le pain pour vivre’. Il lui appartient d’apprendre à ne se démener que pour ses besoins essentiels, selon une mesure juste et réfléchie.

L’épreuve de la manne : « Celui qui n’a pas de pain dans sa corbeille »

Il semble que ce soit là, le sens des mots ‘affliction’ et ‘famine’ utilisés par la Thora au sujet de la manne. La guémara dans Yoma (74b) explique à ce sujet que l’épreuve de la manne consistait en cela que « l’on ne peut comparer une personne qui a des provisions dans son panier à celle dont le panier est vide ! ». Il faut comprendre par-là, que l’impossibilité pour l’homme d’accumuler et d’amasser plus et encore, là où sa nature profonde le pousse dans ce sens, est une épreuve réellement difficile pour lui.

Cependant, comme pour toute école qui exige de fournir des efforts, surmonter de telles difficultés n’avait pour objet que de servir leur intérêt, pour leur bien. La finalité était de les éduquer et les familiariser à un rapport sain avec leur besoin de subsistance.

Peut-on forcer son destin ?

Le Malbim propose plusieurs différences entre la description de la tombée de la manne dans la Parachat Bechalah, qui tomba en même temps que les cailles, et celle dans la Parachat Béha’aloteikha, qui descendit sans être mêlée aux cailles :

1/ Dans Bechalah, la manne et les cailles tombèrent juste autour du camp, alors que dans Béha’aloteikha, elle tomba sur tout le camp.

2/ Dans Bechalah, la manne était couverte par la rosée, dans Béha’aloteikha, elle était dévoilée.

3/ Dans Bechalah, les Bnei Israel ne pouvaient ramasser la manne jusqu’à ce que ne soit levée la couche de rosée, dans Béha’aloteikha, ils pouvaient déjà récolter la manne dès le lever de l’aube.

4/ Dans Béchalah, une partie de la manne fondait avec la couche de rosée, tandis que dans Béha’aloteikha, les Bnei Israel avaient la possibilité de tout ramasser.

L’éclairage du Malbim est que ces différences viennent enseigner un message aux générations ultérieures. Si un homme se contente de pain et ne court pas après le superflu, il recevra sa subsistance sans se fatiguer en vertu d’une Providence Divine dévoilée, de même que le cas où la manne tomba sans les cailles, proche de la maison, à la vue de tous, sans aucun manque. Par contre, celui qui court après le superflu, recevra ce qui est mentionné dans la Parachat Bechalah au temps où la manne tomba avec les cailles, il lui faudra se fatiguer jusqu’au dehors du camp, et elle sera recouverte – l’intervention Divine sera dissimulée, tardive et même réduite, pour avoir minimisé sa confiance en Hachem.

Nous avons ainsi intériorisé que celui qui désire multiplier sa subsistance, non seulement n’y parviendra pas, mais recevra moins pour davantage d’efforts.

Quarante ans de désert comprimés en une seule bénédiction

Il reste cependant une question à résoudre : en définitive, la manne est restée l’apanage du désert, sa distribution s’est arrêtée dès l’entrée du peuple en terre d’Israel. Dans ce cas, comment faire pour préserver tout au long des générations, les enseignements qu’elle nous a apportés ?

La réponse à cette question se situe à la suite du versettu mangeras, tu te rassasieras, et tu béniras Hachem ton D-ieu sur cette bonne terre qu’Il t’a donnée’ (Dévarim 8; 10). A partir de ce passouk, nos Maîtres nous enseignent l’obligation de réciter le Birkat Hamazon !

Cette obligation ne vient pas uniquement en tant qu’expression de remerciement pour tout ce que Hachem nous procure. Y est contenu un message destiné à révolutionner la vie de l’homme. Ces quarante années de travail et d’élévation, toute notre confiance et notre Emouna en Hachem par le mérite de ce pain ‘tombé’ du ciel, sont démultipliés dans les mots comptés de notre Birkat Hamazon. C’est ce que nous apprennent nos Sages dans Brakhot (48b) : Moché fixa pour Israel la brakha de ‘Hazan’ au moment où la manne tomba. Chaque fois que nous récitons cette brakha, nous nous rappelons “que l’homme ne vit pas uniquement sur le pain” ; jour après jour, nous apprenons à nouveau : “כי על כל מוצא פי יחיה האדם- que l’homme ne vit que par la Bouche de Hachem”.

Pour conclure…

Dans une étude psychologique au sujet du phénomène du « Shopping », les enquêteurs se tenaient à la sortie d’un immense supermarché et interrogeaient les personnes qui en sortaient. Ils leur ont demandé les raisons qui les motivaient à acquérir les produits qu’ils avaient achetés. Un homme affichant un sourire entendu, tenait en main une canne à pêche élaborée. Après seulement deux questions, l’homme admit qu’il ne s’était jamais engagé de sa vie dans la pêche, ni à titre professionnel pas plus que comme loisir. “Quelle est donc la raison qui vous a poussé à acheter cette canne à pêche ?” demanda l’expert. “Je l’ai achetée en raison de son offre spéciale”, répondit l’homme, “je me suis dit que 65 % de réduction, c’est une occasion unique à ne pas manquer !”. Nous avons bien compris, comme toute personne sensée, que cette canne à pêche restera certainement au grenier, pour fatalement finir à la poubelle sans avoir jamais tiré un poisson de l’eau !

Cette période de pandémie que nous vivons encore, a freiné cette frénésie des courses à outrance, et fait en sorte que l’homme renonce quelque peu au superflu et se concentre sur l’essentiel. C’est une occasion pour nous tous de nous arrêter un instant et nous interroger : notre implication pour la subsistance est-elle raisonnable et efficace ou bien excessive et nuisible ?

Une réflexion basée sur notre Paracha et un approfondissement de la Birkat Hazan (première brakha du Birkat Hamazon), nous mèneront à la conclusion du plus sage d’entre tous les hommes :

“Mieux vaut une poignée pleine dans le calme que d’avoir les deux mains pleines en peinant et en courant après le vent… il n’y a pas de limite à toute sa peine et son œil ne se rassasiera pas de richesse… et tout cela est vain et mal”

Kohelet 4; 6-8

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.