Un bon leader émerge au sein de son groupe
Un leader émerge le plus souvent du sein même du peuple ou du groupe qu’il est amené à diriger. Issu de l’intérieur, il comprend profondément la dynamique du groupe, ses membres et ses objectifs. Cette connaissance intime lui permet d’identifier efficacement les forces et faiblesses du groupe et de prendre des décisions éclairées pour le bien de tous.
L’exemple de la prophétesse Déborah est éloquent : son leadership exceptionnel a émergé en période d’oppression. Elle a poussé Barak à rassembler une armée contre les troupes de Sissera, et l’a même accompagné courageusement au combat. Réputée pour sa sagesse, elle rendait la justice sous un palmier, conseillant et guidant le peuple. C’est l’exemple d’une dirigeante issue du peuple, dont le mérite s’est dévoilé parmi ses semblables.
Pourtant, une exception notable à cette règle peut être observée avec le leader ultime du peuple d’Israël, Moché Rabbénou. Contrairement aux autres, Moché a grandi loin de sa communauté, et fut adopté dans le palais de Pharaon. Plus tard, il s’est enfui à Midian où il a vécu de nombreuses années avant de recevoir l’appel divin de libérer les Bnei-Israel d’Égypte.
Cette singularité met en exergue le caractère extraordinaire de son leadership, et l’intervention d’une puissance supérieure dans sa destinée. Néanmoins, l’on peut se demander s’il n’était pas plus approprié de choisir un dirigeant ayant l’expérience directe de la vie des hébreux en Égypte, et une compréhension intime des difficultés et des souffrances vécues par le peuple, comme Amram ou Aaron ?
La vérité est que Ibn Ezra a déjà exploré cette question cruciale, et proposé deux réponses qui sont tout simplement trop fascinantes pour être ignorées. Nous les soulignons donc ici, après quoi nous proposerons une perspective alternative, offrant un point de vue différent.
Seul un habitant de palais peut conduire la libération
Dans sa première réponse, il explique que seul celui qui avait grandi dans le palais des rois et n’avait pas été sous le joug de l’esclavage pouvait mener un mouvement de libération. L’âme de cette génération était servile et avait développé un sentiment d’aliénation qui entravait sa capacité à affronter ses oppresseurs, car dès leur jeunesse ils avaient appris à supporter le joug de l’Egypte. Comment pourraient-ils dès lors combattre leurs maîtres !? C’est pourquoi, il fallait une personne qui ait grandi loin des chaînes de l’esclavage, une personne habituée à commander et non à obéir, qui mènerait le peuple dans le chemin de la liberté.
Aucun dirigeant ne trouve l’acceptation dans sa propre ville
La seconde explication avancée par Ibn Ezra plonge dans le domaine de l’expérience humaine. Selon lui, un dirigeant ou toute personne ayant un message significatif ne pourra jamais recevoir le même niveau de reconnaissance ou de respect dans sa propre communauté qu’à l’extérieur. Cela suggère que la familiarité et les idées préconçues peuvent parfois empêcher les gens d’apprécier pleinement la sagesse ou les idées de quelqu’un qu’ils connaissent depuis longtemps.
Moché – nommé par une Egyptienne ?!
Une autre question peut être soulevée dans notre paracha, concernant le nom même du guide en question. En effet, il est appelé “Moché” tout au long de la Torah. Or, Moché n’a pas reçu ce nom de ses parents mais de la fille de Pharaon qui l’a trouvé enfant, flottant dans un panier sur le Nil. Pourquoi, parmi tous les noms qui lui ont été donnés – le Midrach mentionne dix noms, le berger d’Israël est-il principalement associé à celui octroyé par la fille de Pharaon ? N’y avait t’il pas de nom plus adapté ?
Des individus sans visage
La description de sa naissance dans la paracha soulève également des questions. Il est écrit dans le verset: « Un homme de la maison de Lévi alla prendre pour femme une fille de Lévi ». Les commentateurs nous enseignent que l’homme en question etait Amram, et sa femme Yokheved, mais le texte laisse ces personnages anonymes. L’enfant lui aussi n’a pas de nom, et quand sa mère le place dans un panier, sa sœur, elle aussi sans nom, se tient à distance pour voir ce qui lui arrive. Il est à noter que dans la paracha suivante, leurs noms complets sont mentionnés – « Amram prit pour femme Yokheved sa tante, elle lui enfanta Aaron et Moché » (Chemot 6:20) – ce qui amplifie la question: pourquoi dans notre paracha la Torah les mentionne tous de façon anonyme?
Priver quelqu’un de nom, c’est en faire un esclave
Si l’on se penche sur le mécanisme qui permet de transformer un homme ou un groupe en esclave, l’on peut affirmer qu’il s’agit ni plus ni moins du déni d’individualité qui caractérise l’état d’esclave. La première étape est la privation du nom, comme nous trouvons par exemple que l’assignation de numéros aux prisonniers érode leur estime de soi et participe à renier leur humanité.
Ainsi, pendant la Shoah, les arrivants dans les camps d’extermination étaient tatoués d’un numéro sur leur bras, servant à la fois de moyen d’identification et de tactique de déshumanisation, en les réduisant à de simples numéros. Ou encore, lors de la traite négrière transatlantique, les personnes asservies recevaient souvent de nouveaux noms de la part de leurs ravisseurs, effaçant leur identité d’origine et leur attribuant des noms dans le but de revendiquer la propriété et le contrôle sur elles.
Nos Sages enseignent que la délivrance d’Israël de l’esclavage en Égypte était enracinée dans le fait qu’ils « n’ont pas changé leur nom ». En préservant farouchement leur identité et leur nom malgré les épreuves, ils ont finalement obtenu la liberté.
C’est probablement ce que met en exergue le titre de notre paracha, « Chemot » (« Les Noms »), et du deuxième livre de la Torah : le rôle fondamental du nom dans le processus de libération.
Pourtant, de manière surprenante, c’est justement le nom « Moché » qui traduit l’absence d’identité et le lien avec la mère égyptienne. En effet, selon une explication novatrice (Emek Davar), en langue égyptienne ce mot signifie « enfant », dénotant la volonté de la fille de Pharaon de le considérer comme son fils et non celui de ses parents biologiques.
Cela explique aussi pourquoi les filles de Yitro le qualifient d’homme égyptien : son nom même témoigne de ses origines égyptiennes et non hébraïques. De fait, nos Sages reprochent à Moché de ne pas avoir protesté lorsque les filles de Yitro l’ont appelé « un Égyptien », contrairement à Yossef pour qui l’apparence hébraïque faisait partie intégrante de lui-même, au point que la femme de Potiphar le qualifie de « l’Hébreu ».
Ainsi donc, alors que tout le peuple a tenu à garder les noms donnés par leur ancêtre Yaacov, le libérateur lui-même porte un nom égyptien !
Trois noms sont donnés à l’homme
Il est connu que le « nom » est l’identité de l’homme, l’expression de la personnalité unique de chacun. Lorsque le prophète Yechaya veut exprimer l’importance de chaque étoile, il dit « Il les appelle toutes par leur nom » (Yechaya 40:26). Cependant, un midrash intrigant présente une distinction intéressante :
« Tu trouves que trois noms sont donnés à l’homme, celui que lui donnent son père et sa mère, celui que les gens lui donnent, et celui qu’il acquiert par lui-même. Le plus significatif est celui qu’il acquiert par lui-même »
Tanhouma, Vayakhel §1
Quel est le sens de cette distinction ?
Dans la Hassidout, on parle beaucoup des deux types d’hommes : l’homme « intérieur » et l’homme « extérieur ». L’homme dont l’essence est déterminée par quelque chose d’extérieur est appelé “extérieur”. Il est dominé par les forces superficielles de son âme, et est façonné par son environnement. Un tel homme souffre d’un manque de clarté, de stabilité et de sentiment de contrôle. En revanche, l’homme “intérieur” est guidé par des forces plus intérieures et plus élevées de son âme. Il jouit de sérénité d’esprit et d’une clarté de vue. Il est moins pressé, moins en quête de réalisations, mais se tourne plutôt vers des choses qui résonnent en son for intérieur.
Si l’on reprend les paroles du midrash, nous pouvons proposer que le concept de « nom que les gens donnent » représente la personnalité extérieure d’un individu, reflétant sa capacité à s’adapter à son environnement. D’un autre côté, le « nom par lequel son père et sa mère l’appellent » signifie l’essence intérieure d’une personne, révélant davantage sa véritable nature. Le Talmud fournit un exemple de cette distinction, où rabbi Meir déduit le caractère d’un aubergiste nommé « Khidor » d’après son nom (Yoma 83b). Cependant, il existe un troisième nom, connu sous le nom de « Celui qu’il acquiert par lui-même », qui représente le véritable moi de l’individu et est considéré comme le nom le plus remarquable, comme indiqué dans le midrash.
Mais en vérité, il existe un type supplémentaire qui dépasse les catégories susmentionnées: « l’homme indépendant ». C’est l’image du Tsadik. Ce personnage extraordinaire incarne la droiture de l’intérieur, possédant une compréhension innée de ce qui est juste, même en l’absence de de compréhension des autres. Une illustration convaincante d’un tel personnage peut être trouvée dans la vie du Ramhal (Rabbi Moshe Chaim Lozato, XVIIIe siècle) qui a rencontré une forte opposition au cours de sa vie. De nombreux membres de la communauté juive s’opposaient à son approche. Malgré les défis auxquels il était confronté, le Ramhal a persisté sans relâche dans ses efforts, et est resté déterminé dans la voie qu’il avait choisie. Grâce à son engagement inébranlable, il a finalement réalisé de profondes percées qui ont laissé un impact durable sur la pensée et la philosophie juives.
Si l’on reprend les paroles du midrach, il semble que le « nom que les gens lui donnent » symbolise l’homme extérieur, dont le nom exprime son adaptation à l’environnement. Alors que le « nom que ses parents lui donnent » symbolise l’homme intérieur, dont le nom indique davantage sa véritable nature. Le Talmud fournit un exemple à cela, lorsque Rabbi Meir apprit que le propriétaire de l’auberge où il devait séjourner s’appelait « Kidour », il comprit qu’il s’agissait probablement d’un homme mauvais (Yoma 83b). Cependant, il existe un troisième nom: « celui qu’il acquiert par lui-même », qui symbolise l’homme « indépendant » et qui représente le véritable moi de l’individu. Ce nom est considéré comme le meilleur de tous, selon les termes du midrach.
Moché – au-delà du nom
A partir de là, on peut approfondir en disant que Moché n’a en fait pas de nom. Dès sa naissance, il est dit « qu’il est bon », c’est-à-dire au niveau « indépendant » où tout nom serait limitatif. Il est simplement au-delà du nom.
Cet enfant, élevé en prince égyptien dans l’opulence et loin de la détresse, qui n’a pas la moindre conscience de son identité réelle, à un moment donné sort vers ses frères, incapable de rester au palais. Il commet même un acte dangereux, en sachant pertinemment qu’il risque la mort s’il est découvert. Tout cela le contraint finalement à fuir dans un endroit qu’il ne connaît pas.
La question se pose: Comment a-t-il appris le secret de son origine ? Et d’où lui vient cette sensibilité envers son peuple alors qu’il a grandi si loin de lui ?
La réponse est : telle est justement la grandeur de Moché. Comme Avraham, « père de la famille juive », est parvenu à la foi en D-ieu par lui-même, Moché, « père de la nation juive », était un être fondamentalement indépendant. De son for intérieur a jailli un profond sentiment d’appartenance envers son peuple, sans guide ni mentor.
Tout ce que Moché a accompli ne découle pas d’un nom que les hommes, ou même ses parents, lui auraient donné. Il a agi en accord avec la vérité intérieure qui résonnait en lui, et par conscience de répondre à l’appel divin. C’est pourquoi, dans le Haggadah de Pessa’h, Moché n’est jamais mentionné, et c’est également pourquoi sa sépulture est restée à jamais anonyme.
Telle est l’infinie grandeur de Moché, résolument connecté à son essence intérieure. Son esprit, enflammé par une détermination inébranlable, le guida loin de l’opulence du palais, le rapprochant de l’amour sans limite qu’il portait à son peuple. Certes, au plus profond du tissu de l’esclavage se trouve la privation de noms, cruelle rupture de l’identité. Ainsi, préserver son nom devient la clé de la libération. Cependant ce voyage transformateur nécessite un leader capable d’aller encore plus loin : s’élever vers un royaume au-delà des limites du nom. Ce n’est que grâce à l’émergence d’un leader qui transcende les simples étiquettes que le degré ultime de libération peut est atteint. Moché, avec son lien résolu avec son essence intérieure, est devenu l’incarnation de ce leadership exalté, éclairant le chemin vers la véritable délivrance pour son peuple.