La Torah est-elle liée au désert ou à la Terre D’Israël ?
En guise d’introduction, j’aimerai rappeler deux visions a priori opposées relativement au lien entre la Thora et la Terre d’Israel.
La première approche s’inspire de l’ordonnance de ne jamais détacher les « badim » de l’Arche Sainte, le Aron Hakodech (Chémot 28; 15), et cela même durant les périodes où le Mikdach n’a pas besoin d’être transporté. Cette mitsva, selon Rav Chimchon Raphaël Hirsch, fixe dès le départ que la Thora n’est pas liée au sol d’aucune façon. Elle ne nécessite pas d’être attachée à un endroit en particulier, et n’est nullement dépendante d’un lieu précis !
Une vision plus « sioniste » affirme le contraire, à partir d’une autre ordonnance qui consiste à écrire la Thora sur les pierres lors de l’entrée en Terre d’Israel (Parachat Ki tavo). Dès lors, il semble qu’il y ait indéniablement un lien étroit entre la Thora et la terre, et que la Thora est plus particulièrement rattachée à Erets Israel.
Comment résoudre ce paradoxe flagrant ?
Pourquoi ne pas avoir donner la Thora au premier homme ? et pourquoi pas en Erets Israel ?
Je voudrais soulever ici deux questions essentielles au sujet de Matan Thora:
a- Pour quelle raison la Thora n’a-t-elle pas été donnée à Adam Harichon dès le début de l’histoire de l’Humanité, ou tout au moins, au commencement de l’histoire du Judaïsme, à partir de Avraham, Ytshak et Yaacov ?
b- Puisque la Thora fut donnée plus tard, pourquoi ne fut-elle pas justement donnée en Erets Israel qui est l’endroit promis et spécifique aux Bnei Israel ? Nous savons que Hachem a promis à plusieurs reprises l’héritage de cette terre à la descendance d’Avraham. Dans ce cas, il eut convenu que nous nous installions d’abord sur notre Terre, afin de recevoir dignement notre Thora. Nos Hakhamim disent même (Bérechit rabba 16 4) « Il n’y a pas de Thora comparable à celle d’Israel ».
Il existe un questionnement fondamental sur le rapport de finalité entre la Thora et Erets Israel. La terre est-elle l’objectif et la Thora ne viendrait qu’en tant que moyen ? Ou bien à l’inverse, la terre ne serait qu’un moyen par l’intermédiaire duquel il nous est permis d’atteindre notre but ultime la Thora ?
Cependant, si le but est la Thora et que nous avons besoin de la terre d’Israel comme moyen pour son accomplissement, se renforce d’autant plus notre questionnement, pourquoi avons-nous reçu la Thora antérieurement à notre entrée en Erets Israel ?!
Il apparaîtrait donc que la chronologie de la naissance de notre nation supporte le courant de pensée qui place la terre d’Israel comme objectif ultime et la Thora comme moyen d’y accéder. Ceci sous-tendu par l’argument qu’il y aurait une progression qualitative dans la suite des évènements depuis la sortie d’Egypte jusqu’à l’entrée en Israel.
Le collectif « ne meurt jamais »
La réponse aux deux questions ci-dessus est la suivante : la Thora ne peut être réduite à un lieu spécifique, pas plus qu’à une personne en particulier. Et de même, elle ne se réduit pas à un moment précis, raison pour laquelle la cette fête de Matan Torah n’a pas de date.
Car le don de la Thora ne consiste pas en une simple transmission de lois et de commandements, mais elle représente la Parole Divine s’adressant à l’Homme, comme nous le fait savoir le Nefech hahaim (chaar 4). Matan Thora est, dans une certaine mesure, la transmission de la puissance divine aux êtres humains. C’est ce qu’affirment nos Sages (Chémot rabba 33) « dans l’usage courant, un homme qui acquiert un objet n’acquiert pas son propriétaire en même temps, mais HKBH a donné la Thora à Israel très différemment, en leur disant – si l’on peut s’exprimer ainsi – vous prenez Moi même ».
Ce concept ne peut en aucun cas être restreint à un seul individu, car la Parole Divine est infinie alors que l’individu lui est limité, ce qui n’est pas le cas de l’assemblée qui « ne meurt jamais » selon nos sages.
Le Maharal écrit (Tiferet Israel ch. 17) « comment une chose qui n’est sujette à aucun changement pourrait-elle être donnée à Avraham, Ytshak et Yaacov ? Du moment qu’ils sont des particuliers, ils sont forcément sujets au changement. Ils ne peuvent donc pas se prêter à recevoir la Thora, qui est permanente. Elle ne peut donc s’adresser qu’à un collectif, qui en tant que tel n’a pas de fin. On ne peut qualifier Avraham, Ytshak et Yaacov de peuple, ce n’est que lorsque Israel sortit de Mitsraïm que se constitua le peuple apte à recevoir le Thora ».
Le Tsibour n’est pas simplement un assemblage d’individus, il est d’une toute autre nature. Sa dimension incorporelle le rend éternel. C’est la raison pour laquelle la Thora ne peut être donnée qu’à un Tsibour. C’est à cela que fait allusion le Zohar Hakadoch lorsqu’il affirme que les lettres de la Thora correspondent aux six cent mille néchamot d’Israel. La Parole Divine, infinie, prend une signification sans limite, d’après la nature de son récipiendaire.
C’est pourquoi au mont Sinaï, « Israel campa au pied de la montagne » ce que nos sages expliquent « comme un seul homme, d’un seul cœur ». Il ne s’agit pas uniquement d’une vertu d’unité, mais d’une condition sine qua non pour que Israel soit apte à recevoir la Thora. Car la Thora ne peut être donnée qu’au peuple en tant que tel, dans l’unité qui fonde sa dimension collective d’éternité.
Matan Thora, une transformation identitaire
Plus que cela, la Thora crée et façonne le Tsibour. Sans la Thora, il n’est rien qui puisse lier de manière significative les créatures les unes aux autres. La Thora par essence unit les humains les uns aux autres et les transforme en collectif. Dès lors, les individus deviennent les membres d’un seul corps appelé « Thora ». Depuis Matan Thora, chaque individu est indispensable à l’intégrité de la Thora. C’est en cela que se crée la connexion transcendantale entre l’homme et son prochain.
Si nous voulons répondre à la question philosophique de savoir qu’est-ce qui précède quoi ? L’individu précède t’il la réalité du groupe, qui ne serait constitué que d’un rassemblement d’individus ? Ou bien la société est-elle antérieure à l’individu, qui ne serait alors que l’un des membres de ladite société ?
Il semblerait que jusqu’à Matan Thora, l’individu était essentiel, parce que l’homme fut créé unique, précédant le Klal. Mais depuis Matan Thora, nous avons reçu une réalité nouvelle, désormais notre réel fondement est le Klal – collectif.
Ce n’est pas pour rien qu’au moment de Matan Thora, la néchama des Bnei israel s’envola de leur corps et HKBH les ressuscita en les aspergeant de rosée, comme l’écrit le Zohar Hakadoch. Dès lors, notre identité n’est plus celle de Adam Harichon mais celle de cette communauté édifiée au moment de Matan Thora.
Nos Sages (Kritout 6) ont vu dans l’expérience du Har Sinaï le prototype de la conversion, au point que le commentateurs (Mechekh Hokhma, Maharal) se sont heurtés à la difficulté d’envisager que selon la règle consistant à considérer le converti comme un nouveau-né, chacun pourrait épouser suite à Matan Thora sa famille proche. Mais en réalité, le don de la Thora a accordé une identité collective à Israel, et pour cela, le peuple fut converti d’un seul bloc et non pas un ensemble de particuliers, c’est pourquoi ils préservèrent les liens familiaux.
Le désert, l’endroit par excellence du collectif
C’est pour cette raison que la Thora fut donnée dans le désert et non pas en Erets Israel. Le désert est l’endroit correspondant idéalement à cet état particulier de « comme un seul homme, d’un seul cœur ». Au cœur du désert, il n’y avait quasiment pas de vie individuelle. S’il existait un ordre de campement déterminé selon les tribus, chaque tribu s’installant selon son fanion représentatif, tout cela n’était alors que symbolique, et la véritable « vie privée » ne commença qu’en Erets Israel. Lorsque Israel entra sur sa terre, chacun franchit le seuil de sa maison, et petit à petit, construisit sa vie individuelle.
C’est la différence essentielle entre les malédictions du séfer Vaykra et celles du séfer Dévarim. Alors que les malédictions des plaines de Moav s’adressent à l’individu, celles de la parachat Behoukotay sont dites à l’intention du Klal comme l’écrit le Ramban. La raison à cela réside dans le fait que le statut d’individu n’existe pas encore.
L’entrée en Israel, la reconstruction d’une nouvelle individualité
Cependant, après avoir vu le jour en tant que collectif au moment de Matan Thora, et après avoir acquis cette nouvelle identité de groupe, notre rôle devient tout contraire. Il s’agit cette fois de construire une vie d’individu, à partir de cet aspect collectif imprimé en nous. Tout cela bien évidemment, dans le but de construire un Tsibour d’un niveau supérieur.
Pour parvenir à ce stade, il nous faut passer par l’entrée en Erets Israel. Contrairement au désert où Israel se trouvait ensemble dans un campement, à l’entrée en Israel, chacun entame la construction de sa maison propre. De cette manière, il édifie et exprime sa personnalité et sa spécificité propre. C’est pour cette raison que les malédictions des plaines de Moav sont écrites dans un langage pluriel, alors qu’elles s’adressent au particulier.
C’est d’ailleurs aussi pour cela que les malédictions qui caractérisent l’alliance lors de l’entrée en Israël traitent des écarts des individus pratiqués en cachette, comme « celui qui frappe son prochain en secret », « celui qui égare l’aveugle en chemin », « celui qui ferait une image taillée…. et qui l’érigerait en un lieu caché ».
Cette insistance nous permet de réaliser que durant tout leur séjour dans le désert, la notion de secret n’existait pas ! Il n’y avait guère de place pour l’individualisme et les « cachotteries ». La notion d’individualité n’existait pas vraiment.
« Naassé Venichma », l’individu seulement à partir du collectif
A la lumière de ce qui vient d’être dit, il nous est permis de mieux comprendre la fameuse affirmation des bnei Israel « Naassé Venichma – nous ferons et nous comprendrons » :
Une des différences entre la pensée et l’action, est que si la pensée est forcément personnelle et individuelle, l’action est plutôt collective. En effet, il n’est pas possible de penser collectivement, ce qui n’est pas le cas de l’action qui peut se réaliser par l’intermédiaire du collectif. Un acte est visible, et a forcément une incidence sur la vie sociale. De plus, ce qui relie un individu à un autre de façon irréversible, c’est l’acte. C’est par exemple le principe de l’acte d’acquisition.
De la même manière, par rapport à la Thora et les Mitsvot, le support de la Thora est l’intellect, tandis que celui des Mitsvot est le monde de l’action. Ce n’est pas pour rien que ces dernières sont appelées les « bonnes actions » ! L’étude de la Thora vient ancrer le divin dans le monde de la pensée de l’homme, tandis que les Mitsvot font pénétrer le divin dans le monde de l’action.
Les Mitsvot viennent nous rattacher au Klal, et d’ailleurs l’acceptation courante du terme de « bonnes actions » signifie les actions altruistes qui sortent l’homme de son égoïsme et portent son attention envers autrui. Ce sont en fait les actions qui font de nous de bonnes personnes. Ces mitsvot viennent nous sortir de la prison intérieure de l’individualisme et nous relient au Klal Israel.
L’expression de « Naassé Venichma » signifie que le « Nichma » – soit l’étude de la Thora, est fondé sur le monde de l’action – « Naassé ». D’après ce que nous venons de développer, cela signifie que l’individu doit se développer à partir de son appartenance au groupe. Afin de capter la parole divine individuellement, il nous faut d’abord nous connecter à notre identité, celle du peuple juif tout entier, et ce au moyen de l’action. Sans cela il n’y a aucune possibilité de recevoir la Thora.
C’est une erreur de penser qu’il faut comprendre le commandement avant de le réaliser, car au contraire il est impossible de comprendre la Thora sans être plongé dans le monde de l’action.
La Thora dans le désert et l’entrée ensuite en Israel: l’application de « Naassé Venichma »
Ainsi, nous pouvons dire que par son essence, la Thora ne peut être liée à aucun endroit ni aucune personne en particulier, c’est la raison pour laquelle elle fut donnée dans le désert à un peuple juif totalement uni. Mais à partir de là, il existe un processus qui fait que chacun peut se connecter à la Thora de façon individuelle, et cela plus encore dès lors que l’on est entré en Erets Israel, terre dans laquelle il est naturel de développer sa spécificité.
C’est le sens de l’écriture de la Thora sur des pierres, car avec l’entrée en Israel la Thora elle-même prend une dimension nouvelle en se liant avec l’homme de façon absolue et concrète. Ce que ‘Hazal ont exprimé par les mots « Il n’y a pas de Thora comparable à celle d’Israel ».
Nous pouvons désormais dire que ce processus d’acceptation de la Thora dans le désert puis amener cette Thora en Erets Israel correspond bien à l’expression du peuple juif lors du don de la Thora « Naassé Venichma ».