« Garder un secret », une condition pour la délivrance !
Moché sort du Palais de Paro et se rend à Gochen, où il voit deux hébreux qui se disputent. Il interpelle alors le méchant et lui dit « pourquoi frappes-tu ton ami ?! » Celui qui levait la main lui répond « qui t’a placé comme prince et juge sur nous ? Voudrais-tu me tuer comme tu as tué l’égyptien ?! » (2; 14).
Lorsqu’il entendit cette réplique, « Moché prit peur et dit, certes la chose est connue ! ». Rachi explique ainsi cette remarque : Il s’inquiéta car il constata qu’il y avait des délateurs parmi le Peuple Juif ; il se dit : maintenant, Israël ne mérite peut-être plus d’être délivré.
Cela laisse entendre que malgré la Promesse faite aux Avot que les Bnei Israel sortiraient d’Égypte, et malgré la dureté de l’esclavage durant toutes ces années, sans compter les cris des Bnei Israel, une chose pouvait encore empêcher la Guéoula : la dénonciation et le fait de ne pas savoir garder un secret !
Nous trouvons explicitement dans le midrach (Bamidbar Rabba 20; 22) que le mérite d’être délivré provenait, parmi d’autres, de cette aptitude à savoir préserver leurs secrets. « Les Bnei Israel furent délivrés de l’Égypte pour quatre raisons : ils ne modifièrent pas leurs noms, ils ne changèrent pas leur langue, ils ne dévoilèrent pas leurs secrets, ils ne se laissèrent pas aller aux mauvaises mœurs. »
Le midrach déduit cela des mots de Moché Rabénou aux Bnei Israel (Chémot 3; 22) « Une femme empruntera à sa voisine… des ustensiles en argent et en or ». Les Bnei Israel connaissaient cette ordonnance douze mois auparavant, mais surent tenir leur langue et « aucun d’entre eux ne révéla cette information aux mitsrim ».
Il y a lieu de se demander ce qu’il y a de tellement extraordinaire dans le fait de garder un secret, au point que ce soit une condition indispensable à la délivrance ?!
Les Bnei Israël en Egypte, comparés au monde végétal
La Haftara de notre Paracha commence par ce verset : « Jacob étendra ses racines, Israël donnera des bourgeons et des fleurs, et ils couvriront de fruits la surface du globe » (Isaïe 27; 6). Selon Rachi, cela fait allusion au passé, où Jacob s’est enraciné en Égypte et ses descendants y ont fructifié. Ce verset compare Israël au végétal, sa descente en Égypte est en fait une mise en terre à partir de laquelle émergeront des fleurs et des fruits au point de remplir le monde au moment de leur sortie.
Cette comparaison des Bnei Israel aux fruits des champs est plus explicite encore dans la Hagada de Pessah, qui interprète le verset « les Bnei Israel devinrent un Peuple grand et puissant en mitsraïm » (Devarim 26; 5) à partir d’un autre verset dans Yehezkel (16; 7) « Je t’ai multipliée comme la végétation des champs, tu as augmenté, grandi, tu as revêtu la plus belle des parures… »
Il ne s’agit pas ici d’une simple métaphore, comme nous allons le développer.
La naissance du peuple d’Israël: une réplique de la création de l’homme
L’esclavage et la délivrance de Mitsraïm eurent pour but de créer le Peuple de D-ieu. En fait, la création de ce peuple n’est qu’une réplique de la création de Adam Harichon, le premier homme. Mais cette fois, elle est à l’échelle d’un peuple. Alors que la Création du monde a comme finalité la naissance de l’Homme individuel, l’objet de la sortie d’Égypte est la formation de l’Homme collectif.
De la même manière que Adam Harichon fut créé à partir de poussière et d’eau, de même, ce peuple fut créé à partir d’un autre type de poussière et d’eau, « la poussière » étant la terre d’Égypte, et « l’eau », les miracles dévoilés et le don de la Thora.
Tout comme Adam fut créé en dernier, après toutes les autres créatures, car il était l’objectif même de la Création, la naissance du Am Israel eut lieu après celle des autres nations. Ainsi écrit le Maharal (gvourot hachem ch. 29) : celui dont le niveau est le plus élevé endosse son rôle plus tardivement dans ce monde matériel. Les nations sont devenues des grands empires, comme ceux de Edom, Amon et Moav et Yichmael, avant que naisse le peuple d’Israël. Car le niveau le plus élevé se manifeste en dernier, comme pour Yaacov et Essav. C’est pourquoi Hachem dit à Moché « Mon fils, mon premier-né, c’est Israel » ! Bien qu’il soit par nature le dernier, dans la « Pensée » d’Hachem Israel est le premier-né, de la même façon que Yaacov qui vit le jour en dernier a récupéré le droit d’aînesse de Essav.
Les Bnei Israël faisaient corps avec la terre égyptienne
Façonner une nouvelle créature humaine, en l’occurrence la genèse de la nation juive, est une véritable transformation. Pour cela il convenait d’effacer la première forme humaine, à la manière dont Hachem a effacé toute existence dans la génération du Déluge dans le but de créer une nouvelle Humanité. Cependant, si au temps du Déluge il s’agissait de fonder une « nouvelle version » de l’Homme en tant qu’individu, l’esclavage d’Égypte engendra l’Homme nouveau en tant que groupe, autrement dit le « Peuple Juif ».
De là, l’image du Am Israel en Égypte comme l’implantation de la graine au cœur de la terre. Une graine ne peut pousser et fleurir que suite à un processus de décomposition, et de même Israël ne pouvait naître que suite à une dégradation préalable.
Cette approche est largement développée en d’autres termes par le Maharal dans son livre Gvourot Hachem (chapitre 4). Il explique que ce n’est pas en vain que l’esclavage eut précisément lieu en Égypte. Mitsraïm était le peuple le plus dépravé, comme il est dit à leur propos « leur chair est comme celle des ânes et leur lubricité égale celle des chevaux » (Yehezkel 23; 20). Le peuple d’Israël, qui représentera la perfection de la « forme » humaine, se devait de passer au préalable par l’endroit le plus proche du matériel. Comme tout être humain qui dans sa petite enfance est dominé par la matière et dirigé par ses besoins physiques, jusqu’à ce qu’il grandisse et que sa véritable image prenne le dessus sur sa matérialité. Ainsi en va-t-il d’Israel : pour prendre forme, les Bnei Israel se devaient au préalable d’être soumis au matériel.
Le Maharal interprète ce qui est dit « Moché prit sa femme et ses fils et les fit monter sur l’âne », que tout le but de l’esclavage et de la délivrance d’Egypte était de chevaucher sur l’âne (l’âne – ‘Hamor, du mot ‘Homer – matériel), de donner une forme au matériel.
L’esclavage et la souffrance en Égypte étaient de telle sorte que les Bnei Israel perdirent leur image. Ils étaient entièrement immergés dans le travail de la terre, dans la fabrication des briques, dans la paille, la boue… Il ne leur était même pas donné de voir le fruit de leur travail, car les égyptiens les forçaient à édifier leurs constructions sur une terre molle et sablonneuse, noyant et enterrant ainsi dans le sol tout le fruit de leurs efforts.
La comparaison d’Israël aux végétaux n’est pas juste une vague image. Les Bnei Israel étaient tellement plongés dans le travail de la terre qu’ils perdirent toute forme humaine, au point de faire eux-mêmes corps avec cette terre.
Sur le verset « ils fructifièrent, ils pullulèrent, ils multiplièrent et devinrent étonnamment puissants » (chemot 1 ;7), nos Sages expliquent que les femmes enfantaient par six enfants, d’autres affirment même, par soixante !
Il est désormais possible d’y voir une explication nouvelle. Moins la matérialité possède de « forme », et plus elle donne de fruits. C’est pourquoi les arbres donnent autant de fruits, et il en va ainsi des poissons et d’autres animaux qui donnent naissance par quantité. Cela provient du fait que le matériel ne connaît pas de limite. Par contre, l’homme, en tant qu’être doté de forme par excellence, n’a pas les moyens de créer de nombreuses autres formes en même temps. En Égypte, les Bnei Israël perdirent leur « forme » au point de devenir comme des plantes. C’est ce qui leur permit d’enfanter en grand nombre, comme nous dit le verset dans Yehezkel (16; 7) « Je t’ai multipliée comme la végétation des champs ».
D’après cette approche, l’on peut également donner un nouveau sens au texte (1; 12) « Plus ils les faisaient souffrir, plus ils se multipliaient et plus ils se répandaient en nombre ». La souffrance fut ce qui métamorphosa Israel en matérialité, et qui dès lors, les fit fructifier et pulluler comme l’herbe des champs.
« Garder un secret » : la graine qui garantit la délivrance
Cependant, si la sortie d’Égypte est comparée à une terre qui fleurit, cela nécessite forcément une condition préalable : qu’il y ait au minimum une graine.
Il semble que cette « graine », c’est cette aptitude à taire ce qui est secret. De même que la graine est l’intériorité du fruit, savoir tenir sa langue est également un gage d’intériorité.
« Six choses ont été dites au sujet de l’ignorant » et l’une d’elle est « que l’on ne lui dévoile pas de secret » (Pessahim 49a) . Pour quelle raison ? Le Maharal (Netiv haThora chapitre 15) explique car l’ignorant est proche du matériel, or la matérialité est naturellement dévoilée, elle ne possède pas le niveau de ce qui est caché.Car l’ignorant est proche du matériel, or la matérialité est naturellement dévoilée, elle ne possède pas le niveau de ce qui est caché.
C’est pour cette raison là, nous dit le Maharal (Gour Arié), que garder un secret soit une condition indispensable à la délivrance, car la Guéoula ne peut être accordée qu’à celui pourvu d’intériorité. C’est pourquoi lorsque Moché vit qu’il y avait des délateurs, des gens qui ne peuvent garder un secret, il pensa qu’Israel n’était pas apte à être délivré.
Car cela revient à planter sans semer de graine.
Celui qui dévoile un secret transforme son aspect spirituel en matériel, s’enfonçant ainsi dans l’esclavage.
Israel mérita finalement la Guéoula, car bien qu’enfoncé dans la matérialité, la semence était bien présente, leur intériorité avait été préservée. C’est le sens du midrach qui révèle que les Bnei Israel ne dévoilaient pas leurs secrets. C’est l’attestation d’une intériorité bien présente. Et c’est la condition siné qua none à la Guéoula !
Comme l’écrit le Maharal (Gvourot hachem chap. 19) : « il n’est possible de soumettre à l’esclavage que le matériel, par contre l’esprit de l’homme reste libre par définition. »
L’intériorité, seule garantie dans l’éducation des enfants
Cette idée est importante également en matière d’éducation. Tous les enfants ne suivent pas forcément mot pour mot la voie qui leur a été tracée. Parfois de façon extrême, et plus souvent dans une moindre mesure.
Cela peut nous apparaître comme une forme de rébellion. Mais en réalité, étant donné que chaque être est différent, et suit son propre chemin, il appartient donc à chacun de faire sa propre expérience et de trouver avec le temps sa propre « forme ».
Et comme en Égypte, pour pouvoir épouser une nouvelle forme, il est parfois nécessaire de renoncer à la première. L’insoumission d’un enfant ne constitue donc pas forcément un rejet, et bien souvent, il s’agit d’un cheminement indispensable à sa construction personnelle, à l’image du processus de dégradation de la graine avant la production du fruit.
Une condition à cela néanmoins : que notre éducation soit pourvue d’intériorité. Le test d’évaluation consiste au fait que nous conservons nos valeurs même lorsque personne nous voit, et que tout ne doit pas être publié. L’expérience prouve que la grande majorité des enfants qui passent par un cheminement de remise en question revient par la suite aux valeurs intérieures de leur famille. L’essentiel de l’éducation ne repose pas sur le verbal mais sur l’importance de « savoir garder un secret », c’est à dire de rester un modèle même là où personne ne nous voit ni nous entend.