Devarim Hazon – La critique est aisée, mais l’art est difficile

Devarim Hazon – La critique est aisée, mais l’art est difficile

Tel que l’exprime un vieux dicton juif : les parents apprennent aux enfants à parler, et les enfants apprennent aux parents à se taire.

En effet, notre tendance naturelle est de vouloir partager avec notre entourage toute la sagesse et l’ingéniosité que nous avons acquises. Nous intervenons parfois pour donner des conseils aux voisins, émettre des commentaires constructifs aux collègues, ou même nous immiscer dans la vie privée de nos enfants déjà mariés !

Mais l’une des choses que la vie nous apprend est d’éviter au possible les critiques ! Le temps et l’expérience nous font comprendre que la plupart des conseils que nous donnons se heurteront au mieux à une forteresse inébranlable, et au pire, auront pour effet de blesser et seront source de conflits malheureux. Par conséquent, une personne qui désire la paix et la sérénité au sein de sa famille et au delà, aura à cœur d’apprendre à garder le silence et réprimer ses remarques.

Pourtant, rien de pire qu’une situation laissée « en plan » faute de savoir dire la « critique » constructive permettant d’améliorer les choses. En réalité, nous sommes tous confrontés à cet art délicat de la critique, même si sa connotation est négative. D’après nos Sages, la critique est rattachée à la vie (Tamid 28a), idée que l’on peut également retrouver dans les Proverbes du roi Chlomo (Michlei 15; 10) “Qui déteste les reproches périra“.

Ce qui pose problème ne réside pas tant dans la critique même, mais plutôt dans la façon de la formuler. Toute remarque doit être exprimée de manière constructive et positive, et de surcroît, au moment opportun. Dans le cas contraire, elle serait source de blocage et de démotivation.

Reste à savoir comment gérer la critique. Comment savoir si celle-ci est constructive, si elle vise à aider l’autre à s’améliorer, ou bien si elle est perçue comme une attaque personnelle, comme un reproche qui le place en posture d’accusé ? Comment trouver l’équilibre dans ce dilemme délicat entre l’importance de la critique et l’art de savoir se taire ?!

Les derniers mots de Moché à d’Israel : des reproches

Dévarim est le Livre qui relate la séparation de Moché Rabénou et des Bnei Israel, ainsi que la période préparatoire du Peuple Juif qui va se trouver confronté à cette nouvelle ère d’entrée en Erets Israel. Il contient les paroles de séparation de Moché avant sa mort. Ce sont ses instructions au peuple, en prévision de cette nouvelle étape qui se profile. Ce récit est introduit par un premier verset qui nous parait obscur :

« Voici les paroles qu’a dit Moché à tout Israel sur la rive du Jourdain, dans le désert, dans la plaine, face à la mer de Souf, entre Parane et Tofel, Labane et Hatsérot et Di-Zahav. »

Rachi explique que ces mots constituent en fait des reproches. La Thora énumère ici tous les endroits où les Bnei Israel mirent Hakhadoch Baroukh Hou en colère. Moché rabénou aborde sa séparation en remémorant au peuple de douloureux souvenirs, ceux de leurs plus graves fautes durant leurs quarante années de pérégrinations dans le désert. Ces propos sont donc en réalité un « discours de réprimande ».

Mais plus encore que le principe même du reproche, la Thora nous enseigne ici la manière de l’énoncer, et nous instruit sur la « bonne personne » apte à le faire. Le Midrach écrit d’ailleurs que Moché a dissimulé les faits, les mentionnant par sous-entendu, ceci afin de préserver l’honneur d’Israel.

Une remarque positive est une remarque qui préserve le respect de celui qui est mis en cause. Un des principes de sauvegarde de la dignité d’autrui, consiste à lui donner la possibilité de trouver par lui-même les moyens de réparer sa faute. Cette aptitude de se contenter d’une simple allusion, sans avoir à terminer sa phrase pour détailler les faits, et lui laissant la possibilité d’y remédier, est la clé d’une critique bien formulée. Elle offre l’occasion d’une auto-remise en question. La personne critique sert de révélateur. Elle offre une ouverture sans aller jusqu’à s’ingérer dans le processus de remaniement de son interlocuteur.

Réprimander pour un péché non commis !

Cependant, en approfondissant les paroles de Moché, nous apparait une chose frappante : les critiques faites ne concernent pas ceux qui se tiennent face à lui à cet instant précis. Elles n’évoquent que des fautes commises par les pères de cette génération prête à entrer en Erets Israel, ceux qui sont déjà morts durant ces quarante années dans le désert. Il y a là de quoi être surpris !

  • Quel est le sens de ce rappel en assemblée, de tout ce qui s’est passé il y a quarante ans, et qui plus est, concernant une génération alors disparue ?
  • En admettant que les fautes en question justifiaient la critique, n’incombait-il pas à Moché de la faire en son temps, il y a quarante ans ? Pourquoi Moché rabénou a-t-il gardé le silence durant toutes ces années ?!

Il nous importe de comprendre également la raison pour laquelle Moché a finalement choisi le moment de sa séparation avec le peuple pour exprimer ces paroles de reproches ! Pourquoi le souvenir qu’il laissera aux Bnei Israel devrait-il être celui d’une critique ?!

L’art de la critique constructive

Si l’on y réfléchit, d’un certain côté, la critique incombe à chacun, ainsi que l’exprime la Thora « הוכיח תוכח את עמיתך – Tu réprimanderas ton semblable ». Le Rambam (Hilkhot Déot) tranche à ce sujet qu’un homme a l’obligation de réprimander son prochain, jusqu’à ce que le fauteur le frappe et lui dise: je n’écoute pas. Mais d’un autre côté, n’est-il pas écrit dans la guémara (Yébamot 65) : de même qu’il est ordonné de dire une chose qui va être entendue, de même, on est dans l’obligation de taire une chose qui ne sera pas écoutée !

Ajoutons à cela, ce que Rabbi Elazar et Rabbi Tarfon s’interpellent: « je me demande si dans cette génération, il existe quelqu’un qui sache comment faire un reproche, et s’il en existe un qui soit prêt à l’accepter… » (Arakhin 16b). Nombreux sont ceux qui ont tiré de ces paroles un raisonnement à fortiori. S’il en fut ainsi de la génération de Rabbi Akiva, qu’en est-il à plus forte raison de notre génération orpheline et si misérable. Face à la crainte de mal faire plutôt qu’arranger les choses, le bénéfice est tellement loin et la perte si grande, qu’il serait préférable de s’abstenir.

En réalité, pour prétendre faire une remarque à quelqu’un, il faut un véritable savoir-faire. C’est un art subtil, qui est loin d’être simple ! La finalité de la critique ne consiste pas dans son expression, mais dans son acceptation. Elle est liée à son auteur. Si elle ne va pas être entendue, il est préférable de ne pas l’exprimer. Ce n’est pas par hasard que le verset qui suit cette mitsva de réprimande, précise et nous enjoint : « ולא תשא עליו חטא – et tu ne porteras point de faute par lui » (Vayikra 19; 17).

Une critique faite à un homme pour laquelle une honte s’est ensuivie, n’aura pas atteint son objectif et ne produira aucun effet sur la personne. Chlomo Hamélekh dit : « Ne réprimande pas le moqueur de peur qu’il ne te haïsse ; critique le Sage, il t’aimera » (Michlei 9; 8). En dehors du sens littéral du texte, le Alchikh (Vaykra 19) donne une autre interprétation de ce verset. Lorsque tu critiques une personne, « ne réprimande pas le moqueur »: ne lui donne pas le sentiment qu’il est indigne de considération, car dans ce cas, il se sentira blessé, en éprouvera de la honte, et aucun impact positif n’émergera d’une telle critique. Par contre « réprimande le Sage », signifie : montre à cette personne combien elle est douée de sagesse et combien d’estime tu lui portes, de cette manière, il y a une chance qu’elle soit attentive à ta réprimande.

En définitive, il nous appartient de trouver comment faire passer nos remarques de manière à ce qu’elles soient acceptées de tout cœur. Notre questionnement de fond revient donc avec encore plus de force : de quelle façon faire passer une critique constructive ?

Les reproches d’un ami sont le témoignage de son affection

La réponse à cette question peut se trouver dans la manière dont Moché Rabénou s’est conduit avec Israel, avant sa mort. Revenons et prêtons attention aux paroles de Rachi, qui répond à la question d’ouverture de notre sujet : pourquoi Moché rabénou s’est-il retenu durant quarante ans de réprimander les Bnei Israel pour leurs fautes, et quelle est la raison qui l’a poussé à le faire juste avant leur entrée en Terre d’Israel ?!

Au sujet du verset : « Après avoir frappé Si’hon le roi de l’Emoréen installé à Hechbone », Rachi explique :

Moché se dit, si je leur fais des remontrances avant qu’ils n’accèdent au pays, ils diront alors: Quel droit a celui-ci sur nous ? Quel bien nous a-t-il fait ? Il ne vient que créer des ennuis et trouver un prétexte contre nous, car il n’a pas la force de nous faire entrer dans le pays… C’est pourquoi Moché a attendu d’avoir fait tomber Sihon et Og devant eux, et de leur avoir fait prendre possession de leurs terres. Ensuite seulement, il leur fit des reproches !

Rachi Devarim 1; 4

Le premier pas pour permettre à l’homme de se remettre en question et d’entamer un changement, est de lui témoigner de l’amour. Il a besoin d’être certain que l’on s’adresse à lui par affection, et non pas en vertu d’un calcul.

Durant quarante années Moché s’est tu. Son cœur était rempli de récriminations à l’égard des Bnei Israel, il implosait intérieurement, mais il a su fermer sa bouche et se préserver de dire le moindre mot ! Moché a compris qu’il n’était pas apte à leur parler pour les critiquer, tant qu’il ne les avait pas absolument convaincus qu’il les aimait d’un amour profond et authentique.

Durant toutes ces années passées dans le désert, les Bnei Israel ignoraient tout du lendemain. Ils vivaient au jour le jour. C’est pourquoi, Moché attendit jusqu’à ce qu’ils remportent la victoire contre les rois et arrivent aux frontières du pays, aux portes de cette Terre Promise ! Lorsque chacun put avoir face à lui la perspective du futur qui lui garantissait de résider « sous sa vigne et son figuier », alors oui, ils furent convaincus pour la première fois que Moché aspirait réellement à leur bien, et c’est dans un tel ressenti qu’ils furent disposés à accueillir ses remontrances.

Seul, un homme capable de prouver son affection et sa bonne intention concrètement, à travers des actes et pas seulement des mots, pourra trouver comme interlocuteur une personne disponible et prête à accueillir ses récriminations, les intérioriser et adapter son comportement. En revanche, celui qui exprimera des critiques sans preuve d’affection tangible au préalable, trouvera face à lui un cœur fermé, et ses paroles, même dites à bon escient, trouveront des oreilles closes.

Une critique franche, preuve d’une amitié cachée

Notre Paracha, appelée également « Chabat Hazon », est toujours lue le Chabat précédant le 9 Av. A ce sujet, nos Sages (Chabat 119) nous ont révélés que « Yérouchalayim ne fut détruite que parce que les gens ne se réprimandaient pas l’un l’autre ». D’un autre côté, nous savons d’après nos Sages (Yoma 9b) que le second Beith Hamikdach fut détruit en raison de la « haine gratuite » qui existait entre eux. On aurait tendance à croire que ces deux versions se contredisent, alors qu’en réalité, ces propos s’accordent parfaitement.

Le moteur le plus intime d’une remarque adaptée est l’amour pour l’autre. Il est dit dans Michlei (3; 12) « Car Hachem châtie celui qu’il aime, et comme un père envers son fils, il le réconcilie ». Le Malbim explique à ce sujet que la réprimande est le témoignage de l’amour. Un père qui aime son fils sait pertinemment qu’il doit le réprimander pour son bien, son unique désir est de l’éduquer.

Le Rav Yonathan Eibchitz (Yéarot Dvach, drouch 10) dit que le plus haut niveau de la mitsva de « ואהבת לרעך כמוך – Tu aimeras ton prochain comme toi-même », est celui où la personne se préoccupe sincèrement du bien spirituel de son frère juif.

Moché rabénou, avant sa mort, se tient debout face au Peuple pour lequel il a tellement œuvré. Son plus profond désir est de lui prouver tout son amour envers lui. Il presse même les Bnei Israel à la guerre contre Midyan en leur faveur, sans retard, et cela bien qu’il soit conscient que sa vie prendra fin suite à cette dernière action. Les Bnei Israel en ressortent convaincus de son intense amour pour eux. Ils assistent au fait que Moché est sur le point de se séparer d’eux et en ressentent déjà le manque. Ce n’est que de cette façon qu’ils purent être disposés à l’écouter et à l’entendre. Son discours, chacun de ses mots, étant alors porteur de vie.

En guise de conclusion dans notre quotidien et en ces précieux jours

Un dirigeant ou un enseignant, ne devra pas se laisser impressionner face à une attitude réactionnelle de la part de ses auditeurs ou élèves. Parfois, l’opposition de ces derniers, provient d’une sorte de test inconscient qu’ils s’ingénient à lui faire subir. En réalité,  toute l’intention de leur résistance tourne autour d’une recherche en quête de découvrir les véritables sentiments du maître à leur égard. S’agit-il d’un amour inconditionnel ? Continuera-t-il à à leur témoigner de l’affection et de l’intérêt malgré leurs actions négatives ? C’est là, une grande part du défi !

L’éducateur pour sa part, est appelé à “fonctionner” en se remémorant que ce n’est pas son être qui est en cause. Sa vitalité ne doit pas être en rapport avec cet indicateur trompeur prouvant «combien il est aimé», mais plutôt selon celui, plus authentique et révélateur témoignant «combien il aime» en toute circonstance !  Cette opposition, qui peut parfois aller jusqu’à la haine, doit être interprétée comme résultat d’un manque de conviction du peuple quant à la pureté de ses intentions. A combien de reprises n’a-t-il pas été vérifié que des élèves avaient changé du tout au tout lorsqu’ils avaient saisi combien leur enseignant se dépassait pour eux !

En ces jours du mois de Av, où nous devons nous renforcer dans ce sujet de l’«amour-gratuit», essayons de nous imprégner de l’image de notre Maître incontestable Moché rabénou, de comprendre et intérioriser ses messages dans notre rôle en tant que parent, enseignant ou dirigeant. Dans notre communication quotidienne, où nous oscillons tous entre un comportement passif et un comportement agressif, appliquons-nous à cette aptitude, cet art de faire subtilement savoir ce que l’on pense tout en tenant compte du ressenti d’autrui. Il semble que cela ne soit possible qu’en témoignant d’une authenticité irréprochable extérieurement, tout en étant capable de tapisser notre intériorité d’un amour intense envers notre prochain – To’ho Ratsouf Ahava.

Car la mitsva est une bougie et la Torah sa lumière et les remontrances de la sagesse nous maintiennent sur le chemin de la vie

Michlei 6; 23

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.