‘Solitude’ est un tableau réalisé par le célèbre peintre Juif Marc Chagall en 1933. Cette huile sur toile représente un rabbin pensif sous le regard d’un veau blanc,
un tableau qui vient exprimer l’inquiétude sur le sort juif en Europe. Dans le livre de sa femme Bella “lumières allumées”, Chagall a illustré le chapitre sur Tisha B’Av d’un dessin très similaire à ce célèbre tableau. Effectivement, le chapitre se termine par les mots: “Eikha yacheva badad” – les premiers mots du Livre des Lamentations, qui expriment la question de solitude caractérisant l’exil.
Il est intéressant de réfléchir et de tenter à comprendre pourquoi le prophète Yermiyaou a choisi cet aspect là, de solitude, pour ouvrir son livre décrivant toutes les horreurs de la destruction du Temple.
La lamentation de Moché – « Eikha »
Dans notre paracha de Devarim, alors que le peuple d’Israël est sur le point d’entrer en Terre d’Israël, Moché prend la parole et déplore avec insistance l’attitude du peuple pendant les quarante années dans le désert. Dans le verset 12, il dit au peuple « אֵיכָה אֶשָּׂא לְבַדִּי טָרְחֲכֶם וּמַשַּׂאֲכֶם וְרִיבְכֶם – Comment supporterais-je seul votre labeur, votre fardeau et vos contestations ». Le terme « אֵיכָה – Eikha » qui signifie « comment » n’est pas un terme très courant, c’est d’ailleurs la première fois qu’il apparaît dans la Torah. Ce terme rappelle à chacun d’entre nous le texte que nous lisons à Tich’a Béav : Méguilat Eikha.
En effet, On retrouve déjà ce raprochement dans le Midrash:
Trois personnes ont prophétisé avec le langage « Eikha »: Moché, Yéchayaou et Yermiyaou. Moché vit Israël dans leur temps de gloire et de tranquillité, et dit: « Eikha – comment pourrais-je supporter leur fardeau tout seul ». yéchayaou les vit quand ils perdaient leur stature, et dit (au sujet du peuple d’Israel): « Eikha – comment la cité fidèle est-elle devenue une débauchée ». Yermiyaou les vit dans leur dégradation, et s’exlama (en parlant de Jerusalem): « Eikha – Hélas! comment est-elle assise dans la solitude ».
Introduction à Eikha Rabba
C’est probablement la source de la pratique courante dans certaines communautés ashkénazes, de lire le verset איכא אשא לבדי de parachat Devarim dans la mélodie des lamentations de Eikha.
Cependant, ceci est étonnant car à première vue, ce verset n’est absolument pas triste. Moché explique au peuple d’Israël ce qui l’a poussé à instituer des juges intermédiaires, en leur disant qu’Hachem les a faits tellement nombreux qu’il n’arrive pas à en assumer la charge tout seul… Quel est donc le sens de ce rapprochement que fait le Midrach entre les paroles de Moché et les lamentations de Yermiyaou sur la destruction de jerusalem.
Le germe de la destruction était enraciné depuis l’époque de Moché
Il semble qu’à travers cette comparaison entre les trois événements, nos sages nous apprennent que cette destruction de Jérusalem décrite par Yermiyaou trouve en fait ses racines plusieurs siècles avant, au début de l’émergence même du peuple d’Israël au Mont Sinaï.
Cette maladie du peuple qui a surgi durant la période du prophète Yermiyaou, qui lui-même vit la destruction de Jérusalem ainsi que l’exil du peuple dans une terre vague et aride, est en fait déjà révélé par le prophète Yéchayaou au début du déclin de ce peuple plusieurs années avant, qui se lamente de la déchéance morale du peuple. Quant à Moché, père de tous les prophètes, il avait réussi à constater le germe dépravé au sein du peuple alors que celui-ci était encore en pleine croissance.
En fait, depuis l’époque de Moché, un processus destructeur fut entamé qui ne cessa de s’envenimer, du vivant de yéchayou jusqu’à aboutir à l’échelle de la destruction aux temps d’Yirmiya.
L’isolement d’Israël : Bénédiction ou caractère de l’Exil
Yirmiyaou fils de Hilkiya, appelé aussi Prophète de la destruction, qui de ses propres yeux a observé la destruction de Sion, et l’a décrit par la suite dans un livre de lamentations, où il relate tous les événements atroces et barbares que le peuple a vécu durant cette période, choisit malgré tout d’ouvrir ce livre en criant la solitude – איכה ישבה בדד.
En fait, le caractère de l’exil et de la destruction n’est autre que la solitude, l’isolement et le manque de communication. Ainsi le fait déjà remarquer Zébadia Ben Levy dans le Midrash:
Jusqu’à ce que Israël a été racheté d’Egypte, ils étaient installés tout seul d’un côté et la Présence divine d’un autre côté, et par le fait d’avoir été délivrés, ils sont devenus ensemble une seule entité. Mais depuis l’exile de ce peuple, la Chekhina s’est retourné tout seul d’un côté et Israël d’un autre côté.
Introduction à Eikha Rabba
Cependant, on trouve par ailleurs la notion de solitude comme admirable ou même souhaitable, comme l’avait décrit le plus grand prophète des nations, Bilaam, situé au sommet de la montagne, et qui, en observant le camp d’Israël se trouvant en bas, lui détermine son sort comme « un peuple qui demeure à part ». Idée suivi aussi par Moché qui dans ses derniers mots avant sa mort, fait une déclaration comme quoi « Israel habitera seul sûr Ein Yaakov ».
Entre Isolement et Solitude
En fait, la bénédiction et la malédiction ont la même racine. Bilaam emploie spécialement le terme «לבדד – isolé » et non « – בדד seul » pour laisser entendre que cette nation ne vit pas seul mais «ל-בדד», c.a.d qu’elle appartient à celui appelé « seul בדד – », notre maitre du monde (Rabeinou Bahyé).
Tel est la marque et la caractéristique de ce peuple, qui depuis le jour où Hachem parle à Avraham en lui disant: sort de ta terre!, fut exclu de toutes les autres nations pour être considéré comme l’héritage même de Dieu. A partir de là, ce peuple ne se combine plus avec aucune des nations.
C’est pourquoi, quand Israël refuse de faire partie intégrante du Nom Divin, et préfère être intégré au sein de toutes les nations être impliquées avec eux, s’applique automatiquement la fin des mots de Bilaam «ובגויים לא יתחשב – et ne sera pas compté parmi les nations », et passe ainsi de l’attribut de « isolé avec Dieu – בדד ינחנו » à titre indicatif « איכה ישבה בדד – hélas, comment est-elle assise solitaire ».
Le cri de lamentation de Moché : Son isolement du peuple
A présent nous pouvons comprendre le premier Midrach, et le rapport entre les paroles de Moché et celles de Yermiyaou. La racine de la dispersion et de la solitude de ce peuple était déjà présente au début de son parcours, au temps de Moché qui, examinant le peuple au sujet de la nomination des juges, il leur suggère : « Nommez des hommes sages, intelligents, connus de vos tribus, et je les placerai à vos têtes ». Les Bneï Israël qui ne veulent pas un chef rattaché aux forces divine, mais plutôt un dirigeant choisi par le peuple, manifestent leur satisfaction face à cette proposition, et répondent à Moché: « C’est une bonne chose que que tu as parlé ».
Par cela aspiraient-ils, à déconnecter le contact direct avec le Divin, et pouvoir ainsi gérer leur vie humaine simplement et comme ils le désirent. C’était en cela le sens du terme « Eikha » employé par Moché, comme un cri de lamentation : « comment supporterais-je donc seul ». Ce cri ne provenait pas de la nécessité de personnes à charges, ce sur quoi Moché pouvait s’en passer et gérer tout seul. Il était l’expression d’un sentiment amère, d’avoir été isolé du peuple. Ce peuple apparemment partagé de l’intérieur, cherche également à être dissocié de son dirigeant, et par là il prédit l’avenir de son sort – assis tout seul.
Les enfants d’Israël qui ne sont pas attirés par la direction de Moché, ne sont attirés en fait par aucune direction, même venant d’en haut. En fait, chacun veut déterminer la nature de sa propre vie, et c’est là la base de l’exil.
Eikha / Ayékah : Peuple d’Israël, où en est tu?
Il semble que la remédiation à cette situation de déconnexion et de séparation se trouve dans le sens profond du mot employé par ces trois prophètes: – איכה Eikha. On peut comprendre cela à partir d’un autre Midrash qui fait une comparaison entre le mot Eikha et le mot Ayékah, mot ayant été adressé au premier homme Adam :
Je l’ai amené dans le Jardin d’Eden, et je lui ai donné un commandement, et il l’a transgressé, par conséquent je lui ai imposé l’exil, et j’ai déploré son départ avec Ayekah/Eikha.
Quel est le sens profond de cette comparaison. Ne serait-il pas un simple jeu de mots entre Eikha et Ayekah.
Le terme « Ayekah – où est tu » adressé à Adam, contient en lui plus qu’une simple ouverture à la conversation. Le but de cette question n’est pas d’obtenir des informations sur l’emplacement de la personne, mais il s’agit d’une question fondamentale qui devrait provoquer en l’homme un réveil à l’interrogation de savoir s’il est à sa place et s’il vit en relation avec lui-même. Adam devait comprendre à travers cette question, que le but de son renvoi était pour le pousser à comprendre qu’il avait perdu sa place, et l’inciter ainsi à vouloir la retrouver et atteindre son niveau d’origine par ses propres moyens.
Le midrash continue,
Ainsi en a-t-il été avec ses enfants, je les ai fait entrer dans la Terre d’israël, et je leur ai donné un commandement, ils l’ont transgressé et je leur ai imposé l’exil, et je déplore leur départ avec Eikha.
Une génération qui ne se tient pas à sa place, ne mérite pas le Beit Mikdach.
En ce sens, nous pouvons conclure, que le plus grand danger de l’exil, est de perdre notre identité en oubliant qui nous sommes, et de perdre ainsi notre capacité à répondre à cette question : Ayekah – où en est tu? Pour être ainsi transformé en Eikha – lamentation.
Le début de la guérison à cela est de laisser pénétrer en nous l’écho de cette question : Ayéka, et de ce fait, accepter notre incapacité à assumer le niveau de nos aspirations.
Essayons dans ces quelques heures de Ticha Béav à connaître avec précision le palier sur lequel on se trouve, et nous placer ainsi sur la premiere marche de notre ascension vers le Beth Hamikdach, Amen.