Un acquéreur charge un agent de lui trouver un produit, et celui-ci finit par l’acheter lui-même

Un acquéreur charge un agent de lui trouver un produit, et celui-ci finit par l’acheter lui-même

Question

Ruben, qui vit à Paris, cherchait à acheter une Méguilat-Ester. Etant donné que les prix en France sont très élevés, il s’est tourné vers son ami David qui se trouve actuellement en Israël , afin qu’il lui achète une Méguila à un bon prix, et le remboursera plus tard.

Après une petite recherche, David finit par trouver ce qu’il recherchait. Une Méguila avec une écriture rare et au prix de 3000 shekels, un prix relativement bon marché.

Mais face à cette opportunité, l’esprit de David n’était pas tranquille. Finalement pourquoi ne pas l’acheter pour lui-même, se demanda t-il. Après tout, c’est lui qui a trouvé cette affaire, et c’est lui qui a négocié le prix. Quant à son ami Ruben, il trouvera certainement quelqu’un d’autre pour lui apporter un rouleau d’Israël.

Ruben, après avoir contacté David – qui lui a fait comprendre gentiment ce qui s’était passé, n’a pas vraiment accepté la version de l’histoire telle que présentée. Pour sa part, rien ne prouve que David ne s’est réveillé face à cette opportunité qu’après avoir effectué l’achat, après l’avoir montré à un expert, mais en définitive ce rouleau est donc déjà en sa possession.

La question se pose de savoir si l’argument de Ruben est valable, et s’il peut obliger David à lui remettre la Méguila. Et sinon, en admettant que David puisse la garder pour lui-même, il convient de savoir si cela était permis à David d’agir ainsi alors même qu’il a été chargé de l’achat par Ruben.

Réponse

Considéré comme un homme de tromperie?

Dans le traité Kidouchin (59a), la Guémara raconte que Rabba bar bar Ḥana avait donné de l’argent à Rav en lui demandant de lui acheter un terrain, et que Rav finit par acheter le bien pour lui-même. La Guémara ajoute que bien que la Braïta énonce clairement à propos d’un agent qui agit de cette manière, qu’il sera considéré comme un homme de tromperie, malgré-tout dans le cas de Rav cela n’est pas applicable. Le terrain en question était situé dans une vallée habitée par des hommes violents, qui traitaient Rav avec respect et étaient prêts à lui vendre le terrain, mais qui n’auraient pas respecté Rabba bar bar Ḥana. Dans un cas semblable, l’agent sera autorisé à l’acheter pour lui-même (il doit cependant avertir celui qui l’a envoyé de cet état de fait).

Y a t-il a une différence entre l’achat de l’agent avec son propre argent ou avec celui de l’envoyeur?

Néanmoins, les Richonim se sont interrogé sur cette loi, qui contredit ostensiblement ce qui est présenté dans la Tossefta, comme quoi, lorsqu’une personne donne à un ami de l’argent pour acheter des produits dont les bénéfices doivent être divisés par deux, et que finalement elle apprend que celui-ci les a pris pour lui-même, il pourra reprendre sa part contre son gré.

En fait, expliquent les Richonim au nom du Métivoth, il semble y avoir une distinction importante entre un messager qui ne remplit pas sa mission mais l’accomplit pour lui-même avec son propre argent, et celui qui le fait pour lui-même avec l’argent de l’expéditeur .

Ainsi tranche le Choul’han Arou’kh:

Celui qui donne de l’argent à un agent pour lui acheter une marchandise précise… Si l’on sait que celui-ci a bien acheté la marchandise (avec l’argent de l’expéditeur), on pourra la lui extraire contre son gré. Lorsqu’une personne a donné de l’argent à un collègue pour lui acheter un terrain ou un bien meuble, et que l’agent a laissé l’argent de son collègue dans son domaine et est allé acheter l’objet pour lui-même avec son propre argent. L’achat qu’il a effectué est conclu; il est cependant considéré comme un homme de tromperie.

Hochen Michpat 183; 1

L’agent qui prétend l’avoir acheter pour lui-même, est-il crédible?

Mais cependant, le cas qui nous occupe est différent, dans la mesure où ce n’est qu’après l’achat que le courtier prétend avoir acheté pour lui-même, sans délivrer aucune preuve à l’appui. Il se peut que dans un tel cas, celui- il ne soit pas crédible, et l’on pourra l’obliger à attribuer l’objet en question.

La question a déjà été tranchée par le Choul’han Arou’kh (183; 4), qui statue que si Réouven dit à Shimon de lui acheter quelque chose, et que Shimon est allé faire l’achat sans préciser pour qui, on considérera que Réouven est celui qui a acquis l’objet. Et même si Shimon affirme qu’il avait l’intention d’acheter l’objet pour lui-même, son argument ne sera pas admis. Le Choul’han Arou’kh précise que cette loi est valable même dans un cas où Shimon a payé de son propre argent.

Certains considèrent (Mahané-Efaraïm Chlou’hin §19) que Réouven n’aura acquis l’objet uniquement dans un cas où le délégué a explicitement accepté cette mission de le lui acheter. Mais s’il ne s’est pas manifesté clairement et qu’il est simplement resté silencieux, ce silence ne sera pas forcément interprété comme un acquiescement, et dans un tel cas, il sera crédible de prétendre qu’il a acheté pour lui-même.

Une marchandise quelconque et une marchandise précise

A ce sujet, le Ran fait une distinction entre le cas où l’envoyé a été chargé d’acheter un terrain quelconque, et le cas où l’envoyeur l’a chargé de l’achat d’un terrain bien précis. Son raisonnement est que dans un cas d’une marchandise quelconque, le fait de l’acheter pour lui-même n’est pas considéré comme tromperie, et donc cette attestation de la part de l’envoyé reste crédible. Ce n’est que dans un cas de marchandise précise que le Talmud (Kidouchin 59a) qualifie de tromperie l’envoyé qui s’affranchit de sa charge pour se l’offrir à lui-même. C’est pourquoi dans une telle situation, l’affirmation de l’envoyé comme quoi il l’a acheté pour lui-même ne sera pas acceptée, en correpondance avec le principe de “Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice ; ils ne diront plus de mensonge…” (Tsefania 3; 13). Cette distinction a été rapportée dans le Rama (ibid 2).

Existe-il une différence entre des biens meubles ou des biens immobiliers?

Le Nétivoth (183; 3) propose que concernant un envoyé chargé d’acheter des biens meubles à autrui, celui-ci pourra revendiquer les avoir acheté pour lui-même. La raison qu’il donne est qu’étant donné qu’il n’y a pas de témoins ou de preuve sur le fait d’avoir été chargé de cette mission, il se trouve que celui-ci pourrait éventuellement nier la mission elle-même et prétendre qu’il n’a jamais été envoyé. Et donc, d’après le principe de Migo (du fait que…), sa déclaration comme quoi il se l’est acheté pour lui-même sera admise. Ce qui n’est le cas concernant des biens immobiliers, où ce Migo s’oppose à la ‘Hazaka qu’une terre est toujours en possession de son propriétaire… Cependant, cette proposition semble être assez novatrice, et beaucoup ne partagent pas l’opinion du Netivoth, qui lui-même reste hésitant sur le sujet.

Il ressort de ce développement, que dans une situation où un envoyé a consenti expressément d’accomplir ce dont l’a chargé l’envoyeur et d’acheter pour lui une marchandise, il ne sera pas crédible s’il prétend que finalement il l’a acheté pour lui-même, sauf dans un cas où la marchandise n’a pas été désignée de manière précise.

Dans le cas d’une affaire particulièrement rentable

Cependant, il se peut que dans le cas d’une trouvaille, ou d’une affaire particulièrement rentable, la loi sera différente.

Le Nétivoth (183; 6) explique d’après le Rama, que la raison pour laquelle nous considérons un envoyé qui rompt sa mission et achète pour lui-même considéré comme un trompeur, et que pour cela il n’est pas crédible à prétendre cela, est basée sur le principe que l’on retrouve dans Kidouchin (59a): Si un pauvre se livre à l’acquisition d’une miche de pain qu’il a trouvée, et qu’un autre est venu et la lui a pris, celui qui l’a emporté est appelé Racha (Chouk’han Arou’kh §231). Par conséquent, en ce qui concerne une trouvaille, dans laquelle cette règle du “pauvre qui se livre à l’acquisition” n’a pas été énoncée, mais tout le monde peut emporter la trouvaille, ne s’appliquera pas non-plus le qualificatif de trompeur à l’envoyé qui se l’achète finalement pour lui-même.

Dans un tel cas, nous ne pourrons traiter uniquement par rapport au principe de Hazaka chalia’h ossé cheli’houto, c’est-à-dire qu’il existe une présomption légale selon laquelle un agent remplisse son mandat (voir érouvin 31b). Or, cette supposition n’existe pas dans une situation où l’expéditeur ne lui a pas donné d’argent, car après tout, l’agent a peut-être décidé qu’il ne voulait pas lui prêter de l’argent.

Conclusion

Pour revenir à notre cas de la Méguilat-Esther, il semble que tout d’abord il faut vérifier de quelle manière Ruben a chargé son ami David de lui acheter ce parchemin, et s’il a reçu l’assentiment explicite de David de s’en charger. Ensuite, cela dépendra s’il s’agit d’une Méguila précise, ce qui n’est pas le cas concernant notre sujet, ou pas. Dans notre cas où il a été chargé d’acheter une Méguila quelconque, David pourra revendiquer l’avoir achetée finalement pour lui-même. Par contre, s’il s’agissait d’un achat précis, on pourra obliger David à remettre l’objet à Ruben, sauf dans le cas d’une affaire exceptionnelle ou d’une trouvaille, où David pourra alors garder l’objet pour lui-même.

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

Comments (1)

  • me

    Il parait étrange et exagéré de devoir préciser exactement quelle Méguilat Esther acheter pour que l’on considère l’objet de l’achat comme une marchandise précise.

    C’est vrai dans le cas d’un terrain, ou d’un mariage, qui sont par nature extrêmement spécifiques, mais pour les objets communs, du moment que la nature de l’objet est connue et identique, le niveau de précision de la requête parait suffisant pour considérer qu’il s’agit bien ici de l’objet que l’agent était censé acheter.

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