Hayé Sarah – Entre Hessed et carence identitaire

Hayé Sarah – Entre Hessed et carence identitaire

La dernière section de notre paracha s’attarde sur Ishmaël et sa descendence, et se conclut par le verset « il demeura (nafal – littéralement : il tomba) ainsi à la face de tous ses frères ». A ce sujet, Rachi apporte l’interprétation du midrach : « avant la mort d’Avraham – il demeure , après sa mort – il tombe » (Beréchit raba 62, 5).

Dans cet article nous tenterons de comprendre en quoi la mort d’Avraham influe sur le statut d’Ishmaël ?

Que manque t-il aux sacrifices de Ishmaël ?

L’épisode de la Akeda ne laisse d’interroger sur ce qui fait sa si grande spécificité. En effet, qu’est ce qui rend si particulier le sacrifice de Itshak, ou encore celui de Avraham à Our Kasdim, alors que l’on note également chez les Ishmaëlim cette force du don de soi : eux aussi sont prêts à donner leur vie et mourir pour sanctifier le Nom divin ?!

Naturellement, cette question à fait couler beaucoup d’encre. Nous allons tenter d’apporter ici un nouvel éclairage.

Le Zohar (Vayera 32) écrit que Ishmaël pourrait se prévaloir d’un droit de propriété sur la terre d’Israël par le mérite de sa brit-mila. Par contre, il ne s’agit pas là d’un droit éternel comme celui accordé aux Bnei Israël, et ce pour deux raisons : 1/ les descendants de Ishmaël font la mila sans « péri’a » (déchirure de la muqueuse interne afin de dévoiler le gland); 2/ ils ne la pratiquent pas au huitième jour mais à l’âge de treize ans.

Tout cela appelle à une explication. En quoi la brit-mila est-elle liée à la propriété de la terre d’Israël, et pour quelle raison ces différences confèrent à cette propriété une nature provisoire ?

Ishmaël, un homme de hessed

Le Pirkei de Rabbi Eliezer (chapitre 30) nous révèle que le nom Ishmaël ressemble au nom Israel, lorsque l’on considère les lettres du Nom d’Hachem « E-l ». Le Radal explique que cet attribut, qui exprime le hessed, lui est acquis par le mérite de son père Avraham, homme de hessed. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, les descendants d’Ishmaël sont hospitaliers et ont préservé cette qualité.

Le Pirkei de Rabbi Eliezer poursuit et fait le rapprochement avec le propos de Bilam (Bamidbar 24; 23) « hélas, qui peut vivre quand D-ieu ne l’a pas voulu ». Ce qui signifie: « malheur à celui qui vit au temps d’Ishmaël ». Comment interpréter ce passouk ? S’il existe chez Ishmaël cet attribut de hessed, pourquoi se lamenter sur celui qui vivra à son époque ?!

Rav Dessler (Mikhtav méEliahou vol 2 p165) apporte l’explication suivante. Ishmaël a transformé son hessed en impureté liée à la débauche. Comme nos Sages nous enseignent (Kidouchin 49) « dix mesures de débauche sont descendues sur le monde, l’Arabie en a récupéré neuf et le reste du monde s’est partagé la dixième ». Or la débauche est qualifiée de hessed, comme il est écrit dans Vaykra (20; 17) ! Car en réalité, la débauche est le fruit d’un débordement de hessed non canalisé par la « guevoura » (rigueur).

Tâchons d’étayer quelque peu ce propos.

La bonté vs les autres vertus

Dans Devarim (13; 5), il est écrit « vous suivrez Hachem votre D-ieu ». Nos Sages expliquent (Sota 14a) que suivre les Voies d’Hachem c’est agir à Sa manière : de même est-Il Miséricordieux, sois miséricordieux, rend-Il visite aux malades, comporte-toi également comme tel, etc.

Le Maharal (Nétiv Hahessed chap 1) s’interroge sur le fait qu’il ne nous est pas demandé de ressembler à Hachem sur d’autres attributs, comme ceux de la Vérité, la Paix ou autres. Pour quelle raison est-ce requis au sujet du hessed précisément ? Le Maharal répond que le hessed est la seule qualité qui soit totalement intrinsèque à l’homme, c’est une vertu indépendante de l’existence même, ce qui n’est pas le cas des autres midot.

Quelle est au juste l’intention du Maharal ? Pourtant le contraire semble logique, la bonté existe uniquement par le fait qu’il existe des créatures dans le besoin, contrairement aux autres vertus qui sont indépendantes.

Le hessed, être capable d’aller contre nature

Dans la mesure où la mida de hessed a pour objet de donner à autrui, l’on pourrait penser que plus on « s’oublie » au profit de l’autre, plus l’acte de hessed est grand. Mais concevoir ainsi les choses, c’est commettre une profonde erreur. Le hessed n’a pas pour objet de se « mettre de côté » en faveur d’autrui. Un tel hessed peut conduire la personne à perdre toute identité propre. Elle ira jusqu’à se transformer en « l’autre » et y perdra son « moi », son existence propre.

Le véritable hessed, c’est effectivement donner à autrui, mais en préservant son « moi ». En réalité, une telle démarche est contre-nature, car l’homme, depuis sa venue au monde, ne se soucie que de sa personne, et il n’existe aucune raison pour qu’il se soucie véritablement de son entourage. La mida de hessed vient à l’encontre de cette nature, et exige de l’homme de sortir de son ego pour prendre en considération celui qui se trouve face de sa propre réalité.

Sans l’existence de ce paradoxe, on ne peut parler pas de vrai hessed.

Seul le hessed peut nous conduire à la foi

Quelle est l’origine de cette aptitude ?

La réponse se trouve dans la Création. Ce monde, limité par définition, est tout l’inverse de Hachem, qui est Infini. Comment concevoir dans ce cas, que HKBH ait créé un monde contraire à Lui ?

La réponse à cette question tient en trois mots « עולם חסד יבנה – le monde est construit sur le hessed » (Tehilim 89; 3). Cela signifie que, comme l’écrit le Ramhal, « Hachem n’a créé que le monde que pour prodiguer du bien ». Là, se situe l’origine du hessed – agir à l’encontre de notre réalité.

C’est ce que nous enseigne Hachem à travers la Création du monde. Pour dispenser le bien, il nous faut réaliser une chose contraire à notre essence. Ce n’est que par ce biais que l’homme peut atteindre la mida de hessed, à travers cette force qu’a insufflé le maître du monde au moment de la création.

Et inversement, la pratique du bien nous permet de parvenir à la Emouna ! En effet, on pourrait du même coup se demander comment l’Homme implanté dans ce monde entièrement matériel, et de fait limité, peut concevoir qu’il existe quelque chose d’antérieur et d’infini, à l’extrême opposé ? Il n’existe qu’une seule réponse. Cela est rendu possible par la pratique du hessed, car un homme qui accomplit un acte de bonté parvient à intégrer cette contradiction, et être à même de faire des choses à l’encontre de sa nature fondamentale. Et s’il en va ainsi pour nous, il n’est pas difficile de parvenir à l’idée que le monde également a été créé par la volonté d’un Être qui lui est en tout point opposé.

Le fait que le monde fut justement créé pour pratiquer le bien, nous amène à comprendre cette opportunité qui se présente à nous de prodiguer du bien à autrui.

C’est là l’intention du Maharal lorsqu’il dit que le hessed est une mida indépendante contrairement aux autres midot. Le hessed est une chose qui défie la logique et la nature. Il est généré par la seule volonté de celui qui le pratique. Il n’est pas issu d’une réalité naturelle, à l’inverse, il est justement toute la raison d’être de cette Création, pour la seule raison que le Désir d’Hachem est de dispenser le bien.

La confusion entre altruisme et manque d’identité

C’est en cela que se fourvoya Ishmaël. Bien qu’il voulut intégrer le hessed de Avraham, son hessed à lui démarre à partir de l’autre. Ishmaël pense que le hessed consiste en le fait d’annuler son « moi » en faveur de l’autre. Il ne comprend pas le principe qui veut que donner soit à l’inverse l’expression du « moi ». Dans son approche, Ishmaël n’accorde pas suffisamment de valeur à son identité. En cela, la Thora le définit comme « פרא אדם – un homme sauvage » (Béréchit 16; 12), c’est à dire qu’il est sans attache, délesté de sa propre identité. Cette carence est ce qui ne lui permet pas non plus de s’attacher à un endroit précis, ainsi qu’il est écrit « il résidera face à tous ses frères ».

C’est certainement ce qui a conduit les descendants d’Ishmaël à voiler le visage des femmes. Le judaïsme appelle à couvrir le corps, mais pas le visage. Le vêtement vient pour minimiser l’importance du corps. Quant au visage, il est découvert pour justement accorder toute son importance à l’esprit. Car le Judaïsme insiste précisément sur l’identité de la personne, et n’y renonce à aucun prix. Il n’en va pas de même pour les Bnei Ishmaël qui, en se dépouillant de leur identité, ont été amenés à se voiler la face.

Cette altération de l’identité chez Ishmaël l’a aussi conduit à ce que se brouille sa perception de celle d’autrui. Tout comme il n’existe aucune identité propre chez lui, ainsi voit-il l’autre comme en étant également dépourvu. Dans ce cas, il lui est permis de nier la frontière inter-individuelle et chacun peut également se voir en l’autre. C’est le sens de ce qui est écrit « sa main sera contre tous, et la main de tous contre lui ». Ainsi, la notion de propriété n’est pas suffisamment acquise chez ses descendants, ce qui leur octroie facilement le « droit » de voler (Rachi). Cela ne provient pas d’une volonté de spolier autrui, mais d’un manque de reconnaissance de la notion de propriété.

Ainsi en va-t-il également du sujet de la débauche. Ils ne voient  aucune distinction entre les créatures, et la femme de l’autre peut également devenir la sienne. C’est le sens du propos de Rav Dessler qui stipule que l’absence totale de rigueur conduit forcément à la débauche.

Chaque mida exercée à son extrême mène à une destruction. Bien sûr, la gévoura (rigueur) pratiquée à l’extrême est également dangereuse, elle pousse à une perception trop forte de son identité, appelant des dérives telles que le fascisme, comme nous pouvons l’observer dans l’histoire. L’excès d’identité conduit au crime. Mais son déficit poussé à l’extrême pousse au vol et à la débauche.

Le hessed de Avraham, quant à lui, s’attache aux Voies d’Hachem. Il y mêle la mida de « gévoura – la maîtrise ». Son essence est de donner à l’autre et non pas de se transformer en l’autre. C’est donner malgré mon « moi », et non pas donner le « moi » qui m’habite. Cette forme d’altruisme n’occulte pas la personne, mais au contraire, la fortifie.

Le sacrifice de soi d’Ishmaël peut mener au meurtre

A la lumière de notre propos, il nous est permis de suggérer une nouvelle réponse quant au pourquoi le sacrifice de soi des descendants Ishmaël ne ressemble pas à celui du juif. Eux sont prêts à mourir par manque de perception de la personne. Ils n’attribuent pas suffisamment de valeur à la vie de l’homme, il ne s’agit pas là d’un véritable sacrifice.

Pour preuve, nous voyons bien qu’ils n’ont parfois aucun scrupule à tuer. Ainsi, le hessed à l’extrême ne conduit pas seulement au vol et à la débauche, mais également au meurtre. De même que l’attribut de « gévoura » extrémiste mène au crime, comme on peut le voir chez Essav et ses descendants, ainsi le hessed poussé à l’extrême conduit au meurtre. Cependant c’est un type de crime différent. Chez les descendants de Essav, l’assassin émane d’une trop grande distanciation entre les uns et les autres alors que chez les fils de Ishmaël, il provient d’une trop grande proximité et d’un manque d’estime accordé à la vie de l’être humain. C’est ce qui explique que le profil du criminel que nous rencontrons dans la réalité diffère – si dans le monde occidental l’assassin se singularise en général par sa prise de distance par rapport à l’autre, dans le milieu oriental, dans la majorité des cas, le criminel se manifeste par une trop grande proximité. Paradoxalement, l’excès de proximité peut tuer.

Avraham et Ytshak, contrairement à Ishmaël, nous ont appris à nous dévouer malgré notre identité, d’être prêts à mourir en dépit de la valeur suprême accordée à la vie humaine.

Entre la mila du juif et celle d’Ishmaël

C’est là que réside la différence profonde entre l’acte de mila de Ishmaël et celui de Ytshak. Ishmaël pensait qu’il incombe à l’homme de minimiser son identité, et que l’essentiel dans la mila consistait donc en l’acte à proprement parler. Selon sa conception, la brit-mila consiste en une espèce de sacrifice personnel.

En ce qui nous concerne, le niveau de la brit-mila ne tient pas uniquement dans l’acte, mais surtout dans le fait d’être ces individus porteurs de cette mila. Pour nous l’essentiel ne consiste pas tant à amoindrir l’homme, mais bien à vivre pour la sanctification du Nom Divin. C’est ce qui explique que nous faisons la « peri’a »  – dont tout l’objet est de révéler l’insigne de la mila pour la vie. Car pour nous, l’essentiel consiste en la vie, contrairement aux Bnei Ishmaël qui eux ne pratiquent pas cet acte de « peri’a ».

C’est pourquoi, Ishmaël pense qu’il est préférable de faire la mila à treize ans. Le principal pour lui étant l’acte, celui-ci est majoré à l’âge de treize ans. Pour nous, qui pensons que le fait de porter le signe de la mila est l’essentiel de l’acte, il est logique de la pratiquer au plus tôt.

L’aspiration du juif est une vie de Kidouch Hachem, et non pas tant à mourir pour le Kidouch Hachem.

Conclusion

Lorsque nous désirons pratiquer le hessed, nous essayons généralement de concilier cette action avec nos programmes du jour, et bien souvent nous nous trouvons des excuses pour ne pas faire ce hessed, et celles-ci se conçoivent et même se justifient. Cependant le véritable hessed commence lorsqu’il s’oppose justement à la logique et la nature humaine. Tant que le hessed se conçoit, nous ne sommes pas encore sur les pas du chemin que nous a tracé Avraham avinou. Le hessed qui nous sépare des Ishmaëlim est exclusivement celui pour lequel nous réussirons à donner à l’autre lorsque cela contredit notre « moi », lorsque nous sommes disposés à sacrifier nos petits « programmes » au profit de l’autre. Seule une telle attitude nous permettra d’hériter pleinement de notre Terre !

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.