Vayétsé – Léa, aimée pour ses enfants  ?

Vayétsé – Léa, aimée pour ses enfants ?

Nous connaissons tous le fameux adage « qui se ressemble s’assemble ». Ce phénomène appelé « homogamie », a été confirmé par des chercheurs en psychologie. En effet, les couples sont souvent formés d’individus dotés de qualités et défauts semblables. Pourrait-on dire également le contraire « qui s’assemble se ressemble » ? Les personnes en couple depuis de nombreuses années se ressemblent-ils de plus en plus ? C’est ce que nous allons tenter de découvrir à travers la paracha.

Le statut de Léa en tant qu’épouse de Yaacov, uniquement du fait de ses fils ?

Le récit du mariage de Yaacov avec Léa et Rahel nous parait assez surprenant. Yaacov rencontre Rahel et reconnaît aussitôt en elle son âme sœur. Il décide de se marier avec elle. Ce projet échoue lorsque, au lendemain du mariage « voici que c’était Léa ! ». En effet, son beau-père Lavan a abusé de sa confiance et lui a fait épouser Léa à son insu. Ainsi Yaacov se retrouve marié contre son gré avec Léa. Bizarrement, il accepte sa situation et ne la répudie pas. Malgré tout, il épouse aussi sa sœur Rahel. Il reste épris de Rahel et n’éprouve pas de sentiment d’amour pour Léa, ainsi qu’il est dit « Hachem vit que Léa était détestée » (29; 31).

Rahel est appelée la « maîtresse de maison » (Rachi 31; 4), néanmoins c’est Léa qui mettra au monde le plus grand nombre de Chevatim. Précisément Léa, qui n’a pas été initialement choisie pour être l’épouse de Yaacov, est celle qui aura le plus d’enfants. C’est elle, de surcroît, qui engendrera les piliers du Klal Israel: la royauté, la prêtrise, les léviim. Enfin, c’est aussi elle qui sera finalement enterrée aux côtés de Yaacov avinou.

Tout cela appelle une explication.

Le fait que Yaacov reste avec Léa ne manque pas de surprendre. Le Midrach (Béréchit 71; 2) répond à cette interrogation « en réalité, lorsque Yaacov s’est rendu compte que Léa l’avait berné en se substituant à sa sœur, il pensa s’en séparer. Mais dès lors qu’Hachem accorda des enfants à Léa, il se dit « comment puis-je répudier la mère de ceux-ci » ?! En d’autres termes, ce qui a amené Léa à être l’épouse de Yaacov, n’est rien d’autre que le fait d’être la mère de ses enfants.

Nous constatons cette réalité dans la suite des versets, chaque enfant que Léa met au monde est un moyen de renforcer son union avec son mari : « maintenant mon mari m’aimera », « car Hachem a entendu que j’étais détestée », « à partir de maintenant, mon mari m’accompagnera », « désormais, mon époux fera de moi sa compagne ». Léa s’est toujours efforcée de renforcer le lien d’attachement entre elle et son mari. Ce n’est qu’à travers ses enfants que le statut de Léa deviendra semblable à celui de Rahel.

Cela laisse un sentiment inconfortable. Comment concevoir que Yaacov n’accepta Léa qu’en tant que mère de ses enfants ? Il est difficile d’admettre que tout le droit d’existence de Léa Imenou en tant qu’épouse de Yaacov, ne réside que par l’existence de ses enfants. Comment également comprendre qu’elle subit une telle désaffection de la part de Yaacov, l’élu des Avot ?! Et si c’était à cause de sa tricherie, pourquoi doit-elle faire tant d’efforts tout au long de sa vie pour confirmer son lien d’épouse avec Yaacov, dès lors que Yaacov l’accepta lorsqu’elle conçut son premier fils ?!

Les commentateurs ne sont pas d’accord sur la nature du sentiment que Yaacov éprouvait pour Léa. Le Radak explique que Yaacov ne détestait pas Léa, mais il l’aimait moins que Rahel comme il ressort du passouk (29; 30) : « Il aima aussi Rahel plus que Léa ». En revanche, le Ramban affirme que Léa était littéralement détestée. Selon lui, la raison de cette aversion était qu’elle s’était associée à son père pour tromper Yaacov au lieu de lui révéler cette nuit-là qu’elle était Léa. Cette explication nous interpelle néanmoins, car dans ce cas, Rahel aussi était complice en transmettant à Léa les signes de reconnaissance établis entre elle et Yaacov, qui aurait dû lui en vouloir pour cela. Ajoutons à cela que si c’est bien là la source de ce rejet, en quoi le fait qu’elle soit la mère de ses enfants a changé la donne ?!

Le rêve de l’échelle et la promesse d’une descendance : vertical et horizontal

Le début de la paracha relate le rêve de Yaacov. Une échelle est posée à terre, son sommet atteignant le ciel, et Hachem lui promet à ce moment-là (28 ;14) « Ta descendance sera comme la poussière de la terre, tu t’étendras à l’ouest, à l’est au nord et au sud etc. ». Il y aurait apparemment un lien entre la vision de l’échelle et cette promesse réservée à sa descendance. Ce n’est pas non plus par hasard que Yaacov a choisi douze pierres qui se sont réunies en une seule, en relation avec les douze tribus qui plus tard, seront issues de lui. Quel est donc le lien entre le rêve de l’échelle et les Chevatim ?

Les sages (Sanhédrin 38b) déclarent qu’avant la faute originelle, Adam HaRichon était haut jusqu’aux cieux et large comme le monde entier. Après la faute, HKBH le rapetissa de long comme de large. Il est évident que prendre leurs dires au sens simple serait absurde, nos Maîtres ont juste voulu imager leur message.

A l’origine, le but de l’Homme était de se connecter au monde de l’esprit d’une part, et d’autre part de propager la Royauté de D-ieu dans le Monde. Tel semble être le sens de sa hauteur et de sa largeur originelle.

À la suite de sa décadence, l’humanité devra réparer son erreur. Il faudra donc restaurer ces deux dimensions que l’Homme a perdu : la dimension verticale, ou la relation intime avec le Créateur, et la dimension horizontale, ou la diffusion de Son message.

Les patriarches seront ceux qui privilégieront cette relation verticale. En tant qu’individus, ils feront en sorte de se réapproprier du lien entre la Terre et le Ciel, d’être l’élément de fusion entre ces deux entités. Cette union atteindra son paroxysme avec Yaacov, lors de son songe avec cette fameuse échelle, ancrée au sol mais avec son sommet qui atteignait les cieux.

Cela vient exprimer le fait que Yaacov soit parvenu à la perfection dans la jonction entre la terre et les cieux. Il est parvenu au niveau de Adam Harichon dans sa relation avec son Créateur, et comme il est dit dans Baba Batra (58a) « l’éclat de Yaacov ressemble à celui de Adam Harichon ».

Le rêve de l’échelle exprime la fin de la démarche des Avot dans la relation de l’homme avec son Créateur, et par conséquent le début du processus horizontal. Dès lors, la avoda est d’élargir ce niveau atteint aux quatre coins de la terre, et cela, par le biais des Chevatim.

La suite nous conduit à la naissance des futurs tribus, prémices d’une nation. Ils sont la réalisation de la Promesse divine faite à leur père, ‘Et tu te propageras à l’Est et à l’Ouest, au Nord et au Sud’. Contrairement à leurs ascendants, le rôle des Chevatim se trouvait dans la dimension horizontale. Ils n’étaient plus des individus, mais le début d’un peuple.

La naissance des Chevatim a trait à la vocation de Essav

Le concept des 12 Chevatim et leur extension aux quatre coins de la terre, est une notion nouvelle qui s’affilie bien au monde de l’action, et en d’autres termes, à la vocation de Essav.

Ainsi que nous l’avons expliqué dans la Parachat Toldot, lorsque Yaacov acheta le droit d’aînesse à Essav, il endossa en même temps sa personnalité, et reçut une identité supplémentaire qui lui octroya à la fois le statut de Yaacov et celui de Essav. C’est ainsi, en réalité, qu’il épousa deux femmes. Comme nous apprennent les Sages, Léa l’aînée était destinée à Essav, et Rahel, la cadette, à Yaacov. Finalement Yaacov épousa les deux, car au-delà de sa propre personnalité, il endossait également celle de son frère Essav !

La nature originelle et intrinsèque de Yaacov est celle d’« un homme intègre, assis à étudier dans la tente ». Néanmoins, dès lors qu’il a acquis le droit d’aînesse, lui est revenu, à contrario de sa nature, la charge de Essav à travers une intervention dans le monde de l’action.

« La voix est la voix de Yaacov et les mains sont les mains de Essav » (27 ; 22), dit Ytshak à Yaacov avant de le bénir. Il n’est pas question de déguisement à cet instant. Dès l’instant où Yaacov a acquis la place de Essav, il a en même temps pris sur lui d’endosser les deux rôles – la « voix » de la Thora d’une part, et les « mains » de l’action, d’autre part. C’est sur cette association que portèrent les brakhot de Ytshak.

La valeur numérique de « קול – voix » est la même que celle de « סולם – échelle », car l’échelle représente la perfection de Yaacov du point de vue de la « voix », la spiritualité. « ידי – les mains » ont pour valeur numérique 24, il se peut qu’il s’agisse là des douze tribus et de leurs femmes.

En d’autres termes, l’arrivée des Chevatim correspond au monde de l’action, attribut initial de Essav. Yaacov, par nature, n’était destiné à engendrer au monde qu’un seul fils, comme ce fut le cas d’Avraham et de Ytshak dont un unique héritier reprit leur flambeau à leur suite. La naissance des Chevatim se réfère davantage au monde de l’action. L’accomplissement de la brakha « tu t’étendras… » diffère fondamentalement de ce qui existait précédemment. Il s’agit d’un changement radical, dans la création d’un groupe porteur du message Divin.

Léa liée à l’attribut de Essav, Rahel affiliée à celui de Yaacov

Léa, qui était destinée à Essav, épousa finalement Yaacov après que lui-même se soit substitué à Essav. Il est possible que pour cette raison, elle entra dans la maison de Yaacov par la ruse, de la même manière que Yaacov a gagné la place de Essav.

Le Zohar dénomme Léa « le monde du caché » et Rahel iménou « le monde du dévoilé ». En d’autres termes, Léa représente la kédoucha cachée, et Rahel symbolise l’aspect plus dévoilé. Il n’est pas difficile de déceler cela dans notre Paracha. Rahel sort avec le troupeau de son père alors que Léa reste cachée chez elle à la maison. Rahel est « belle de taille et belle d’apparence », ce qui signifie que sa beauté est bien visible. Alors qu’en ce qui concerne Léa, il n’est question que de « ses yeux ternes ». Ce qui ne signifie pas qu’elle n’était pas belle, mais sa beauté n’est pas dévoilée. Il est vrai qu’il existe une beauté qui prend plus de temps à être découverte.

Les choses s’expliquent ainsi. Léa est destinée à la mission de Essav, qui est de dévoiler la lumière à partir de l’obscurité, transformer la matière en spiritualité. C’était initialement le rôle et l’essence de Essav avant qu’il ne méprise son droit d’aînesse. Quant à Rahel, elle est prédestinée à l’objectif de Yaacov, cet homme intègre, qui étudie sous la tente, et qui est la spiritualité par excellence.

C’est pourquoi Yossef hatsadik naît de Rahel, car il garde son niveau même lorsqu’il se trouve au cœur de la plus grande impureté de l’Egypte. Nos sages l’ont comparé à l’huile d’olive qui ne se mélange absolument pas avec l’eau. Et de Léa est né Yéhouda, dont l’essentiel de la grandeur a consisté dans l’histoire avec Tamar. Sa grandeur consiste à faire jaillir la lumière au cœur de l’obscurité, et cela, même lorsqu’il a fauté. Il sait transformer cette erreur en élévation.

Yaacov est naturellement porté à aimer Rahel, qui correspond parfaitement à sa nature première. Léa correspond à la nature de Essav, c’est pourquoi Yaacov ressent moins d’affinité vis-à-vis d’elle. Il ne prend pas le temps de découvrir sa beauté intérieure. (Un peu comme ce que nous trouvons chez Ytshak et Rivka, Ytshak aimait Essav et Rivka aimait Yaacov, chacun porté par sa nature profonde).

Puisque Léa correspondait davantage au monde de l’action, à la partie de Essav qui se trouvait désormais en Yaacov, c’est à elle que revint de fonder la majorité des Chevatim. Les Chevatim devaient initialement être issus de Essav. Le Baal Hatourim écrit (au nom de Tana Debei Eliahou): lorsqu’il le rencontra et lui montra ses fils et ses filles, Essav dit « ces enfants sont bien à toi… ?! Ce n’est pas ce que tu m’as dit lorsque nous étions dans le ventre de notre mère et que nous nous disputions pour nous répartir les deux mondes – tu avais choisi le monde futur où il n’est pas question de reproduction ; et dans ce cas, qui sont pour toi tous ceux-là ? ».

C’est également la raison pour laquelle la royauté et la prêtrise sont issues de Léa, puisqu’elles appartiennent au monde de l’action. Et même si le roi Chaoul provient de Rahel, ainsi que le Michkan Chilo, le Midrach (Béréchit raba 70; 15) écrit néanmoins que tout ce qui vient de Rahel ne sera pas durable, et ce qui provient de Léa est éternel.

Il se trouve que finalement, d’une part, Yaacov aime Rahel car elle prédisposée à sa nature qui est entièrement spirituelle. Mais d’autre part, les Chevatim, dont le rôle est de propager la divinité dans le monde, sont plutôt associés au monde de l’action et doivent provenir de cet aspect de Essav qui existe en Yaacov, et partant de Léa.

La naissance des Chevatim a renforcé en Yaacov la facette de Essav

Yaacov doit encore s’investir davantage dans la mission de Essav. Au moment de l’acquisition des brakhot, ce n’était alors que le début du processus, et il n’avait pas encore pleinement intégré la personnalité de Essav. C’est ce que nous apprenons des paroles de l’ange de Essav suite à la victoire de Yaacov lors de leur confrontation. Le malakh lui dit qu’il ne sera plus dit que les brakhot lui sont revenues par la ruse, mais bien ouvertement et par sa suprématie (Rachi 32; 29). Cela signifie que jusqu’à ce moment, il y avait encore une place pour la ruse dans le fait que Yaacov ait pris les brakhot. Tant que ce dernier n’était pas complètement rentré dans la peau de Essav, on pouvait encore considérer qu’elles ne lui convenaient pas complètement.

Comment Yaacov est parvenu à intérioriser totalement la caractéristique de Essav, au point que le malakh en soit venu à témoigner que ces brakhot lui reviennent désormais de plein droit ?!

Il semble qu’il n’existe qu’une seule réponse à cette interrogation : la naissance des Chevatim !

(C’est peut-être pour cette raison que le malakh est venu précisément à un moment où ce dernier se trouvait seul, sans aucun de ses enfants, comme il est dit « ויותר יעקב לבדו – et Yaacov resta seul ! » car il voulait expérimenter l’intériorisation du personnage de Essav en Yaacov, même lorsqu’il se trouvait sans ses enfants).

Plus Yaacov engendra d’enfants par Léa, et commença à se réaliser la promesse « et tu t’étendras », plus se renforça en lui le rapport horizontal au monde. Yaacov ne s’est pas transformé du jour au lendemain, la naissance des Chevatim fut ce qui renforça chez Yaacov cet aspect particulier.

A la lumière de notre propos, il semble erroné de dire que Yaacov ne considéra Léa comme sa femme que par sa maternité. A l’inverse, Léa est celle qui détermina la transformation de Yaacov par la naissance des Chevatim. Il put mieux intérioriser cet aspect dédié à « Essav ». Léa était l’associée de Yaacov dans cette progression, jusqu’à ce qu’à la fin il se soit réellement attaché à Léa, non pas par le biais des enfants, mais parce qu’elle lui avait permis d’accéder à une dimension nouvelle.

Message

Un homme peut parfois penser qu’il est plus sage de choisir une femme qui lui ressemble, ou tout au moins que son caractère tende vers le sien. Hormis le fait que nous constatons que ce n’est pas forcément le secret de la réussite, notre Paracha nous permet de comprendre qu’une telle façon de voir les choses émane d’une personne qui se conçoit comme parfaite, et ainsi conçoit-il également son épouse. Par contre, quelqu’un d’ouvert au changement et à l’évolution verra en une femme différente de lui une opportunité de grandir. Entre les mains d’une telle femme se trouve la faculté de le conduire vers de nouveaux horizons et buts plus élevés. Le mariage n’est que le début d’un long chemin, et à chacun des conjoints de façonner l’autre au point d’en venir à parfaitement se ressembler.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.