Parachat Toldot – Yaakov: un homme, deux personnalités

Parachat Toldot – Yaakov: un homme, deux personnalités

Pour quelle raison fallait-il que Yaacov obtienne les brakhot par la ruse ?

Cette Paracha relate comment Yaacov prit les brakhot de Essav. Yaacov agit ainsi pour obéir à l’injonction de Rivka, sa mère, qui le revêtit elle-même des vêtements de son frère Essav pour se substituer à lui, et prépara le mets à l’intention de Yitshak.

En réalité, Rivka n’a pas agi de sa propre initiative, elle fut inspirée par l’esprit Divin, comme il est écrit : “Hachem lui dit : tu portes deux nations dans tes entrailles et l’aîné servira le plus jeune” (Béréchit 25; 23).

On peut néanmoins se demander pourquoi Rivka n’a-t-elle pas informé Yitshak aussitôt qu’elle sut que Yaacov serait le bénéficiaire de ces brakhot ? Ne communiquait-elle donc pas avec son mari ?!

Par ailleurs, si les brakhot de Yitshak étaient spécifiquement destinées à Essav, comment pouvaient-elles s’appliquer à Yaacov ? Ne sait-on pas que la brakha s’exerce en fonction de l’intention de celui qui l’exprime ?

Et comment expliquer que Yaacov, homme de Vérité par excellence, comme il est écrit : “Tu donneras la Vérité à Yaacov” (Mikha 7; 20) – ait employé la ruse pour recevoir les brakhot ? Comment concevoir que Yaacov prit la suite de la chaîne de nos vénérés Pères par tromperie ?

Des brakhot destinées à celui habilité à être l’aîné

En réalité, ces brakhot sont la continuité de la « békhora » – le droit d’aînesse que Yaacov a acquis de Essav. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si ces deux mots sont formés des mêmes lettres. D’ailleurs, nos Sages nous expliquent que Yitshak s’est mis à trembler en craignant d’avoir béni le plus jeune avant son frère aîné. Mais une fois que Essav dit à son père “voilà qu’il m’a talonné deux fois ; en m’enlevant une première fois mon droit d’aînesse, et cette fois en s’emparant de ma brakha” (27; 36) – ces mots apprirent à Yitshak que Yaacov avait bel et bien acheté le droit d’aînesse à son frère Essav, ce qui lui permit de comprendre qu’il avait réellement béni l’aîné en premier.

Ces bénédictions qui intéressent des sujets d’ordre matériel, comme il est écrit : « Qu’Hachem te donne la rosée du ciel et les endroits gras de la terre etc » (27; 28), avaient pour vocation de servir la spiritualité. Elles étaient destinées à satisfaire les besoins du Beith Hamikdach et du service des korbanot, qui sont l’essence du droit d’aînesse.

A l’origine, tout ceci était voué à Essav. Contrairement à Yaacov, symbole de l’homme intègre assis dans la tente, lui était un homme des champs, autrement dit un homme d’action ! C’est ce qui justifie que l’abondance et la bénédiction du monde lui étaient dévolues. Par sa force devaient provenir les ressources matérielles du peuple juif, et c’est aussi lui qui devait engendrer la tribu des Cohanim au service du Beith Hamikdach.

C’est sur ces bases que prend sa source l’amour particulier de Yitshak pour Essav. Le trait dominant de Yitshak est la Gvoura, le self-contrôle, la maîtrise, dont tout le principe repose sur cette capacité à surmonter la matérialité. Yitshak voyait en son fils Essav un homme capable de passer sa journée à chasser dans les champs afin d’accomplir la mitsva d’honorer son père, comme il est écrit « Yitshak aimait Essav car il chassait pour sa bouche », tout en s’intéressant aux questions de halakha, comme celle de savoir si on prélève le maasser sur le sel !

Pourtant, où retrouvons-nous ces attributs lorsqu’il vend son droit d’aînesse en échange d’un plat de lentille, et renonce par cet acte au service dans le Mikdach ?! Essav dévoila ainsi, que sa vocation n’était mue que par ses aspirations matérielles. Celle-ci trouve son expression à travers son langage même, lorsqu’il avance : “ Laisse-moi avaler je t’en prie de ce plat rouge ” (25; 30). En s’exprimant de la sorte, Essav refuse même de faire l’effort de prononcer le nom du mets qu’il désire à tout prix engloutir sur le champ. C’est là également l’intention du verset qui rapporte au sujet de Essav “ Il mangea, il but, il se leva, il partit, et Essav méprisa le droit d’aînesse ” (34). Tout prouvait à travers ce comportement que Essav méprisait les prérogatives de cette aînesse. C’est ce qui ne lui permit pas d’accéder aux brakhot, toute la finalité du matériel étant d’être au service du spirituel!

Yaacov endosse l’identité de Essav

Si nous avons maintenant mieux compris la raison pour laquelle Essav n’était pas digne de recevoir les brakhot, cela n’explique pas encore que Yaacov soit apte à les recevoir. Même si Yaacov était un homme d’une très grande dimension spirituelle, cela ne suffisait pas pour recevoir des brakhot à propos de choses dont la nature est entièrement matérielle.

C’est justement sur ce point que se cache dans notre paracha un enseignement essentiel:

Lorsque Yaacov acheta le droit d’aînesse à Essav, il endossa en même temps sa personnalité. Car comment Yaacov achète-t-il ce droit ? En cuisinant un plat de lentilles ! C’est la première fois qu’il nous est donné de voir Yaacov entrer dans la cuisine et préparer par lui-même, ce plat. Peut-être avait-il compris que pour récupérer le droit d’aînesse, il lui fallait entrer dans le monde de l’action!

Le Maharal (Gour Arié) demande comment concevoir que Yaacov ait pu acheter le droit d’aînesse de Essav, alors qu’il est question de mérites qui seront accordés dans le futur ? Pourtant, il existe un principe Halakhique qui stipule qu’il n’est pas possible d’acquérir une chose qui ne soit déjà existante. Et d’expliquer, que Yaacov ne s’est pas uniquement contenté de se rendre propriétaire des droits, mais qu’il a véritablement acquis le rôle de Essav. En d’autres termes, il a reçu une identité supplémentaire qui lui a octroyé à la fois le statut de Yaacov et celui de Essav.

C’est ainsi qu’il a épousé deux femmes. Comme nous apprennent les Sages, Léa qui était l’aînée était destinée à Essav et Rahel, la cadette, à Yaacov. Finalement Yaacov épousa les deux, car au-delà de sa propre personnalité, il endossait également celle de son frère Essav !

Dans le même ordre d’idée, le Chla’h Hakadoch explique le verset « Rivka prit les vêtements de Essav son fils aîné etc…, elle en revêtit Yaacov son fils, le petit » (27; 15). On pourrait se demander pourquoi Rivka agit-elle comme si son fils à cet âge ne pouvait se vêtir seul ?

Dans la mesure où Yaacov devait véritablement se substituer à Essav, il fallait que ce soit justement sa mère, celle qui les a tous deux enfantés, qui l’habille. Par cet acte, Rivka eut à l’esprit de faire renaître Essav en Yaacov.

Selon cette explication, le fait de revêtir les vêtements de Essav ne consistait pas en un déguisement, il imprimait en lui la nature même de Essav, et entrait de cette façon dans le monde de l’action. C’est ce qui fit dire à Yitshak « la voix est la voix de Yaacov et les mains sont les mains de Essav » (27; 22), à la suite de quoi, il le bénit. Ce mélange de voix et de mains, de spiritualité et d’action, était bien celui qui permettait de recevoir les bénédictions !

Cela nous permet également de comprendre la réponse de Yaacov à son père, lorsque ce dernier lui demanda « Qui es-tu ?» et qu’il répondit : « Je suis Essav ton aîné » (27; 19). L’intention de Yaacov était de dire, je suis Essav, non pas physiquement, mais en tant qu’aîné ! Je suis le Essav qui était destiné à être la continuité. Ce n’était aucunement un mensonge, du fait qu’il avait endossé ce personnage de Essav par l’acquisition du droit d’aînesse. Essav quant à lui s’exprima inversement, en disant « Je suis ton fils, ton aîné, Essav ! » (27; 32). Mots qui traduisent son insistance sur Essav en tant que personne physique, ainsi que l’écrit Rabénou Bahayé.

La raison qui poussa Rivka à cacher à Yitshak sa prophétie

A la lumière de ce propos, nous pouvons comprendre pourquoi Rivka ne raconta pas sa prophétie à Yitshak. Elle percevait la profondeur de l’amour qui liait Yitshak à Essav, et c’est pour cette raison qu’elle désira que son mari bénisse Yaacov justement en tant que Essav. Un tel amour ne pouvait que conférer à la bénédiction plus de force et d’impact. Cependant, Rivka savait ce qu’ignorait Yitshak, le fait que Yaacov ait acheté le droit d’aînesse à son frère, et qu’il avait ancré en lui la personnalité de l’aîné. Elle savait donc que même si au moment de la bénédiction, l’intention de Yitshak serait pour Essav, celle-ci reviendrait forcément à Yaacov, celui-ci ayant endossé l’identité de son frère. Rivka cacha tout cela à Yitshak pour qu’il se concentre sur Essav l’aîné (qui était en réalité Yaacov) dans sa brakha, et que celle-ci en ressorte plus parfaite.

Pour conclure

Essav perdit les bénédictions, car la finalité du matériel est d’être exclusivement au service du spirituel. Le nom Essav provient du mot ‘assya’ – action, car Essav n’est que dans l’action, coupant ainsi la matérialité de la spiritualité. Mais Yaacov, qui était un homme de dimension spirituelle, ne reçut les bénédictions qu’à la condition de prendre également le rôle de Essav dans le monde de l’action. Nous comprenons par là qu’il n’est pas possible de dissocier la spiritualité de l’action. C’est là tout le fondement du peuple juif, qui affirmera plus tard « Naassei vénichma  – nous accomplirons et nous comprendrons ».

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.