Notre Paracha nous relate la vie de notre second patriarche. Alors que les autres fondateurs de notre peuple et de notre histoire verront au moins trois Parachiot consacrées à leurs aventures, Toldot sera la seule qui traitera de celles de la ‘Ola Temima.
En effet, malgré sa longévité supérieure à celle de son père et de son fils, Its’hak ne méritera pas de voir sa vie détaillée dans la Torah. A part les passages où Avraham et Yaacov sont mêlés, seules quelques épisodes épars de sa vie sont contés.
Parmi eux, nous trouvons deux faits qui nous paraissent assez banals, voir dégradant pour un homme de cette envergure. Que ce soit sa réussite matérielle dans ses travaux agricoles et la prolifération miraculeuse de ses récoltes d’une part, ou ses péripéties avec le forage de ses puits d’autre part, nous pouvons voir ici l’ébauche d’un homme assez matérialiste, sinon trivial… Contrairement à nos ancêtres en général qui préfèrent la profession de berger, métier propice à la solitude et à la méditation, cet homme censé représenter la rigueur et la spiritualité jettera son dévolu sur une profession plus terre-à-terre, plus social…
Afin d’apporter un élément de réponse, notre réflexion essaiera d’apporter un éclairage sur ce personnage si complexe et profond.
Commençons tout d’abord par établir une série non exhaustive des différences entre son père Avraham et lui. Cela nous permettra de mettre en exergue leurs différentes natures.
L’œuvre d’Avraham est clairement définie dans le Texte. Son hospitalité légendaire, son dévouement quasi-suicidaire avec les membres de sa famille, son empathie pour la couche la plus basse et la plus abjecte de l’humanité, son souci de faire partager la Vérité à tout son entourage, tous ces aspects de sa personnalité montre une essence pétrie de bonté, généreuse, portée vers D.ieu et son prochain.
De plus, son errance perpétuelle, ses différents mariages, ses tribulations incessantes montrent une force de renouvellement, des forces régénératrices pour faire revivre à chaque instant le message de D.ieu. Son idéal, en confrontation permanente avec son quotidien, entraînera inévitablement des changements constants.
Ce n’est pas le fruit du hasard si la prière quotidienne qu’il institua fut celle du matin, car révélatrice de sa façon d’être. Telle l’aube qui réveille la Nature endormie, lui insufflant une nouvelle vitalité et un nouveau but, Avraham représente cet éveil permanent, producteur de révolutions dès son plus jeune âge.
Ainsi, quand il voulut creuser des puits et vit que les Philistins les obstruèrent, il se voit dans l’obligation d’en faire la remarque à Avimelekh. Son projet ne peut souffrir d’aucune déviation et d’aucune dérogation. C’est à la réalité de s’adapter à ses convictions.
En opposition à son père, pour une même situation, la réaction d’Its’hak sera tout à fait différente. En effet, quand il rencontre l’opposition des occupants, il s’en va… Il retentera à plusieurs reprises jusqu’à avoir l’accord tacite de son entourage. Cette passivité et cette résilience révèle la nature de ce patriarche méconnu.
Chez lui, nulle motivation claire, aucun acte héroïque relaté, pas de bouleversement majeur. Sa vie est au contraire plutôt monotone. Un Nom (contrairement à Avraham qui se vit rajouter une lettre et à Yaacov qui se fit surnommer Israel), une Femme (sans concubinage ni polygamie), une Terre (il ne la quittera jamais…). Si son nom représente sa relation à lui-même, sa femme celle qu’il a avec autrui, et sa terre fait référence au lieu de l’attachement avec son Créateur, nous pouvons affirmer qu’il resta toujours égal à lui-même.
De fait, cette régularité est le fruit de son essence. A contrario de son père qui fit toujours en sorte de modifier le réel en fonction de sa vision de la vie, Its’hak est celui qui fait de la réalité même un projet. Ses convictions s’adaptent au quotidien, seule révélation de la Volonté divine. Cette suffisance est le signe de la véritable Guevoura, ou rigueur, de ce personnage. Le fait d’accepter les évènements de la vie et de réussir à les voir comme un projet en soi, de les inscrire dans un plan qui dépasse notre simple entendement, voilà la vision du monde de ce patriarche. Cela implique une retenue extraordinaire, un contrôle de soi et une maîtrise parfaite de ses émotions et de ses aspirations.
Savoir observer la Providence de cette manière permet de rattacher tous les éléments de la Création à leur source, même les parties les plus brutes de l’existence. Si sa principale occupation fut le travail de la terre (par l’agriculture ou le forage), ce n’est que pour nous signaler sa mission ; celle de ramener la matière à son but originel. Pour ce faire, il fallait une certaine uniformité dans son quotidien, pour lui permettre une réalité avérée. Quitter la Terre Promise était pour lui inconcevable, il lui fallait rester dans ce lieu unique, où la terre elle-même fait partie du projet divin, et où la matière en général exprime les convictions du D.ieu Unique.
Ainsi, sa prière est celle de Min’ha, au crépuscule, telle une causerie dans les champs. Une fois la journée écoulée, les rêves et les aspirations dépassés, seule reste la réalité. Le quotidien prendra toujours le pas sur l’idéal humain, notre travail est de l’accepter et de l’intégrer. Causer dans les champs exprime bien cette idée de normalité, sans effusions intempestives ni de bouleversements majeurs. Discuter avec son Créateur, c’est accepter Ses décrets et Sa façon de diriger son monde, sans exiger aucun changement radical…
Pour conclure, un passage magnifique du Talmud (chabat 89b) fait ressortir la nature si particulière de ce Père. Il est dit qu’à la fin des temps, D.ieu se tournera vers les patriarches pour leur demander de prendre la défense de leurs descendants récalcitrants. Avraham et Yaacov ne sauront comment les défendre, seul Its’hak sera à nos côtés, imperturbable, pour rétorquer les arguments divins avec un naturel déconcertant. « Mes Enfants ont fauté !? Tu veux dire Tes Enfants ! Dois-je Te rappeler qu’au moment du Don de la Torah Tu les prénommas ‘Mes Enfants’ ! ». A ce moment, le Peuple Juif montrera Its’hak et proclamera « Tu es notre Père ! ».
A l’époque messianique, le projet divin se révélera. Avraham ne pourra défendre ses ouailles, car son idéal et sa vision du monde auront été trahis par ses propres enfants, comment alors s’adapter à une réalité malheureuse ? Par contre, Its’hak, fin connaisseur de la réalité de ce monde, pourra prendre notre défense en réhabilitant la réalité même. Sans nier la faute, il la replacera dans un contexte permettant le Pardon divin… Il montrera ainsi qui est notre véritable Patriarche, même si en soi il ne sera que très peu dévoilé sur la place publique.
Car si Avraham est le père de notre idéal quelque fois occulté, Its’hak restera à jamais le père de notre quotidien humain, à jamais accepté…