L’effet spectateur
Selon l’adage talmudique, «une marmite appartenant à plusieurs ne reste finalement ni chaude ni froide» (baba batra 24a). Cette formule vient illustrer l’idée qu’une tâche imposée à un groupe de personnes induit le dégagement de la responsabilité de chacun, qui va se reposer sur les autres. Il en résulte inéluctablement une détérioration de l’ouvrage en cause.
Une telle réaction ne peut nous empêcher d’évoquer « l’effet spectateur », soit le fait que la probabilité d’aider une personne en détresse est inversement proportionnelle au nombre de témoins. La mise en évidence de ce phénomène est l’aboutissement de multiples recherches en psychologie sociale, qui prennent leur source à partir du meurtre d’une jeune italo-américaine. Ce crime se déroula sur une durée de 1h30 et fut commis en présence de 38 témoins, sans qu’aucun d’entre eux ne prenne la peine de faire intervenir les secours! L’une des raisons invoquées pour expliquer cette indifférence est justement la notion de dilution de la responsabilité.
En regard de cette fuite devant les responsabilités, dans notre Paracha, la Thora relate l’histoire incroyable d’un frère prêt à tout, à mettre en danger sa vie, et à risquer le tout pour le tout, pour sauver son frère soupçonné de vol !
L’intervention de Yéhouda en désespoir de cause
La Parachat Vaygach voit le drame qui se joue entre Yossef et ses frères atteindre son point culminant. La Paracha précédente, Mikets, s’est conclue sur ce suspense de la coupe d’argent du vice-roi disparue et finalement retrouvée dans la sacoche de Binyamin. Cette découverte risque d’avoir pour conséquence de troquer son destin brillant pour une vie de servitude chez le vice-roi égyptien !
Dans une dernière tentative pour sauver la situation, Yéhouda se fait le porte-parole de son frère à travers un discours particulièrement émouvant et saisissant. Ce plaidoyer va avoir un puissant impact sur Yossef, qui ne sera plus en mesure de contenir son émotion « Yossef ne parvint pas à se retenir davantage » (45; 1). Brisé, Yossef dévoile à ses frères sa véritable identité en vertu de ces deux mots pathétiques : « Je suis Yossef ! ». Enfin ! Après 22 ans, Yossef dévoile à sa famille qu’il est encore en vie.
Il y a de quoi se demander qu’est-ce qu’a ajouté Yéhouda dans son plaidoyer qui puisse renverser la situation et faire revenir Yossef sur sa décision ? En réalité, il n’a quasiment rien apporté de nouveau dans son discours, et n’a fait que revenir sur la chronologie des événements. Le seul ajout que l’on puisse trouver consiste à mentionner, à la fin de son propos, l’engagement qu’il a pris sur lui vis-à-vis de Binyamin.
Une lecture superficielle pourrait laisser penser que Yéhouda s’inquiète ici pour sa propre personne. Son titre de garant l’oblige à résoudre tout ce qui pourrait advenir à Binyamin, comme toute personne qui se porterait garant pour un emprunt se soucierait du bon remboursement de l’emprunteur. C’est la raison pour laquelle c’est justement lui, plus qu’aucun de ses frères, qui a le courage d’intervenir auprès de Yossef. Ainsi interprète Rachi les mots de Yéhouda : « Et si tu demandes pourquoi j’interviens pour sa défense plus que mes autres frères ? Ils sont tous solidaires extérieurement, quant à moi je suis lié à lui par un lien puissant, le risque d’être excommunié dans les deux mondes ».
Il semble pourtant que ce soit précisément ces paroles qui produisirent leur effet face au souverain « étranger ». Yéhouda réclame au vice-roi d’ôter les chaînes des attaches de Binyamin pour les lui passer, en précisant même qu’il y gagnera au change, étant plus performant que son jeune frère. En agissant ainsi, Yéhouda met sa vie en danger – il n’est pas en mesure de prévoir ce que peut encore imaginer ce personnage capricieux.
Pourquoi Yéhouda risque sa vie pour un frère suspecté de vol ?
Il nous faut comprendre les raisons qui ont pu pousser Yéhouda à engager sa responsabilité à un tel point ! D’où tirait-il cette confiance absolue qu’il ramènerait Binyamin à son père intact, sans que ne lui soit fait aucun mal ? N’est pas moins surprenante la sanction qu’il est prêt à endurer au cas où il ne tiendrait pas parole – celle d’être exclu des deux mondes ; s’il devait arriver malheur à Binyamin, à D-ieu ne plaise, en quoi cette exclusion servirait-elle à un père en détresse et quelle consolation pourrait donc en émerger ?! Encore plus étonnant dans ce cas, le fait que Yaacov se résigne à permettre aux frères d’emmener avec eux Binyamin !
Comment également comprendre que Yéhouda se mette en danger ? Et selon ce que décrivent les midrachim, il était même prêt à engager avec ses frères une guerre suicidaire contre l’empire égyptien ! N’oublions pas que Binyamin était malgré tout, soupçonné de vol ! Du point de vue de l’engagement pris vis-à-vis de son père concernant Binyamin, il était tout à fait concevable qu’il s’en dégage sous l’argument qu’il ne l’aurait pas fait pour un voleur. Et si l’on peut simplement répondre que Yéhouda n’a pas cru un seul instant au vol de la coupe par Binyamin et pensait qu’il s’agissait d’une intrigue montée de toute pièce par le vice-roi, le midrach Tanhouma vient contredire une telle éventualité. En effet, il y est écrit que les chevatim suspectèrent que cette « tendance au vol » ne soit le fruit d’une hérédité : Rahel n’avait-elle pas volé les térafim de son père ? Et maintenant, son jeune fils dérobait la précieuse coupe ! Dans ce cas, pour quelle raison Yéhouda mettrait-il sa vie en danger pour un voleur ?
Entre indifférence et implication
C’est précisément dans un tel contexte que s’exprime la grandeur de Yéhouda, qui cherche comment réparer cette faute capitale qui a conduit toute la famille à une détresse immense. De son côté, Yossef veut sonder ses frères pour savoir s’il y a une différence dans leur attitude envers Benjamin par rapport à celle qu’ils avaient eu envers lui-même.
Le discours de Yéhouda et sa détermination pour échanger Binyamin contre sa propre personne viennent apporter la preuve tangible du changement radical des frères, et plus spécialement de lui-même.
Tel un garant qui, en apportant sa caution pour une dette qui ne lui profite en rien, s’implique comme s’il était lui-même l’emprunteur, et doit finalement rendre en personne des comptes au prêteur. Cette halakha tire sa source à partir de l’engagement de Yéhouda (Baba Batra 173b) : une personne peut se porter garant pour un prêt de son prochain. En disant à Yaacov « C’est moi qui répond de lui », Yéhouda s’est fixé de s’annuler complètement et se substituer à son jeune frère, le cadet de Rahel.
L’indifférence des frères face à Yossef en le jetant dans le puits, puis en le vendant aux Ychmaelim, ont conduit à l’effritement et au délitement de leur famille. De même, leur insensibilité vis-à-vis des sentiments de Yaacov leur vieux père face à la perte de son fils, son bâton de vieillesse. Pareillement, pour ce qui est de leur mépris de la vérité, quand on voit la mascarade de la tunique de Yossef trempée dans le sang et leur demande à Yaacov « Reconnais je t’en prie… ».
Cette dégringolade s’est poursuivie, continuant à désagréger la famille, jusqu’à ce que Yéhouda, jusqu’ici positionné en tête des frères, chute de sa grandeur. « Yéhouda descendit », pour aller jusqu’à se confondre au cours de l’épisode avec Tamar.
Le message de Tamar – tournant de l’histoire
Au plus bas dans sa chute, lorsque Tamar est conduite pour être brûlée et qu’elle réclame à Yéhouda « Reconnais je t’en prie à qui appartiennent ce sceau, ce mouchoir et ce bâton », elle lui fait subir le test révélateur pour savoir s’il persistera dans son indifférence, comme à propos de Yossef, comme vis-à-vis de son père.
La voie de facilité pour Yéhouda est de persister dans son déni et refuser de reconnaître la vérité, de cacher ce qu’il sait, et laisser Tamar être menée au bûcher pour y être brûlée… Personne ne saura rien de ce qui s’est passé entre elle et lui. Il est clair qu’aux oreilles de Yéhouda retentit l’écho de ses propres paroles « Reconnais je t’en prie est-ce la tunique de ton fils ? ». Yéhouda surmonte l’épreuve, il admet et dit : « elle (Tamar) est plus juste que moi ! ».
Sur ces mots, se clôt enfin tout ce processus de désagrégement, et peut alors démarrer une nouvelle construction.
Face à cette indifférence qui l’avait mené jusqu’alors, Yéhouda choisit la voie à l’extrême opposé – par le biais de l’engagement, cette mida que lui enseigna Tamar. Dans l’histoire de Tamar, Yéhouda est confronté pour la première fois et totalement malgré lui, à cette notion de responsabilité, à tel point qu’il est forcé de reconnaître la vérité et renoncer à son honneur. Par la suite, il pourra se dresser et se poser comme « garant » de la sécurité de Binyamin, et pouvoir dire à son père : « c’est moi qui réponds de lui, c’est à moi que tu le demanderas ».
Yéhouda s’implique au plus profond de la douloureuse problématique où se trouve plongé Yaacov son père. En effet, il est confronté à la famine qui mine la famille par son refus de faire descendre Binyamin en Egypte avec ses frères. Yéhouda est désormais prêt à s’identifier à la volonté de son père et à ses inquiétudes, et c’est ce qui le pousse à se porter caution en faveur du jeune homme. En prenant sur lui la responsabilité du devenir de Binyamin, Yéhouda endosse la détresse de son père pour en faire sa propre difficulté. C’est également ainsi qu’il se comporte vis-à-vis de Binyamin. Il ne se limite pas à être un observateur extérieur, mais s’implique totalement, parce qu’il a fait siens les sentiments de Yaacov et Binyamin.
Yéhouda traduit alors cette connexion au monde intérieur de son père par ces mots extrêmement forts : « si je ne te le ramène et ne le remets en ta présence, je me déclare coupable à jamais envers toi ».
Cette décision de Yéhouda de se lier à son frère, et sa disposition à se substituer à lui, n’étaient pas forcément destinés à se réaliser dans les faits, mais c’est ce qui entraîna Yossef à se dévoiler…
Un engagement éternel…
Le midrach Tanhouma ajoute une dimension supplémentaire : cet engagement de Yéhouda en faveur de Binyamin fut acquitté du temps de David. Lorsque le Roi Chaoul (de la tribu de Binyamin) édicta que celui qui réussirait à tuer Goliath mériterait d’épouser sa fille Mikhal, Ichay dit alors à David son fils « il est temps de nous acquitter du gage de notre ancêtre Yéhouda qui s’engagea pour Binyamin ». Ainsi, David mérita la royauté seulement après avoir réglé la dette de son ancêtre.
Le Midrach poursuit et affirme que par le mérite de cet engagement entre Yéhouda et Binyamin et David et Chaoul, ils méritèrent l’édification du Beith Hamikdach sur leur territoire. Et non seulement cela, mais lorsque le schisme eut lieu entre les royautés de Yéhouda et d’Israel, avec comme conséquence l’exil des dix tribus qui suivirent Yérovam (de la tribu de Yossef), seule la tribu de Binyamin, qui ne faisait justement pas partie des enfants de Léa, resta avec celle de Yéhouda et ne connut pas l’exil avec les autres tribus.
Telle est la puissance de l’engagement !
Une vie pleine, d’engagement
Notre génération est souvent qualifiée de « génération du moi d’abord ». Certains prétendent même que ses membres, élevés dans l’hyperconsommation, sont « insouciants, enfantins, indifférents et emprisonnés dans une bulle Facebook ». Face à cette culture de l’indifférence, et du rejet de l’affrontement, imprégnons-nous de l’image de Yéhouda, pour construire une vie pleine de sens et d’engagement.