Mikets – Entre Réouven et Yéhouda ou L’empathie: la clé de la réussite

Mikets – Entre Réouven et Yéhouda ou L’empathie: la clé de la réussite

Notre Paracha relate le retour des frères de Yossef d’Egypte auprès de leur père. Ils rapportent à ce dernier l’intérêt singulier que leur a porté le vice-roi d’Egypte, ainsi que sa demande de ramener Binyamin avec eux. De son côté, Yaacov éprouve de réelles appréhensions à l’idée de laisser partir Binyamin loin de lui, suite à ce qui est arrivé à Yossef, et après que Chimon ait été retenu de force en Egypte.

Le premier à tenter de convaincre Yaacov d’envoyer Binyamin est Réouven, qui propose « Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène, confie-le à mes mains et je le ramènerai près de toi » (Béréchit 42; 37). Cette proposition de Réouven suscite une réponse négative de la part de son père, qui dit « mon fils ne descendra pas avec vous, car son frère n’est plus, et lui seul reste encore, qu’un malheur ne lui arrive sur la route… etc » (42; 38). Cette réplique nous enseigne que Réouven n’a pas trouvé audience auprès de son père. Plus encore, si au départ, Yaacov était assailli de doutes, il est clair qu’après l’intervention de Réouven, il refusa catégoriquement.

En comparaison, il nous est donné d’analyser comment Yéhouda parvient à convaincre son père. L’essentiel de ses arguments sont cités dans les versets « Yéhouda dit à Israel son père: laisse aller le jeune homme avec moi, et nous nous lèverons, nous irons, nous vivrons et ne mourrons point, nous-mêmes ainsi que nos enfants. Je me porte garant pour lui, et c’est à moi que tu le réclameras; si je ne te le ramènes pas, je me déclare coupable à jamais envers toi » (43; 8-9).

Après ce plaidoyer, Yaacov accepta aussitôt que Yéhouda descende en Egypte avec Binyamin.

Pour quelle raison Yaacov à privilégié les arguments de Yéhouda plus que ceux de Réouven ? Comment expliquer qu’il ne fasse pas confiance à Réouven son aîné ?!

Il se peut que ce qui fit la différence entre les deux soit l’opportunité du moment. En effet, l’argumentaire de Yéhouda arriva « lorsqu’ils eurent terminé de consommer tout le blé qu’ils avaient rapporté de Mitsraim » (2). Notons également que Yéhouda ne s’exprima qu’après que Yaacov demanda : « Retournez et rapportez-nous quelque nourriture ». Ainsi, Yéhouda exploita l’opportunité où Yaacov ressent le besoin qu’ils retournent en Egypte pour faire valoir ses arguments.

Notre propos s’intéressera davantage à approfondir la nature de la distinction entre les réactions de Réouven et Yéhouda dans l’affaire de la vente de Yossef. En effet, dès le début de cette histoire, il est perceptible que les actes de Yéhouda parviennent à leur objectif, au contraire des initiatives de Réouven.

Au moment où les frères s’apprêtent à tuer Yossef, Réouven arrive et leur conseille de le jeter dans le puits plutôt que de le tuer. De sa part, il s’agissait d’un stratagème pour le soustraire aux mains de ses frères, revenir le sortir du puits en leur absence et le ramener à son père. Cependant, son plan échoua, car entre-temps, les frères vendirent Yossef en son absence ! Lorsque Réouven se rendit de retour au puits, il ne trouva pas Yossef.

Par contre, la proposition de Yéhouda, disant « Que gagnerons nous à tuer notre frère et couvrir son sang, venez plutôt et vendons-le aux Ychmaelim…. » (37; 26-27), réussit pleinement au point qu’elle fut la source de toute la suite de l’histoire jusqu’à provoquer la descente de Yaacov et ses enfants en Egypte.

Si l’on approfondit l’étude du texte, le langage-même des psoukim laisse entrevoir une différence significative entre la conduite de Réouven et celle de Yéhouda.

Au départ, les frères se concertent entre eux pour tuer Yossef. C’est alors que « Réouven entendit et le sauva de leurs mains » (37; 21). On décèle à cet endroit précisément que Réouven n’est pas impliqué avec ses frères, il s’en tient à l’écart. De même, sa proposition est formulée selon un langage qui l’exclut « ne versez pas le sang, jetez-le dans le puits…, qu’aucune main ne le touche ».

A l’opposé, Yéhouda s’implique dans ses directives : « Allons, vendons-le aux Ychmaelim, que nos mains ne le touchent pas, car il est notre frère, notre chair » (37; 21). Par ces paroles, Yéhouda s’inclut avec ses frères, et exprime une proposition dont il est partie prenante.

De plus, il utilise le mot « notre frère », afin d’éveiller en eux ce sens de la fraternité. Tout son discours repose sur cet aspect fraternel qu’il met en relief auprès de ses frères en faveur de Yossef.

En comparaison, chez Réouven, nous ne relevons qu’un argument d’ordre général, bien plus impersonnel, « Ne frappons pas son âme », ou encore « Ne versez pas le sang ». Son argument majeur est de ne point couvrir leurs mains de sang, mais aucun aspect fraternel n’est mentionné.

Et nous pouvons justement relever un détail remarquable chez Yéhouda, lorsque le verset dit « Ses frères l’écoutèrent », que Rachi explique comme leur assentiment de ses paroles. En ce qui concerne Réouven, il n’est nulle part mentionné que les frères agréèrent totalement à son intention de ne pas tuer Yossef. C’est d’ailleurs ce qui le poussa à utiliser ce stratagème, faisant comme si son intention était qu’il meure quand même mais indirectement.

Ces caractéristiques se retrouvent à nouveau dans la suite de l’histoire, lorsque les frères se trouvèrent en Egypte chez Yossef, « Ils se dirent l’un à l’autre, en vérité nous sommes punisà cause de notre frère; nous avons vu son désespoir lorsqu’il nous criait de grâce et nous sommes restés sourds… Réouven leur répondit: ne vous avais-je pas dit ne fautez pas envers l’enfant, et vous ne m’avez pas entendu, voilà que maintenant son sang nous est réclamé » (42; 21-22).

Nous retrouvons ici une discussion entre les frères, tandis que Réouven s’en tient à l’écart. Il leur rappelle même explicitement qu’il n’a pas été écouté. Les frères insistent sur le fait que Yossef est leur frère, comme l’exprima Yéhouda en proposant de le vendre. Par contre, Réouven utilise le mot plus neutre d’enfant. Qui plus est, le discours des frères fait appel au registre émotionnel en évoquant la détresse de Yossef et ses supplications. Réouven, quant à lui, mentionne uniquement l’aspect du sang versé.

Tous ces éléments laissent apparaître une différence de nature entre Réouven et Yéhouda, qu’il faut bien évidemment prendre à la mesure de notre niveau limité de compréhension.

En tant qu’aîné, Réouven se tient quelque peu à distance de ses frères. Son statut d’aîné lui vaut de se placer entre Yaaacov et les Chevatim. Il se peut même que ce soit justement cette position qui l’ait conduit à se mêler des affaires privées de son père dans l’épisode de Bil’ha. C’est ce qui explique que tout au long de cette histoire avec Yossef, il ait un regard quelque peu différent des autres. Il paraît être davantage confronté à lui-même face à cet évènement, au lieu d’y participer pleinement. D’ailleurs, lorsque Réouven ordonne à ses frères de jeter Yossef dans le puits, dans l’intention de l’en sortir plus tard, il ne reste pas sur place pour surveiller les choses et protéger son frère au cas où les choses ne se passeraient pas comme prévu, mais retourne chez son père ! Rachi explique que « Il était occupé à se mortifier et s’endeuiller pour avoir déplacé la couche de son père ». Mais, bien qu’affairé par des préoccupations d’un ordre élevé, Réouven se souciait encore de lui-même, en faisant téchouva et en cherchant à regagner l’estime de son père, plutôt que protéger son jeune frère.

De même en va-t-il lorsqu’une fois en Egypte, les frères disent « Mais nous nous sommes rendus coupables », à quoi Réouven répond « Ne vous avais-je pas dit de ne pas fauter contre l’enfant ?! ». A nouveau, Réouven n’est pas prêt à s’associer à eux, préférant leur démontrer la justesse de sa démarche.

En vérité, Réouven détient sur ses frères un avantage considérable, car il ne s’est pas associé à eux dans ce plan odieux de tuer Yossef. Cependant, c’est justement sur ce point qu’il s’exclut et se démarque de ses frères, son souci est alors surtout de se justifier et de s’innocenter.

A contrario, Yéhouda œuvre et s’active en vertu de ce profond sentiment de fraternité qui l’anime, et exhorte ses frères dans ce sens à chaque occasion. Si lui agit à chaque occasion qu’il lui est donné, Réouven en revanche n’est pas toujours présent.

Dans la même optique, lorsque Réouven demande à son père d’envoyer Binyamin, il lui dit « Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène ! ». Yaacov ne voit en cela aucun sentiment de fraternité, et ainsi qu’il est écrit dans le midrach « Yaacov pensa qu’un aîné stupide est celui qui dit de faire mourir ses fils. Ses fils ne sont-ils pas mes fils ?! ». A nouveau, Réouven se concentre davantage sur lui-même. Comme si le fait de s’affliger sur la mort de ses propres fils pourrait être ce qui consolerait son père de la perte de Binyamin. Il se peut même que cette proposition ait eu dans l’idée de se dédouaner par rapport à la vente de Yossef, dont il fut la cause indirecte par son absence. C’est pourquoi il engage deux fils, l’un en contrepartie de Binyamin, et l’autre en compensation de Yossef. Mais Yaacov ne voit en cette attitude aucun sens de responsabilité fraternelle, mais plutôt d’un besoin de se disculper d’une quelconque menace d’incrimination. Comme un affligé qui serait consolé par un autre qui lui dirait qu’il s’afflige également.

Par opposition, Yéhouda parle d’engagement, faisant intervenir ce profond sentiment de fraternité et d’unité. Et même s’il ne trouve aucune garantie plausible en dehors de son engagement personnel: « j’aurai fauté envers toi à jamais », malgré tout, Yaacov perçoit en cette attitude un profond ressenti fraternel, et c’est justement ce qui parvient à le convaincre.

Comme nous l’avons expliqué, la différence fondamentale entre la proposition de Yéhouda et celle de Réouven tient dans le fait que Yéhouda entreprend son discours en vertu d’un sentiment de fraternité. C’est ce qui le conduit à atteindre ses objectifs dans toutes ses actions.

Dans la suite de cette histoire, à l’heure de vérité, Yéhouda parle à Yossef au pluriel, en impliquant tous ses frères: « Qu’allons-nous dire à mon maître, et en quoi allons-nous nous justifier etc » (44; 16). Ce sont également ces mots qui parviennent à convaincre Yossef, lorsqu’il voit à quel point ses frères sont prêts à endurer de la prison pour sauver Binyamin, et combien Yéhouda également, est prêt à se donner en échange de son jeune frère.

Nous pouvons apprendre de là un principe de vie fondamental. Tant que nous ne soucions que de nous-mêmes, quand bien même serait-ce pour des besoins essentiels, il ne nous sera pas donné d’en retirer une réussite. Le succès d’une entreprise n’est accordé à une personne que lorsque celle-ci dévoile un sentiment d’empathie envers autrui et lorsqu’elle est en mesure d’intérioriser un sentiment de fraternité, d’union et d’engagement vis-à-vis de son prochain.

Sur cette base, il nous est donné d’apprendre une deuxième donnée essentielle. Au cours d’une vie, il peut arriver à une personne de commettre des fautes dont il lui semble qu’elles ne lui seront jamais pardonnées. Une lourde dispute familiale par exemple… Par nature, chacun va tout faire pour se justifier et se disculper d’une telle embrouille, voire tenter d’expier ses fautes en trouvant des compensations illusoires…

Pourtant, de l’histoire de la vente de Yossef, nous pouvons retenir qu’au lieu de s’entêter à se justifier et s’innocenter, il est plus utile de regarder les choses sous un angle positif et élaborer une nouvelle approche à partir de cette faute. Une telle démarche n’a pas seulement le pouvoir d’effacer la faute en question, mais également de la transformer en lui accordant une fonction positive. Tout comme dans l’histoire de Yossef où, une haine tenace au départ donna finalement naissance à une profonde unité et fraternité pour toutes les générations à venir.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.

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