Le premier meurtre de l’histoire
Un événement crucial de notre Paracha est la querelle entre les deux «premiers» frères de l’histoire – Caïn et Hével. Une dispute telle qu’elle a conduit Caïn à se lever et tuer son frère Hével.
La Torah elle-même, passe sous silence la nature et l’essence de cette querelle au point d’en occulter les détails. Néanmoins, la chronologie des versets nous édifie sur la cause de celle-ci ; le fait que D.ieu se soit montré favorable à Hével et à son offrande, alors qu’il n’a pas accepté l’offre de Caïn.
Et en effet, il nous incombe de comprendre pourquoi Hachem a répondu exclusivement à Hével en agréant son offrande. Après tout, Caïn en était l’initiateur. Hével ne fit que reprendre à son compte cette idée, comme le souligne le verset : « Et Hével a également apporté…» (voir Keli-Yakar et Maharal de Prague). Malgré-tout, le feu qui descendit du ciel se dirigea uniquement vers l’offrande de Hével pour la consumer.
Tâchons d’endosser la peau du personnage et reprenons à notre propre compte le ressenti de Caïn à cet instant précis. Il a lui-même conçu l’idée d’apporter un Sacrifice à son Créateur, son frère Hével s’est seulement contenté de l’imiter, sans y apporter aucune initiative personnelle… Pourtant c’est bien ce dernier qui est agréé ! Que se passe t’il ?!
Il est vrai qu’il est expliqué dans Rachi au nom du Midrach que Caïn a apporté de ce qu’il avait de moins bon, contrairement à Hével qui, comme le souligne le verset, a apporté les premiers-nés les plus gras de son bétail ! Malgré-tout, la démarche initiale était le fruit de l’idée de Caïn.
Les deux frères ont misé sur le partage du monde – un débat idéologique
Une lecture attentive nous révèle comme arrière-plan de l’acte criminel de Caïn, qu’il dit « quelque chose » à Hével (Genèse 4: 8): « Caïn parla à son frère Hével…, comme ils étaient aux champs, Caïn se jeta sur Hével son frère, et le tua ». Mais la Thora ne mentionne aucunement le contenu de cette discussion.
Le Midrash (Bereshit Rabbah 22 ; 7) se réfère à cela et interprète qu’ils se querellaient entre eux en ces termes : « Divisons le monde entre nous ». L’un d’eux choisit les terres et les biens immobiliers, l’autre s’appropria les biens mobiliers. Ils se disputèrent alors jusqu’à ce que Caïn se lève contre Hével son frère et le tue.
La querelle entre les frères ne consistait donc pas uniquement en une jalousie fondée sur l’agrément de l’offrande ! Elle trouvait racine sur une discussion fondamentale entre eux. L’essence de leur profonde dissension portait sur une question de propriété ! Ils cherchaient à diviser le monde entre eux, de sorte que Caïn obtienne les terres tandis qu’Hével s’approprie les biens mobiliers.
Hével le Souffle, Caïn la Terre
Afin de mieux appréhender leur controverse, reportons nous à la fête de Souccot de laquelle nous émergeons tout juste. Durant ce ‘Hag, il est coutume de lire le livre de Kohelet – l’Ecclésiaste. Il est intéressant de constater que dans ce parchemin, le mot « Hével » apparaît 38 fois, tout comme la valeur numérique du nom «הבל» (avec le kollel). Le zohar vient nous apprendre que cette Meguilat Kohelet est en quelque sorte, la représentation de la vengeance de Hevel contre Caïn.
Essayons d’approfondir cette approche. Hevel était berger. Il gardait les troupeaux. Il se déplaçait d’un endroit à l’autre. Il n’avait donc pas de résidence fixe. En regard de cela, Caïn était agriculteur, et partant plutôt versé dans l’immobilier. Il lui tenait à cœur de fixer son lieu de résidence et d’acquérir un terrain.
Dans cet esprit, Rabénou Béhayé explique que leur dénomination exprime le fondement de leur différence. En effet, le nom « Caïn » fait référence à l’acquisition « kinyan » de ce monde-ci, alors que le nom « Hevel » révèle justement l’insignifiance et la « vanité » de ce monde, renonçant ainsi à s’en approprier en le rendant méprisable. Ce qui explique que son offrande soit faite de petit bétail, niveau le plus bas des êtres vivants, tandis que celle de Caïn était constituée de produits de la terre, prouvant ainsi son attachement pour les biens terrestres et le travail physique, et témoignant de son attirance vis-à-vis des désirs matériels.
Lorsque Hevel fut tué, on pourrait y voir l’échec de toute possibilité de vie d’errance, en faveur d’une vie établie. Mais la réalité est que seule l’offrande de Hével fut agréée.
Moins d’ancrage sur la terre, plus de place pour les idées
Il existe une bien plus grande authenticité dans un contexte de vie provisoire, que dans celui d’une vie posée et si bien établie qu’elle permet à l’homme de se bercer de l’illusion de dominer le monde. Hevel est le prototype de l’image du berger. L’activité de berger est l’occupation de nos plus illustres personnages de la Thora : Avraham, Ytshak, Rahel, Yaacov, Moché et David – tous étaient bergers ! Leur temps libre leur permettait de méditer et s’occuper de sujet élevés et profonds. C’est là également l’interprétation du verset concernant Yaacov « Yaacov était un homme intègre assis dans les tentes » et qui littéralement signifie qu’il était berger. Nos Sages expliquent qu’il était assis dans les tentes de la Thora. Ce midrach va au fond de l’intériorité spirituelle du berger – il ne se préoccupe jamais de sa situation financière, il lève les yeux au Ciel, il consacre l’essentiel de son temps à son monde spirituel.
La vengeance de Hével envers Caïn consiste à lui montrer – à travers la méguilat Kohélet, le mensonge sur lequel il se fonde. L’élément central et récurrent dans cette méguila est la remise en cause de toutes les acquisitions de l’être humain. L’un après l’autre, elle les « futilise » – les définissant en une phrase « gam zé hével – cela aussi est vain ! » Kohelet exprime « hakol hével – tout est vain » – tout est temporaire, passager, voué à se dissoudre.
La Soucca – Un nouveau regard sur le monde
L’essence de la fête de Souccot repose dans la mitsva de soucca, une maison éphémère, qui vient nous prouver que nous n’avons pas de quoi nous appuyer avec autant de force sur notre toit humain. Et si cette soucca ne dure que le temps de sept jours, et que nous vivons durant toute l’année dans une maison solide et bien établie, c’est que que nous ne souhaitons pas réprimer complètement notre appartenance à un monde matériel, ni à étouffer nos aspirations capitalistes. L’objectif est surtout d’améliorer notre rapport au terrestre et réparer cet engouement que nous avons pour les acquisitions, non de l’annihiler.
Le terme soucca a pour étymologie le mot « voir », car elle nous offre l’opportunité d’acquérir cette nouvelle vision de ce monde. Grâce à cette résidence suivie de sept jours dans la soucca, nous ouvrons une nouvelle fenêtre sur le monde, et concevons enfin à sa juste mesure notre attachement envers ses valeurs, sans s’y accrocher comme à une planche de salut.
Réponse de l’Ecclésiaste à Caïn
Albert Camus (1913-1960) a beaucoup parlé du paradoxe de l’absurde, et comme l’Ecclésiaste, décrit le sentiment de lassitude éprouvé par l’homme qui prend conscience que son existence tourne autour d’actes répétitifs et privés de sens. Malgré-tout on peut constater que leur conclusion est différente. Si selon Camus, l’homme idéal est celui qui se réconcilie avec l’insignifiance, selon l’Ecclésiaste, l’auto-annulation face à la volonté bénie de D.ieu et l’abandon de ses désirs égoïstes, est essentiellement la définition absolue de l’homme et sa source de bonheur.
Le meurtre de Hével fut le résultat de tout un processus, comme le décrivent nos Sages dans la guémara Sanhédrin (37) ; Caïn mutila tout le corps de Hével jusqu’à arriver à son cou où il trouva là, le moyen de lui ôter son souffle. De la même manière, sa réparation se fait par la lecture de la Méguilat Kohelet qui à son tour, « meurtrit » un à un les principes de l’attachement humain aux biens matériels au point de les rendre négligeables.
סוֹף דָּבָר הַכֹּל נִשְׁמָע אֶת הָאֱלֹהִים יְרָא וְאֶת מִצְוֹתָיו שְׁמוֹר כִּי זֶה כָּל הָאָדָם – La conclusion de tout le discours, écoutons-la: “Crains Dieu et observe ses commandements; car c’est là tout l’homme”
Kohélet 12; 13