La mère du peuple juif ou le pouvoir du renoncement
Dans notre paracha cette semaine, il est question de l’image de « la mère juive », celle qui a gravé son empreinte sur des millions de mamans au cours des générations – Rahel Imenou, considérée jusqu’à aujourd’hui comme le meilleur avocat de chaque yéhoudi. Son action grandiose, son immense sacrifice au profit de sa sœur, en dévoilant des signes convenus entre elle et Yaacov avinou, permettant à Léa de se substituer à elle le jour de son mariage sans perdre la face, lui firent mériter ce titre.
Essayons de nous imaginer le ressenti d’une jeune fille qui attend sept années pour enfin s’unir à l’élu de son cœur, et qui lorsque arrive ce moment tant espéré, jour le plus beau de sa vie, trouve sous le dais nuptial à sa place sa propre sœur, installée là en vertu d’une machination paternelle éhontée ! Cela ne donnerait-il pas lieu à un effondrement émotionnel et physique ?!
Sans tenir compte de cela, poussée par un self-contrôle intérieur d’une dimension extraordinaire, Rahel prend la décision de renoncer à tout ! Au mari qui lui était destiné, à l’amour qui s’était tissé entre eux depuis leur première rencontre près du puits, et même au projet d’être associée à ce juste dans la construction du Klal Israel.
Rahel a choisi de s’effacer, de renoncer à ses attentes et ses aspirations, pour éviter à sa sœur Léa de subir une humiliation. Elle ne se contente pas de garder le silence, elle a la finesse de transmettre à sa sœur les signes convenus entre elles et Yaacov. Il est même probable qu’elle a caché à Léa que ces signes lui étaient destinés et que celle-ci usurpait sa place en les utilisant. Sans doute se positionna-t-elle comme l’émissaire de Yaacov pour transmettre ces signes à Léa, ce qui explique pourquoi Léa n’opposa aucune résistance dans toute cette supercherie: elle ignorait totalement les projets de Rahel et Yaacov.
Cette action d’envergure ne manqua pas de laisser son empreinte sur les générations à venir. Lors de l’exil des Bnei Israel, Hachem s’enquit d’un mérite pour les ramener de cet éloignement. Le prophète Jérémie se tourna alors vers nos saints patriarches, puis vers Moché Rabénou et Aharon, afin qu’ils prient et intercèdent pour leurs enfants. Mais Hakadoch Baroukh Hou ne les agréa point, jusqu’à ce que survienne Rahel qui Lui fit dire: ‘ainsi dit Hachem, retiens ta voix de pleurer et tes yeux de verser des larmes, car une récompense est réservée à ton action etc… un espoir t’est réservé Parole d’Hachem, et tes enfants réintègreront leurs frontières’ (Yrmyahou 31).
Rahel jalouse ?!
Néanmoins, et contre toute attente, Rahel épousa Yaacov également, après que ce dernier dut batailler contre la tromperie de Lavan, et lui fit accepter le mariage avec sa véritable promise contre sept années de travail supplémentaires.
Dès lors, Rahel doit se mesurer à une nouvelle épreuve bien loin d’être simple à vivre. Léa enfante et donne naissance à des enfants qui se suivent l’un après l’autre, alors que Rahel, épouse de prédilection, s’en trouve privée. Elle endure alors la dure souffrance de la stérilité et se met en quête de solutions personnelles. C’est pour elle pourtant, que Yaacov a travaillé à deux reprises durant sept années consécutives. C’est bien elle qu’il souhaitait prendre pour femme et qu’il a toujours aimé. Rahel se voit donc comme étant la femme en titre de Yaacov, sur qui repose la destinée de la construction du peuple juif. L’immense frustration de Rahel la conduit à jalouser sa sœur, comme l’exprime le verset « Rahel vit qu’elle n’enfantait pas, elle conçut de la jalousie envers sa sœur » (Béréchit 30; 1).
Cette « jalousie » ne lui laisse pas de répit et la pousse à faire tout ce qu’il est en son pouvoir pour mériter également des enfants. Elle commence par se tourner vers Yaacov, s’adressant à lui en des termes qui traduisent son désespoir et sa frustration : « Donne-moi des enfants sans quoi j’en mourrai ». Elle ne reçoit pas en retour la réponse escomptée de la part de Yaacov, qui se met même en colère contre elle en disant : « Suis-je à la place de Elokim qui t’a refusé la fécondité ?! » En désespoir de cause, elle propose à Yaacov d’épouser Bilha sa servante, se résignant à avoir une descendance de cette manière.
Comment Rahel, symbole du renoncement et du don de soi, a pu finalement en venir à ce trait de caractère négatif qu’est la jalousie, dont nos Sages nous disent qu’elle exclut l’homme de ce monde ?!
Il est vrai que Rachi explique que Rahel ne fut pas jalouse de Léa au sens strict du terme, mais envia ses bonnes actions, se disant que la droiture et les qualités morales de sa sœur lui avaient valu de donner des enfants à Yaacov. Malgré tout, de la façon dont elle s’exprime à Yaacov à ce sujet, une certaine jalousie émerge, or ce défaut ne laisse pas indemne. Le Ramban exprime que c’est cet attribut négatif qui fit dire à Rahel ces paroles déplacées « Donne-moi des enfants ! ». Il justifie d’ailleurs ainsi la réponse cinglante de Yaacov envers elle à travers les mots « Suis-je à la place de Elokim ? » Il est vrai que sa réplique touchait au point le plus sensible chez elle, mais Yaacov désirait la mettre face à cette réalité que c’est Hachem qui l’avait privée d’enfanter, et qu’il lui fallait avant tout introspecter ses actions.
Il nous incombe d’expliquer où a donc bien pu disparaître la prodigieuse force de renoncement de soi au profit de l’autre de Rahel ?!
Rivalité entre épouse privilégiée et mère avérée
Force est de constater que même si Rahel était prête à sacrifier son avenir avec Yaacov au profit de sa sœur aînée, elle vit dans le fait que celui-ci s’entête à l’épouser en échange de sept années de travail supplémentaires, une volonté de la Providence Divine de lui permettre de construire la maison de Yaacov. Dès lors, fut rétabli le lien puissant naturel entre Rahel et Yaacov. Il était évident pour elle qu’elle était la femme qui lui était destinée depuis toujours, celle avec qui il fonderait plus tard le Klal Israel.
Yaacov perçut également les choses de cette façon, comme il est dit : « Yaacov persista à aimer Rahel plus que Léa ». Léa comprit immédiatement que Rahel prenait toute la place dans la relation qui l’unissait à Yaacov. Elle se sentit détestée à tel point qu’elle l’exprime dans les noms qu’elle donne à ses enfants : ‘Réouven – Hachem a vu ma souffrance, et maintenant mon mari m’aimera’. ‘Chimon – car Hachem a entendu que j’étais dédaignée’. Et ‘Lévi – car désormais mon mari me sera attaché’.
Léa déploie de gros efforts pour mériter l’amour de Yaacov. Elle avait commencé par ses interminables téfilot qui abîmèrent ses yeux et lui épargnèrent de tomber sous le dévolu de Essav. Par la suite, en se mariant avec Yaacov, elle mit tout son cœur et investit toutes ses forces spirituelles pour établir ce lien avec son époux. Malgré tout, Rahel demeurait la « maîtresse de maison», la femme au premier plan, préférée de Yaacov et élue de son cœur.
Une telle approche des choses de la part de Rahel et Yaacov, ne pouvait qu’engendrer un malaise certain lorsque survient cette lacune dans sa relation avec Yaacov. Son incapacité à enfanter et à avoir une part personnelle dans la construction du Am Israel, par rapport à Léa qui elle, méritait d’établir les tribus l’une après l’autre, poussait inévitablement Rahel à en éprouver de la jalousie.
Rahel va même jusqu’à offrir à Yaacov d’épouser sa servante Bilha, en disant : « Peut-être serais-je mère à travers elle ? ». Et lorsque Bilha engendre deux enfants, Rahel se console quelque peu, voyant en eux une réponse directe à ses suppliques relativement à cette concurrence entre elle et sa sœur. Cette attitude s’exprime explicitement à travers les nominations de ces deux enfants : Dan – qui a pour étymologie le mot din (jugement) – ‘Hachem m’a jugée et a entendu ma voix’. Le nom donné au deuxième enfant est encore plus évocateur: Naftali – ‘entêté et tortueux’. Rahel dit ‘Je me suis tournée de tous les côtés, j’ai insisté et mené de multiples assauts envers D-ieu pour être l’égale de ma sœur’.
Nous remarquons qu’aussitôt après cette démarche de sa sœur, Léa agit de même, et donne Zilpa sa servante à Yaacov, qui lui donne également deux enfants : Gad et Acher, pour compenser Dan et Naftali.
Le tournant de l’épisode des mandragores
La tension entre les deux sœurs touche à son point culminant dans l’épisode des mandragores, lorsque Réouven rapporte du champ des mandragores à sa mère ! Au moment où Rahel demande à Léa « Donne-moi des mandragores de ton fils », celle-ci lui lance en guise de réponse : « N’est-il pas suffisant que tu aies pris mon mari, pour que tu prennes aussi les mandragores de mon fils ?! ». Cette terrible réplique de Léa, face à sa sœur douloureusement privée d’enfants, a fait couler beaucoup d’encre. N’est-ce pas plutôt Léa qui s’est emparée de la place de Rahel lorsqu’elle lui permit de prendre sa place grâce à la transmission des signes convenus avec Yaacov ? La rivalité semble à son comble !
Cependant, c’est justement suite à ces mots ‘inattendus’ de la part de Léa que Rahel change d’attitude et cherche à se mettre dans la peau de Léa pour tâcher de comprendre sa vision des choses. Léa souffre en permanence de ce ressenti de ‘mal-aimée’ et d’indésirable dans la maison de Yaacov, alors que sa jeune sœur occupe toute la place et l’amour de son mari. Au moins, se console-t-elle d’avoir des enfants ! Elle n’est absolument pas prête à céder l’amour provenant de ses enfants à celle qui lui a pris l’amour de son mari.
Rahel désire elle aussi avoir un fils, et déploie toujours plus d’efforts dans ce sens, ici par l’intermédiaire de la vertu des mandragores de mieux séduire son mari. Sa démarche aggrave chez Léa le ressenti de n’être finalement que la servante de Yaacov. Que se passera-t-il donc si Rahel enfante grâce aux mandragores, quel sera alors son atout par rapport à elle ?!
De la convoitise à l’empathie
Rahel comprend ce raisonnement intérieur de sa sœur, et en vertu de son extraordinaire force de renoncement, elle décide de changer du tout au tout. Elle conçoit et accepte le fait que Léa soit l’épouse destinée à Yaacov, et cherche à lui accorder cette place en priant pour elle, pour qu’elle enfante à nouveau. Et cela, même si cela doit se faire à son détriment. C’est ce qui lui fait dire « Cette fois, il reposera cette nuit avec toi en échange des mandragores de ton fils ».
Par cette parole, Rahel désire apaiser la souffrance de sa sœur qui n’a pas eu le mérite d’épouser Yaacov de plein gré, et qui, depuis l’arrivée de Rahel souffre de ce ressenti d’être repoussée. Rahel offre à Léa une nouvelle opportunité, celle d’échanger une nuit qui lui revient. Tout comme s’il s’agissait pour Léa d’une nouvelle nuit de noces. On remarquera d’ailleurs que Léa n’exprimera dorénavant plus jamais le fait de se sentir rejetée.
Les Chevatim, Issakhar et Zévouloun, que mérita Léa suite à cet épisode des mandragores, proviennent justement de ce cadeau de Rahel. La Thora nous dit aussitôt après la naissance de Yéhouda, le quatrième fils de Léa : « Elle cessa d’enfanter ». Il revenait à Rahel, à ce moment-là, le mérite de mettre au monde quatre enfants. Cependant, avec l’épisode des mandragores, Rahel permit à sa sœur d’avoir encore deux enfants !
Il est d’ailleurs intéressant de noter que les deux enfants de Léa qui naquirent suite à l’épisode des mandragores sont nommés suivant le Nom ‘Elokim’ qui concerne spécifiquement les enfants de Rahel, contrairement aux autres enfants de Léa qui sont dénommés suivant l’appellation du tétragramme ‘YHWH’. Et cela, car ces enfants en question ne furent pas le fruit d’une action particulière de Léa par ses téfilot, comme les premiers. Ils furent le produit du renoncement de Rahel.
Ceci nous permet de comprendre les paroles du midrach (Yalkout Chimoni 129) au sujet du verset « Les mandragores ont délivré leur parfum – Viens constater le pouvoir des mandragores grâce auxquelles furent établies deux Chevatim d’importance en Israel, Issakhar et Zévouloun ». Il se trouve que ces deux enfants de Léa, Issakhar et Zévouloun, sont comparés aux mandragores qui furent données à Rahel. Car lorsque Rahel reçut ces mandragores, elle pria pour que Léa soit désirée et puisse mettre au monde encore d’autres enfants, à son propre détriment !
A l’instant où Rahel prit à nouveau sur elle de renoncer à sa destinée et de donner à Léa toute sa place dans la maison de Yaacov, c’est précisément là que se produit l’événement tant espéré : « Hachem se souvint de Rahel, Il l’exauça et lui accorda la fécondité ». Rachi explique : « Il s’est souvenu d’elle pour avoir transmis les signes de reconnaissance convenus avec Yaacov à sa sœur ». Ce n’est que suite à ce renoncement ultime, que Rahel assuma totalement la transmission des signes à sa sœur. Elle mérita dès lors, d’être associée à part entière à Yaacov dans la construction du Klal Israel !
Vaincre la jalousie…
La jalousie, sentiment certes naturel et humain, reste malgré-tout une émotion dévastatrice. Elle génère inéluctablement des tensions au sein d’une relation. Mais pire encore, le jaloux s’inflige des souffrances à lui-même. La convoitise nourrit un sentiment de frustration, même si en réalité, ce que l’autre possède ne menace en rien notre confort. Alors comment s’en sortir ? Comment gérer, combattre et vaincre ce sentiment si nocif ?
Notre mère Rahel nous livre dans cette Paracha son secret pour surmonter cette épreuve. Pour se libérer de sa jalousie envers Léa, elle intègre un sentiment complètement à l’opposé : l’empathie.
Éprouver de l’empathie, c’est être capable de se mettre à la place de l’autre. La grandeur de Rahel poussa ce sentiment jusqu’à effacer son point de vue pour adopter celui de sa rivale. Paradoxalement, c’est justement ce qui apaisa son tourment intérieur et apporta la réponse à son manque. Se mettre à la place de l’autre afin de le comprendre, en renonçant un temps à ses propres jugements, est la meilleure façon de réaliser son bonheur. Non seulement cela évite de nombreux conflits, mais ouvre même des nouvelles portes et libère bien des blocages.
Nous pouvons conclure par la célèbre prière du Rav Elimelekh de Lizensc: « que chacun de nous voie les qualités de son ami et non ses défauts ».