Avez-vous déjà expérimenté la difficulté de la reprise du travail après une période de vacances ? Cette petite déprime porte même un nom : le « back-to-work blues – la déprime du retour au boulot ». On passe d’un état de grande liberté à un environnement de grande contrainte.
C’est un peu le sentiment que certains ressentent en cette période de déconfinement. La crise du Corona nous a fait basculer dans un quotidien différent, nous invitant à prendre de nouvelles habitudes. Il nous a libérés de toutes sortes de tâches accablantes, parfois même improductives, pourtant déjà en cours dans notre vie quotidienne. Nombreux, sont ceux qui ont appris à se rapprocher de leur conjoint, le découvrir…, qui se sont davantage liés et investis auprès de leurs familles, qui ont enfin pris le temps de s’asseoir tous les jours avec leurs enfants autour d’une table pour un repas familial ou pour tout simplement partager un jeu de société. Ils ont également découvert que travail et famille peuvent trouver un équilibre. D’autres ont même pu faire le constat de leur plus grande efficacité en travaillant depuis la maison !! Pas de perte de temps ni de discussion inutile…
Cette situation inhabituelle dans laquelle nous nous sommes retrouvés durant deux mois s’est soudainement évanouie. A présent, nous sommes appelés à reprendre notre routine, à exécuter nos tâches quotidiennes mais non moins impératives. Il nous faut à nouveau nous lever à six heures du matin pour permettre aux enfants d’être à l’heure à l’école et rejoindre ensuite le travail qui exige une heure de transport. Il faut affronter à nouveau les embouteillages, se soumettre aux réunions interminables avec le boss… Et la question, inévitable, se pose à nous en ces termes : Quelle est la véritable version de la normalité ?? N’est-ce pas là, un retour à notre folle vie d’antan ?
Cette question n’est pas sans rappeler l’un des événements les plus énigmatiques de l’Histoire de notre peuple, longuement relaté dans notre Paracha; Celle des Méraglim – les explorateurs, comme nous le verrons par la suite.
L’histoire des Méraglim, et les Misvoth qui en sont dérivées
Alors que la nation juive se tient au seuil de la Terre d’Israel, prête à y entrer, au moment où Moché annonce que le temps est venu pour eux de la conquérir (Devarim 1; 21), un incident charnière se produit !! Douze hommes, parmi les plus éminents dirigeants du peuple, chefs de tribu, partent inspecter le pays. Tous ces hommes de renoms, à l’exclusion de Yéochoua et Kalev, reviennent et établissent un rapport noir, tel qu’il démoralise le peuple au point de lui ôter toute confiance en la Promesse Divine de cet héritage tant attendu. Le verdict est alors sans appel: la génération entière est condamnée à mourir dans le désert, et l’entrée en Terre d’Israël retardée de quarante ans !!
Cette Paracha a fait couler beaucoup d’encre. En effet, comment comprendre ce revirement si inattendu de la part de ces personnalités ? Comment également, expliquer que ces dix hommes, appelés par la Thora « Anachim – hommes d’importance », aient pu commettre en quelques jours, une erreur aussi fatale que celle de décourager tout un peuple, et provoquer par là-même une tragédie nationale, avec des conséquences aussi lourdes ?!!
Avant de fournir toute interprétation quant à l’erreur de nos « espions », reportons-nous au sujet auquel la Torah s’intéresse, aussitôt terminée l’histoire des méraglim, et dont le thème est la mitsva de Nessa’him et des Ménahot.
Cette mitsva nous apprend que pour chaque sacrifice approché, il est nécessaire de lui associer des libations de vin, accompagnées d’offrandes de farine. Une question se pose, comme le soulève Abrabanel : Quel est le rapport ? Que vient faire cette section anachronique, suite à l’épisode des explorateurs ? Il y avait tout lieu de s’attendre à ce qu’elle soit exposée à un endroit plus adapté comme celui du séfer Vayikra.
En réalité, deux autres commandements furent également énoncés à cette occasion : la mitsva de ‘Hallah – prélèvement d’une partie de pâte pétrie, à l’intention du Cohen – et la mitsva de Tsitsitt – franges portées aux coins de nos vêtements à quatre angles.
Pourquoi ces trois mitsvot apparaissent-elles spécifiquement dans cette paracha?
Approcher un sacrifice sans Nessa’chim! C’est comme réciter le Chéma sans Téfilin
Il semble que l’idée qui se cache derrière la mitsva des Nessa’him et Ménahot qui accompagnent le korban trouve son explication à travers le propos de Rabbi Yohanan (Brakhot 14). Il énonce que tout celui qui lit le Kriyat Chéma’ sans porter ses Téfilin ressemble à celui qui offrirait un holocauste sans offrande de farine, ni libation. Bien qu’il se soit acquitté de son obligation, son offre est incomplète.
Il existe un lien intime entre le Kriyat Chema’ et les Téfilin. En effet, les deux traitent d’un même sujet : accepter sur soi le Joug Divin ! C’est ce qui explique que dans le boitier des Téfilin soient logées les parachiot du Chéma’. Et de même, dans les deux parachiot du Chéma’, il est question de la mitsva des Téfilin. Cependant, il existe un point de rupture entre Kriyat Chéma’ et Téfilin. Ces derniers sont fabriqués à partir de la peau d’un animal primaire, d’une matière épaisse, grossière qui n’a aucun rapport avec sa destination à usage complètement kodech ! En réalité, nous pouvons affirmer que les Téfilin constituent en quelque sorte, la matérialisation du Kriyat Chéma’.
Un homme qui n’accomplit pas sa mitsva de mise de Téfilin à l’heure dite du Kriyat Chéma’, éprouve une difficulté à lier le monde de la pensée symbolisé par le Kriyat Chéma’, avec celui de l’action que représente la mise des Téfilin. Or le monde ne peut atteindre sa perfection que par l’association de ces deux concepts. C’est là le sens de l’analogie avec une offrande sans libations. Le korban, qui a pour origine un être vivant, exprime la dimension spirituelle de l’esprit, alors qu’émanant du végétal lié à la terre, libations et offrandes de blé évoquent plutôt le caractère matériel.
C’est justement sur la base de ces notions qu’il nous est possible d’apporter un éclairage sur la place des Nessa’him dans le contexte indiqué de notre paracha.
L’erreur des explorateurs
Concernant la faute des Méraglim, le rav Shneour Zalman de Liadi (fondateur de Chassidout Chabad) nous offre l’explication suivante : Les explorateurs avaient peur d’entrer dans la réalité terrestre d’Israel. C’est pourquoi, ils favorisèrent le principe de continuer à vivre leur vie abritée dans le désert, plus spirituelle mais détachée de la réalité. Là, ils étaient coupés de tout lien concernant les préoccupations matérielles et terrestres. Leur nourriture – la manne, provenait du ciel, l’eau jaillissait du puits de Miriam, et les Nuages de Gloire nettoyaient et repassaient leurs vêtements. En entrant en terre d’Israël, tout allait changer. Ils devraient s’impliquer dans des activités séculières peu exaltantes comme le labour, les plantations, le commerce… etc. C’est pourquoi, ils considérèrent qu’il valait mieux être dans le désert et rester totalement immergés dans leur spiritualité et l’Étude de la Torah, plutôt qu’entrer dans le pays, où ils auraient à se soucier de choses plus triviales. Leur calcul n’était pas défectueux. Cela correspondait à un décodage réaliste du fait que les bénédictions terrestres inhérentes au lieu entraineraient fatalement un risque spirituel, qu’ils refusaient de prendre.
En ce sens, le Ba’al Shem Tov relève l’expression « eretz o’helet yochveha – une terre qui dévore ses habitants » parmi les accusations diffamatoires portées par les espions contre Eretz Israel. Telle est son interprétation: la dimension terrestre « eretz » engloutira la population, ce qui était la véritable crainte des Méraglim.
Ce fervent attachement au monde spirituel, qui refusait de se connecter au monde de l’action, constitua en réalité une erreur fatale, s’opposant catégoriquement à l’intention et au but ultime de la Création du monde par Hachem. La Providence Divine s’attriste lorsque les strates de la matière ne fusionnent pas avec l’esprit. Le sacrifice isolé, non accompagné de semoule, d’huile et de vin, représente une déconnexion qui se traduit par un deuil, tout comme celui d’une âme qui se détache du corps.
La naissance d’un bébé en est la meilleure illustration. A l’occasion d’une naissance, toutes les personnes en cause, se réjouissent de cette nouvelle arrivée. Un cri se fait entendre, celui du bébé ! Pourquoi ? Pour la simple raison qu’il se trouve en situation dramatique de transition !! Jusqu’alors, il était porté dans le ventre de sa mère comme dans un jardin d’eden. Il obtenait sa nourriture directement de l’intérieur comme tombait la manne dans le désert. Il absorbait de ce que sa mère buvait, tout comme le puit de Myriam fournissait son eau. Il avait même droit à un Ange qui lui enseignait la Torah, une bougie allumée sur sa tête, etc. Quand tout à coup, un autre Ange vient lui faire oublier tout ce qu’il a appris, pour être chassé de ce lieu idyllique, et en quelques instant, se retrouver dans un monde nouveau, un univers où tout est labeur et difficulté. N’a-t-il pas de quoi pleurer ? De son point de vue, il eût été préférable de rester dans ce paradis toute sa vie.
De même en va-t-il concernant la période particulière entre les fiançailles et le mariage, où l’homme est enfermé dans sa bulle de plaisir et d’amour sans aucune confrontation concrète avec la réalité de la vie. Comme il aimerait que cette situation de rêve dure éternellement, comme l’exprime le prophète ‘Hochéa « tu seras ma fiancée, et ce sera pour toujours » (Hochéa 2; 21), souhaitant que le lien du peuple d’Israël avec Hachem sera toujours nouveau et pur comme au stade de l’engagement. Pourtant, tout le monde sait et comprend que ne se trouve pas là le but de la vie d’un homme, et que cette période n’est qu’une préparation et un transit, en vue d’une vie d’action et de partage.
La correction de la faute des Méraglim, de cette approche erronée et cette vision factice de la vie, est possible grâce à ces trois mitsvot développées dans notre paracha : celle des libations, de la ‘Halla, des Tsitsitt. Le Sfat Emet rapporte d’ailleurs à ce sujet, ce propos lumineux qui nous apprend que la difficulté des Méraglim à sortir du désert, provenait de ces trois merveilleux cadeaux qu’ils détenaient alors : la manne, le puits et les Nuée de Gloire. En contrepartie, ils reçurent trois mitsvot, la ‘Halla par rapport à la manne, les libations en regard du puits, et les Tsitsitt en échange des Nuées de Gloire. Relativement à cela, approfondissons quelque peu le sujet des libations.
Les libations collectives – issues du Veau D’or; celles du particulier – issues des Explorateurs
Concernant les Nessa’him, rav Ovadia Seforno fait remarquer que ceux-ci n’existaient pas du temps d’Avraham, ni même auprès de Noah ou Hevel. Ce n’est qu’après la faute du veau d’or que les libations nous furent ordonnées. Et cela, uniquement pour les sacrifices collectifs. Suite à la faute des Méraglim, il nous a été également enjoint de les pratiquer pour les sacrifices des particuliers. Il nous appartient de comprendre ce qu’il s’est produit à l’occasion de la faute du veau d’or et de celle des explorateurs pour engendrer de telles différences !
Il semble que, jusqu’à la faute du veau d’or, les korbanot pouvaient atteindre leur objectif maximal, celui de constituer « une odeur agréable pour Hachem », sans faire recours à aucun complément. En effet, ils constituaient tous, de la part des offrants, des présents spontanés et de tout cœur.
A la suite de la faute du veau d’or, où Israel fut en quête d’une dimension plus concrète du service Divin, il lui est alors instauré l’obligation d’approcher certaines offrandes, une nouveauté représentée par le korban perpétuel – korban tamid. Il manque cependant à ce korban l’aspect de spontanéité, sans parler du fait que tout ce qui est imposé ne peut provenir d’une réelle et pleine volonté. Il est de fait un acte déconnecté de toute ambition volontaire. Pour cela, il nécessite que lui soient adjointes les libations, afin de parer à ce manque de spontanéité. Ce qui n’était toujours pas nécessaire pour le korban du particulier.
La faute des Méraglim a marqué une étape supplémentaire au niveau de leur décadence, dans ce sens où ils minimisèrent la kédoucha de l’action. En effet, ils considérèrent l’aspect matériel comme forcément bas et méprisable dans la mesure où il ne se conçoit pas avec la notion élevée et essentielle du spirituel. C’est ce qui valut aux libations de venir en accompagnement du sacrifice. Ce sont ces libations qui accordent son véritable sens au korban offert, non pas en tant qu’acte brut dénué de spiritualité. Car en réalité, il n’existe aucune déconnexion entre le spirituel et l’action. Au contraire, l’action est ce qui permet de mettre en œuvre le sens caché de la chose, et par son intermédiaire, l’homme arrive finalement à se connecter pleinement à l’idée.
C’est là, le secret des libations accompagnées de chants et d’allégresse lorsque le vin tombait du toit de l’autel depuis les Shitin (tuyaux de drainage) jusqu’au fond de l’abîme. Les Léviim entonnaient alors des chants et des mélodies. Ce vin qui s’écoulait alors vers le tréfonds de la terre venait relier les mondes supérieurs à ceux inférieurs. L’intense joie venait témoigner du lien parfait entre celui qui approchait le korban et son offrande. Depuis l’épisode de la faute des Méraglim, c’est uniquement à l’aide des libations que ne se réalise la fusion parfaite entre ces deux parties.
Pour conclure…
Parfois, nous cherchons à nous décharger de toutes sortes de tâches matérielles, et à nous désengager de la vie réelle et du souci quotidien de la parnassa (moyens de subsistance). Nous pensons ainsi nous “échapper” de cette course vers le néant, afin de nous consacrer à l’essentiel, au monde de l’esprit et de la pensée. Notre Paracha nous apprend que cette recherche est fondée sur une erreur. Le mode de vie “servi sur un plateau d’argent” ne peut être un but en soi. Il peut être au maximum comme un “passage dans le désert” ou comme “la période des fiançailles”, en vue d’une aventure chargée d’action et d’affrontement face à tous les défis de la vie. Ce n’est que dans un tel mode de vie que nous arriverons à la joie, comme le relève le Midrach, qui interprète le verset dans Kohelet (9; 7) ainsi : Va, mange ton pain avec joie – il s’agit de la mitsva de ‘Hallah ; bois ton vin d’un cœur heureux – Il s’agit des Nessa’chim; car Dieu a déjà pris plaisir à tes œuvres – il s’agit de ton entrée en terre d’Israel.