Balak – Nos vraies vertus ne sont perceptibles qu’à l’œil de l’ennemi

Balak – Nos vraies vertus ne sont perceptibles qu’à l’œil de l’ennemi

Le regard d’un sorcier au cœur du désert

Au cœur du Livre de Bamidbar, qui traite du séjour des Bnei Israel dans le désert, apparaît le personnage de Bilam, plus grand prophète de tous les temps chez les nations. Ce dernier a été invité par Balak, roi de Moav, qui a loué ses services pour ses compétences en magie noire avec comme objectif ultime de maudire Israel et le vider de tout contenu yéhoudi.

Contre toute attente, lorsque Bilam arrive chez Balak, au lieu de maudire Israel, il le bénit finalement et le glorifie pour la plus grande déception de Balak.

La question reste entière ; en quoi cette section de la paracha nous intéresse-t-elle et pour quelle raison consacrer une si grande place aux tentatives infructueuses de maudire Israel par ce magicien non-juif ?

Avant de tenter d’apporter une réponse à cette interrogation, réfléchissons d’abord au concept des malédictions de Bilam et à leur métamorphose en bénédictions !

« Transforme mes rêves… de même que Tu as transformé la malédiction de Bilam »

Qui parmi nous ne s’est-il pas réveillé sous l’effet d’un rêve désagréable qui lui a gâché toute sa journée ?! Le Talmud (Brakhot 55b) conseille à toute personne qui ressent de la tristesse en raison d’un « mauvais » rêve de réciter la prière de « Hatavat Halom ». Celle-ci a pour objet de transformer le mal en bien. Elle est généralement dite devant les Cohanim au moment où ceux-ci récitent la Birkat Cohanim.

Le contenu de cette téfila fait valoir qu’hormis la possibilité d’annihiler le rêve en vertu de la Miséricorde Divine permettant d’annuler un mauvais décret, il est également possible de demander que ce rêve se transforme en bien. Reste la question de savoir comment s’opère une telle transformation ?! On peut aisément appréhender l’opportunité de demander que ne se réalise pas le mauvais rêve, mais en quoi consiste cette possibilité de transformation d’un mauvais rêve en bien ?! C’est ce qui appelle à une réflexion et une explication.

En regardant de plus près le texte de la téfila, nous remarquons que le support utilisé comme modèle de permutation du mal en bien est le suivant : « comme Tu as transformé la malédiction de Bil’am le méchant en bénédiction, ainsi transforme tous mes rêves pour le mieux ».

Mais le sujet n’en reste pas moins difficile à comprendre : quel est le secret de cette permutation ?

La « solution » de D.ieu au plan menaçant de Bilam

A cette période où Bilam désira maudire le peuple juif, le Klal Israel se trouva en grand danger, au point que la guémara décrit combien Hakadoch Baroukh Hou a dû changer l’ordre de la Création pour empêcher Bilam d’atteindre son but. « HKBH dit à Israel : soyez conscients des bontés que J’ai déversées en votre faveur pour ne pas exercer Mon courroux à votre encontre durant toute cette période etc » (Sanhédrin 105).

En effet, Bilam était capable de définir avec précision le moment de la Journée où Hachem se met en colère. C’est là, le sens de ce que Bilam proclama dans son discours : « Comment maudirai-je celui que D ieu n’a point maudit ? » (23; 8). Ce n’est que grâce au fait que Dieu a changé l’ordre des choses, en évitant de se mettre en colère au moment fatidique, que cette nation fut sauvée des plans malveillants du sorcier. Le prophète Mikha désira éterniser cet acte de bonté qu’Hachem prodigua à son peuple – comment Hachem renversa-t-il leur projet et anéantit-il leurs maléfiques desseins, dévoilant ainsi Son profond Amour pour Israel :

« O mon peuple! Rappelle-toi seulement ce que méditait Balak, roi de Moab, et ce que lui répondit Bil’am fils de Beor… tu as pu connaître les bontés de l’Eternel »

Mikha 6; 5

Mais en pratique, pour sauver Israel des pouvoirs maléfiques de Bilam, HKBH utilisa en faveur d’Israel ce « pouvoir de transformation ». L’empêcher purement et simplement de maudire n’était apparemment pas possible. Le seul et unique remède consistait à transformer les malédictions en bénédictions. De même, Moché rabénou revient sur ce miracle exceptionnel dans le livre de Dévarim (23; 6). « Mais l’Éternel, ton Dieu, n’a pas voulu écouter Bil’am, et il a transformé pour toi l’imprécation en bénédiction ».

Quelle était la nécessité d’utiliser cette stratégie de retournement ? De même que HKBH a ouvert la bouche de l’ânesse, Il pouvait tout aussi bien inspirer le cœur de Bilam pour bénir, ou tout au moins l’empêcher de maudire. Au lieu de cela, Hachem lui a permis de maudire et transformé cette malédiction en bénédiction. A nouveau… pour quelle raison ?!

Encore faut-il comprendre pourquoi avions-nous besoin de ses brakhot ! Lorsque Bilam conseille dans son dialogue avec Hachem de bénir le peuple juif, HKBH lui répond : « ce peuple n’a pas besoin de ta bénédiction car il est béni d’Hachem ! », comme une guêpe à laquelle on dirait : « Foin de ton miel, foin de ton dard ! » (Midrach Tan‘houma).

La bénédiction forcée du prophète des nations

L’éclairage du sujet nous est apporté par les paroles de Rabbi Yohanan qui dit (Sanhédrin 105) : de la Brakha de cet impie nous déduisons ce que recelait son cœur. En cherchant à empêcher de s’établir les synagogues et les maisons d’étude, Bilam a dit « Oh combien sont belles tes tentes, Yaacov ! ». En ayant pour intention de dire que la Chekhina ne repose pas sur Israel, il poursuivit et dit « Qu’elles sont belles vos demeures Israel ». Lorsqu’il voulut souhaiter que la royauté d’Israel ne se perpétue pas, il annonça « Comme les ruisseaux sinueux etc. ».

Comment ‘Hazal se permettent-ils d’affirmer que c’est précisément par ces paroles que Bilam chercha à maudire Israel ?

Voir les choses d’un seul œil

La réponse nous a été livrée par nos Sages dans la Michna Avot (chapitre 5), à savoir que la force de Bilam tenait dans son mauvais œil, qui renfermait ce pouvoir de faire du mal. Il est possible d’avoir différentes interprétations sur toute chose, mais la question est de savoir sur quoi va-t-on mettre l’accent, et quel va être notre regard. La situation peut être une même situation, en revanche, le regard qu’on y porte peut différer.

Bilam connaissait l’instant précis de la journée où s’exprime le courroux du Maître du monde, car telle est la façon d’être porteur de ce mauvais œil qui jette son regard sur le monde à travers un prisme de colère et de sévérité. C’est la différence fondamentale qui existe entre Avraham avinou et Bilam tel que le décrit la Michna.

Avraham savait pertinemment ce qui se passait dans la ville de Sedom, il connaissait leurs règles immorales et leurs lois iniques. Cependant, en raison de son œil bienveillant, Avraham se focalisait sur les justes de l’endroit, plutôt que sur le mal qui se tramait en cet endroit.

Lorsque Bilam chercha à atteindre Israel par son mauvais œil, il eut besoin de réfléchir et se concentrer sur ce peuple pour trouver la faille et le maudire à travers ce spectre. C’est ce qui le fit choisir un endroit élevé. Bilam s’imagina pouvoir réussir à traduire en mal sa vision d’Israel et cela, en vertu de son mauvais œil et son esprit bas et vil.

Mais à ce même instant, l’espace d’une unique fois, Bilam atteint le niveau élevé de Moché rabénou, le père de tous les prophètes. Il s’éleva à ce moment-là au niveau de « prophétie directe » – sans écran quelconque (Rabénou Béhayaï). Cette élévation unique et suprême eut lieu au bénéfice d’Israel, car c’est ce qui lui ôta toute possibilité de maudire comme nous allons l’expliquer.

L’entrave de Bilam : une prophétie limpide

Il est expliqué dans le Talmud (Yébamot 49) que Moché Rabénou a gagné le niveau de prophétie avec une vision limpide comme à travers une vitre transparente, comparé aux autres prophètes dont la vision n’était pas d’une telle clarté, mais comme à travers une vitre opaque. Cela revient à dire que leurs prophéties furent transmises comme des métaphores et non pas comme une perception directe du sujet.

Quelle est la définition d’une prophétie à travers une vitre opaque ?

Pour mieux appréhender l’idée, usons d’une métaphore : un homme qui observe le soleil à travers une lunette colorée, voit le soleil de la couleur du verre de la lunette. Si le verre est vert, il voit le soleil vert. Pourtant ce soleil est bien le même soleil ! Mais ses rayons passent à travers le verre coloré. Ce même principe s’applique à la Parole d’Hachem. Par elle-même, la prophétie s’adresse à tous, mais la lumière prophétique se dévoile à chaque prophète d’une façon différente, selon sa nature, l’origine de sa néchama et son niveau de pureté. Cela a pour sens que les différences en prophéties proviennent des différences au niveau des bénéficiaires de celles-ci. La prophétie par elle-même ne présente aucune divergence.

Tous ces principes sont valables pour tous les autres prophètes. Moché rabénou par comparaison, pour avoir renoncé à sa parure corporelle matérielle, a reçu la prophétie identique à la source, avant toute ramification. Il a gagné le niveau de la fenêtre principale à travers laquelle passe la lumière du soleil selon sa teinte originelle.

Ce niveau spécifique à Moché fut offert en cadeau à Bilam en son temps.

A l’origine, Bilam n’était pas prophète mais magicien. Comme l’écrit le Ramban, il lui fallut « un dévoilement des yeux » pour pouvoir voir l’ange. Ensuite seulement, il fut élevé à l’échelle de la prophétie, au niveau de « qui voit la vision de Chakaï » (24; 4). Et tout cela, uniquement pour Israel. C’est pourquoi on remarquera que dès qu’il retourna dans son pays, Bilam redevint magicien comme par le passé, comme décrit dans le livre de Yéhochoua.

Lorsque Bilam tenta d’exprimer sa vision malsaine de la nation israélite – en vertu de sa nature étriquée et pervertie, il fut surpris de constater qu’il ne pouvait la retranscrire que telle qu’elle était, et a su définir les qualités du peuple comme jamais personne n’était parvenu à le faire. Nos Sages ont même osé dire que la brakha dont fut gratifié Israel par Bilam fait partie des brakhot de Yaacov aux Chevatim, ainsi que de celles dispensées au peuple par Moché.

En cela, nous est livré le secret du pouvoir de transformation de malédiction en bénédiction détenu par Bilam. Nous pourrons peut-être comprendre ainsi le sujet de la transformation du rêve.

Le rêve : percevoir la réalité au-delà de nos cinq sens

Le rêve ne constitue pas une révélation sur l’avenir, il est la perception d’une situation présente. Rav Yossef Bloch (chiourei daat §4) explique que tout ce qui se passe dans notre monde tire sa racine à partir des mondes supérieurs, et non dans ce que nous le voyons avec nos yeux. Certaines choses sont créées dans les mondes supérieurs et existent déjà depuis un certain temps, voire plusieurs années, mais elles ne sont révélées à l’œil de l’homme que plus tard. Nos cinq sens permettent à l’homme de ressentir la réalité dans une certaine mesure, mais pas dans son entièreté. Car, tant que l’âme est enveloppée de matière, il lui est impossible de voir plus qu’à travers de petites fenêtres – nos cinq sens.

Cependant, durant le sommeil, la néchama se sépare un peu du corps et parvient à voir à travers la structure matérielle. Elle voit un peu de la réalité encore avant que celle-ci ne puisse être ressentie par les sens. Mais dans la mesure où la personne ne peut se couper du matériel, cette perception tire son interprétation matérielle en vertu d’une certaine forme relative à l’aspect spirituel. C’est pourquoi cela demande une sagesse d’interprétation, afin de comprendre ce qui a été vu et que vient exprimer le rêve.

On comprend mieux pourquoi il ne sert à rien de prier pour l’annulation d’un mauvais rêve en tant qu’« annulation d’un décret », dans la mesure où la réalité du rêve existe déjà dans le présent. La seule chose qu’il soit possible de faire est d’y apporter un remède. L’un des moyens pour y parvenir, consiste à le transformer en bon rêve. Nous savons que dans chaque mauvaise chose existe également sa correspondance en bien, c’est pourquoi, tant que le sujet en question ne s’est pas matérialisé ici-bas et n’est pas parvenu à nos cinq sens, il est encore possible de rectifier les voies de sa réalisation de sorte que l’aspect positif l’emporte.

Le rôle d’un antagoniste

A la lumière de ce qui précède, nous pouvons apporter un éclairage sur l’utilité de ce chapitre au cœur de Bamidbar, et sur l’opportunité de son timing en cette fin des pérégrinations du peuple dans le désert et en vue de son son entrée en terre d’Israel.

Dans le théâtre grec antique, un antagoniste est un personnage qui représente la résistance au protagoniste – le personnage principal. Le but principal d’une force opposée est de créer un conflit pour le protagoniste. Sans conflit, le protagoniste ne peut pas grandir, changer ou acquérir de nouvelles compréhensions de lui-même.

Durant la traversée du désert, l’atmosphère était pourvue d’une succession de disputes sévères et de plaintes répétées, à tel point que le verset même témoigne au nom d’Hachem : « Pendant quarante ans j’étais écœuré de cette génération, et je disais: c’est un peuple au cœur égaré, qui ne veut pas connaître mes voies » (Tehilim 91; 10).

A ce moment précis, alors qu’ils étaient sur le point d’entrer et de construire le pays, il était alors plus que nécessaire de faire comprendre aux enfants d’Israel qui ils étaient, afin qu’ils intériorisent quelle était leur vertu. À cette fin, Dieu envoya le plus grand ennemi de cette nation, à travers lequel le peuple réussirait à concevoir sa pleine grandeur.

Celui qui nous connaît le plus est celui qui nous hait le plus. L’explication à cela tient sur le fait que la haine d’une personne sans but est basée sur la volonté de lui prendre sa place et donc de l’effacer. Bilam estimait qu’il n’y avait nul besoin d’un peuple comme Israël ni d’un prophète comme Moché, lui-même étant finalement prophète des soixante-dix nations.

A travers cette haine profonde du plus grand prophète des nations, le peuple d’Israël a « gagné » de remarquables descriptions, qui ont réussi à définir avec précision son essence ainsi que son rôle sur terre.

Cet épisode de Bilam n’était autre qu’un message de Dieu pour faire intégrer à ce peuple qu’il n’était pas un peuple temporaire, à peine sorti d’Egypte pour mourir dans le désert. C’est un peuple établi et existant depuis l’élection des patriarches par D.ieu, et depuis lors, connecté à D.ieu de telle manière que personne ne pourra jamais rompre ce lien, ni par la guerre ni même par la malédiction.Rav Binyamin Melka

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

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