Une main courbée par la pauvreté
Au cœur de notre Paracha, nous rencontrons une directive particulière touchant aux mitsvot de Tsedaka et d’aide aux nécessiteux : « Si ton frère vient à déchoir, si tu vois défaillir sa main, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu, et qu’il vive avec toi » (Vayikra 25:35).
L’expression « sa main défaille » provient de la racine “ימוט“ (vaciller), terme souvent employé dans la Torah pour évoquer une inclinaison ou une chute. Cependant, comme le souligne le Rav S.R. Hirsch, le lien de ce terme avec la « main » est inhabituel et s’écarte de l’usage typique dans les écritures. Généralement, ce terme est associé au « pied », comme dans « son pied défaille » (psaumes 94 ;18), ou au sujet en général, plutôt que spécifiquement à la main. Il symbolise généralement la personne ou le sujet dans son ensemble, englobant l’idée de décadence ou de chute que l’individu vit dans sa globalité. Le lien avec la main est quant à lui énigmatique, car ce ne sont pas les mains elles-mêmes qui défaillent.
Prévenir la chute : plus simple que d’en supporter les conséquences
En vérité, Rachi aborde déjà ce point et écrit que l’injonction n’est pas seulement de tendre la main et d’aider quelqu’un qui a déjà vacillé, mais bien au-delà, nous sommes enjoints de renforcer la personne fragile financièrement dès les premiers instants de sa défaillance. C’est-à-dire que nous devons identifier les toutes premières étapes du déclin économique de notre prochain, et le soutenir immédiatement et prévenir sa chute, plutôt que d’attendre d’apporter de l’aide seulement lorsqu’il aura sombré complètement et qu’il sera alors difficile de le relever.
Rachi apporte une belle parabole : « À quoi cela ressemble-t-il ? À une charge sur un âne, tant qu’elle est sur l’âne, un seul homme peut la saisir et la remettre en place, mais une fois tombée à terre, cinq hommes ne pourront la relever. » Transposons cela à notre époque : lorsqu’une grue tente de descendre au sol une caravane ou un objet lourd, tant que la caravane est encore en l’air, deux ou trois ouvriers suffisent pour la déplacer et ajuster précisément l’angle de sa descente, mais une fois la caravane posée au sol, il est presque impossible de la déplacer.
C’est ainsi que la Torah nous ordonne d’être extrêmement attentifs et d’identifier les premiers signes de vacillement de notre prochain. Dès que nous détectons le début d’une chute, nous devons le soutenir, et les chances de le remettre sur pied sont alors bien plus élevées.
Mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson
Le Rav S.R. Hirsch traduit ce verset un peu différemment. Selon lui, il ne faut pas l’interpréter comme une description d’une première étape de chute annonçant des difficultés économiques majeures. L’expression « sa main défaille » symbolise un changement dans le niveau d’activité et de travail qu’il avait jusqu’alors. C’est-à-dire que l’essence de l’aide aux autres en cas de besoin va au-delà de l’assistance immédiate ; elle consiste à donner aux individus les outils et les connaissances nécessaires pour s’engager dans un travail productif et ainsi subvenir à leurs besoins à l’avenir. Comme le vieux dicton anglais le résume bien : « Donne un poisson à un homme, il aura de quoi manger pour un jour ; apprends-lui à pêcher, il aura de quoi manger toute sa vie. »
Autonomiser la charité
Ce concept va au-delà du simple plaidoyer en faveur de l’enseignement d’une compétence plutôt que de la fourniture d’une aide immédiate ; il approfondit la compréhension de la perspective de la Torah sur la valeur et la dignité inhérentes à tous les individus, en soulignant l’importance d’élever et de soutenir chaque personne, quelle que soit sa situation.
Il semble que la Torah cherche à transmettre ici un message fondamental. Le but de la mitsva de Tsedaka n’est pas seulement de sauver la vie du pauvre en lui assurant une subsistance. Cette mitsva traite d’une valeur supplémentaire : la dignité de l’être humain en tant que tel.
Empêcher l’homme de devenir pauvre est « le plus haut degré de charité » des huit degrés de charité, selon les termes du Rambam ( Lois relatives aux dons dû aux pauvres, chap 8), car tendre la main pour soutenir la main d’autrui afin qu’il n’ait pas à dépendre de la générosité de la société préserve sa dignité, il n’aura pas à s’abaisser à demander la charité publique.
Il existe deux formes fondamentales de charité. Le premier mode peut être défini succinctement comme celui qui établit et perpétue de manière rigide une relation donateur-bénéficiaire, créant une dynamique dans laquelle le donateur détient le pouvoir et le receveur reste dans une position de dépendance. Le message profond de la Torah souligne que la charité doit être donnée d’une manière qui élève le destinataire, dans le but de créer un sentiment d’égalité entre celui qui donne et celui qui reçoit.
Cette idée éclaire les propos du Midrach (Sifra) qui déduit de la formulation du verset qu’il faut être prêt à soutenir et aider son prochain même quatre ou cinq fois. Le Midrach poursuit que certes, si en lui donnant « tu le pousses à la paresse », alors tu es dispensé de lui donner. Le Midrach déduit cela de l’ajout « et il vivra avec toi » dans le verset, c’est-à-dire que le but du don est de le rendre comme toi du point de vue moral, c’est-à-dire autonome.
La Torah rejette les dynamiques d’exploitation
De fait, notre Paracha cherche à nous mettre en garde contre l’établissement d’une structure sociétale caractérisée par une relation maître-serviteur, un concept qui sape fondamentalement l’essence et la signification notre sortie d’Égypte.
On peut le voir dans l’interdiction du prêt à intérêt (Vayikra 25:36), qui souligne l’injustice morale à l’origine de l’accroissement des inégalités sociales, lorsque les nantis exploitent la dépendance des nécessiteux.
De même, l’attitude que la Torah nous enjoint d’adopter envers l’esclave : « Ne le régente point avec rigueur » (Ibid. 43), Rachi expliquant qu’il est interdit d’imposer à un esclave des tâches inutiles dans le but de l’humilier. En effet, même l’esclave, qui se trouve au plus bas de l’échelle sociale, doit savoir que son travail a de la valeur.
En conclusion
La Torah nous donne ici un cadre éthique d’une importance capitale pour le juif en tant qu’individu. Dans ce cadre, les questions d’économie et de social ne sont pas détachées de considérations éthiques. Le juif doit veiller à ce que tous les membres de la communauté puissent vivre et prospérer, non seulement en répondant à leurs besoins de base, mais en restaurant et en préservant leur dignité et leur autonomie.