Parachat Ki Tissa – Entre idéal et réalité

Parachat Ki Tissa – Entre idéal et réalité

Nous portons tous en nous des idéaux, tels que vérité, justice, beauté, liberté etc, toutes ces belles valeurs que nous poursuivons toujours, mais qui n’existent pas en tant que telles. C’est, par exemple, le drame de l’obsessionnel. Celui-ci n’arrive pas à faire la différence entre la beauté et l’idéal-pratique de propreté, et s’épuise à le satisfaire. Peut-on concilier ces deux opposants et faire de l’idéal sa réalité. Ou peut-être faudrait-il faire de la réalité son idéal ? Il semble que la manière dont Moché va « gérer » dans notre Paracha la faute historique du veau d’or, a de quoi nous apprendre sur le sujet.

Dans le Talmud Yérouchalmi , nos Sages de mémoire bénie, décrivent ce qui se déroulait dans les Cieux au moment de la faute du veau d’or:

Les Loukhot – Tables de la Loi – avaient pour dimensions : six téfahim de long sur trois de large. Moché s’est saisi de deux téfahim d’un côté et Hakadoch Baroukh Hou en a saisi deux autres. Les deux téfahim du milieu sont donc restés libres de toute emprise. Lorsqu’Israel fauta, Hachem eut pour intention de reprendre les Loukhot des mains de Moché rabénou. Moché ne se laissa pas faire, il les tira à lui et l’emporta sur le Maître du monde !! C’est là le sens du dernier passouk de la Torah qui fait l’éloge de Moché en ces termes : « ולכל היד החזקה  et pour toute la main forte »   –  Paix soit sur cette main qui m’a vaincu.

Yérouchalmi (Taanit 4; 5)

Ces propos de la Guémara sont incroyables !! Ils ne sont pas audibles tels quels, à notre entendement. Comment imaginer cette véritable lutte entre Moché et Hachem concernant la prise des Loukhot ? Quel est le sens profond des mots « גברה ידו של משה – la main de Moché l’emporta » ?! Si ce n’étaient nos sages qui l’avaient rapporté ainsi, nous n’aurions jamais osé formuler de telles paroles.

Par ailleurs, qu’en est-il de ces deux tefahim centrals, restés « libres » de toute emprise ?

De plus, cet enseignement du Talmud semble être en contradiction avec le fait que Moché cassera finalement les Loukhot en descendant du Har Sinaï. Et comme le décrit le Midrash (Avot DeRabbi Natahn), Aharon et les 70 Anciens tentèrent de l’en empêcher en lui saisissant la main, sans y parvenir ! Ajoutons à cela que Hakadoch Baroukh Hou approuva l’action de Moché et le bénit pour son geste ainsi qu’il est dit « qu’une main aussi puissante soit bénie », et ainsi que nos Sages l’affirment (Dévarim – Rachi 34 ;12) « אשר שיברת’ יישר כחך ששיברת’ – ‘que tu as brisées’, que ta force soit bien dirigée parce que tu as brisé ». Alors comment expliquer l’éloge fait au sujet de Moché pour s’être surpassé et avoir lutté pour tenir les Loukhot ?!!

De deux choses l’une : soit Moché est félicité pour avoir tenu les Loukhot, soit il est loué pour les avoir brisés… comment comprendre qu’il le soit pour deux actions contradictoires ?!! De plus, si c’était pour finir par casser les loukhot, n’eut-il pas été préférable qu’il ne les reçoive pas à priori ??

L’instant précis de la transmission des Loukhot = l’instant de la dégradation d’Israel

Il ressort des paroles de nos sages, que la décadence d’Israel n’eut pas lieu uniquement ‘proche’ du moment de la transmission des Loukhot , mais à l’instant précis de la passation de celles-ci.

Jusqu’alors, la Thora était la propriété exclusive d’Hakadoch Baroukh Hou, et après sa transmission elle devait ne revenir qu’à Israel. L’instant de passation est celui spécifique où chaque partie se cramponne à la Thora : Hachem par deux tefahim et Moché par deux autres tefahim. Le lien entre les deux est à son point culminant.

Qu’en est-il des deux tefahim centrals ? Le Maharal explique qu’ils viennent exprimer le point de contact entre le donneur et le receveur.

Ce principe se retrouve dans l’enseignement de la Guémara Baba Métsia où il est question de deux hommes qui se saisissent d’un Tallit auquel chacun prétend. A qui l’attribuer ? Comment trancher ? Le premier acquiert ce qu’il a en main et le second pareillement. Quant à ce qui reste « libre » de toute prise qu’en est-il ?? Ils le partagent entre eux !

Passation des Loukhot et confection du veau d’or eurent lieu en simultané. Il est évident que ce n’était pas là, le fait du hasard ! Dans le Netsah Israel, le Maharal exprime que la faute d’Israël ne pouvait se concevoir qu’à cet instant précis !! C’est justement l’instant de cette transmission qui donna lieu à l’intervention du Satan. D’un côté, ils ne possédaient pas encore l’intégrité de la Thora, et d’un autre, ils étaient en situation d’extrême proximité avec Hachem.

Si les Loukhot avaient déjà été entre leurs mains, les Bnei Israel n’auraient pas chuté.

Ces propos du Maharal véhiculent un éclairage d’une dimension nouvelle. Ils nous livrent que cet instant de transmission des Loukhot à Moché rabénou fut celui le plus élevé au niveau du dévoilement du lien intime ente les deux parties : le donneur Hachem et le receveur, Israel. Cela n’était cependant pas suffisant pour réduire au silence le Yétser et l’empêcher d’agir. La seule garantie qui ait pu prévenir une faute et une dégradation de cette nature fut que la passation soit terminée, que la Thora et les Loukhot soient établies et remises entre les mains de leur nouveau propriétaire à dimension humaine !

Ces données nous permettent de mieux comprendre les paroles du Yérouchalmi ci-dessus cité : lorsque se déroula cette confrontation entre Moché et Hachem, qui regretta Sa Volonté de se lier avec Israël en cherchant à arracher les Loukhot des mains de ce dernier, il ne renonça pas, il ne s’avoua pas vaincu. Moché lutta et parvint à « arracher » les Loukhot  – si l’on peut s’exprimer ainsi. Nos Sages formulent la chose de façon peu classique en disant littéralement que « la main de Moché l’a emporté ». Moché savait que cette épreuve du veau d’or provenait de ce « timing » sensible, une sorte d’équilibre entre d’une part, un instant des plus élevés et d’autre part, un manque de moyens pour s’y confronter, dans la mesure où la Thora n’avait pas encore été livrée dans son entité. En cela, consistait la volonté de Moché d’« arracher » les Loukhot à l’aide desquelles la Thora pourrait se fixer dans le camp d’Israël, à la mesure de sa dimension humaine. La « victoire » de Moché sur le Maître du monde se comçoit comme si Hachem avait tendu le sceptre, symbole de la dimension humaine, à Moché Rabénou. Pour cette attitude, Dieu lui fait l’éloge de Moché conformément aux derniers mots de la Thora : « ולכל היד החזקה – et pour toute la main forte ».

Cependant, Il est possible de donner une autre explication à cet enseignement du Yérouchalmi quelque peu obscur.

C’est au point de jonction que se révèlent subitement les écarts

Le moment où doit s’établir la connexion suprême entre les mondes supérieurs et ceux inférieurs est celui où apparait le gigantesque fossé qui existe entre les deux. C’est au point culminant de l’union que surgit également la distance à franchir pour pouvoir connecter les deux parties.

Dans la routine du quotidien, l’homme n’aspire pas de prime abord à un lien si puissant et intense avec son Dieu. Il est conscient que c’est une donnée possible en soi, uniquement s’il le désire fortement. Il s’imagine qu’en agissant correctement, au bon endroit, au moment qui convient, petit à petit, en gravissant les échelons l’un après l’autre, il lui sera possible de parvenir à cette symbiose parfaite. Pourtant, au moment où il parvient au summum de cette connexion à priori possible, s’effondrent ses grandes illusions, et cela précisément au pinacle du lien établi. Se révèle alors cet écart incompréhensible qui du même coup, rend la chose inaccessible.

Les Loukhot qui unissent Moché à Hakadoch Baroukh Hou, si l’on peut s’exprimer ainsi, engendrent en même temps un écran de séparation. Ainsi que nous l’avons mentionné, il n’est pas possible de les prendre à pleines mains. Il n’est permis d’en saisir que deux tefahim d’un côté et deux de l’autre. Les deux tefahim centrals resteront toujours libres de toute emprise. Ils expriment que jamais la Chekhina n’est descendue plus bas que 10 tefahim et que jamais un homme ne monta au cieux !!

En vertu de ce principe, la faute du veau d’or vient traduire ce décalage qu’il représente et non pas s’opposer à l’évènement de la transmission des Loukhot.

Une telle similitude de concept se retrouve au sujet de la faute de Adam Harichon.

Au début de la Création, Hachem désira façonner un Homme à Son Image, à Sa Ressemblance. A partir de la matière, élément primaire et grossier, le but du Créateur était de façonner une créature qui vienne exprimer dans ce monde, le Potentiel et les Forces Divines. Hachem a ainsi créé l’Homme à partir de la poussière de la terre et lui a insufflé un souffle de vie, et c’est en même temps ce jour-là que Adam, sous l’emprise de la tentation, ne résista pas et fauta…

La création de l’Homme et Matan Thora avaient la même finalité : implanter au cœur de la réalité matérielle, les Forces Divines qui la dirigent pour l’élever et la sanctifier. Le problème en réalité c’est que cet Idéal Divin ne peut vraiment atteindre son but que partiellement. Il ne parvient pas à se réaliser pleinement. Il existe un décalage important entre les attendus et le terrain.

Mauvaise utilisation de l’Idéal

Néanmoins, la difficulté majeure qui apparaît au moment où les Forces Divines descendent dans ce monde matériel semble être plus profonde que décrite. La greffe du Divin au sein de la réalité matérielle, engendre de nouvelles adaptations. Et même s’il est vrai que la puissance des Forces Supérieures soit apte à diriger la réalité primaire et l’élever, malgré tout, une mauvaise utilisation de celles-ci peut conduire cette réalité au plus bas niveau. Ces concepts corrupteurs de cette réalité brute sont également susceptibles de fausser l’Idéal. En effet, le monde matériel est en mesure de diriger ces Potentiels, les avilir et les soumettre à son profit.

Dans ce cas, non seulement le Potentiel qui descend sur le monde de la matérialité à la condition de le soumettre, ne parvient pas à remplir entièrement sa tâche mais c’est celui-là même, qui permet son effondrement et sa destruction.

C’est exactement ce qui arriva à Israel à l’occasion de la faute du veau d’or. Un Force Divine exceptionnelle descendit sur le monde, les Loukhot furent transmises à Moché, le lien entre les mondes supérieurs et inférieurs put atteindre son apogée, tous les habitants de la terre éprouvèrent un désir ardent d’attachement à Hachem, un intense désir de proximité et de rapprochement. Ce sont ces mêmes personnes qui éprouvèrent ces sentiments réels vis-à-vis d’Hachem qui en conçurent une interprétation erronée et qui, au lieu de les diriger vers un Service Divin, les orientèrent vers d’autres divinités comme celle du veau d’or !!

Renoncement au rêve ou sacralisation de la décadence

La description d’un tel cas de figure peut engendrer deux types d’approches :

La première, qui serait de renoncer à cet apport d’Idéal Divin. Car Sa greffe à la réalité ne conduit pas seulement à son but dans son entité, mais de plus, il permet à ce monde d’atteindre les plus bas niveaux auxquels ils ont déjà accédé ! Dans ce cas, mieux vaut que ces Potentiels restent au Ciel plutôt qu’ils ne descendent sur terre car de cette manière, rien ne sera révélé selon la Lumière Divine, rien ne sera élevé, pas plus que sanctifié. Le seul avantage c’est que, au moins rien ne sera dégradé non plus, ni abîmé –

C’est l’aspect au sujet duquel il est dit « Hakadoch Barouk Hou chercha à arracher les deux tefahim de la main de Moché ».

La deuxième version propose de composer avec les décadences, de s’adapter. Ce principe incontournable qui veut que les avilissements soient le résultat de l’impact incontournable de l’Idéal Divin dans la réalité du monde matériel, vient nous enseigner qu’elles en sont aussi sa nécessité. Il y a donc lieu de prendre cet Idéal avec tout ce qu’il comporte, même lorsque l’un des aspects appelle et fait partie des dégringolades.

La double lutte de Moché – Sa force prodigieuse

Les actions de Moché nous permettent de comprendre que ces approches sont fausses. Moché n’est pas prêt à s’incliner et renoncer à cet Idéal Divin !!l Par ailleurs, il refuse de cautionner les avilissements !!

Face au désir de du Maître du monde de lui arracher les Loukhot des mains, d’empêcher l’établissement du lien sur cette terre avec le Divin, Moché résiste, il lutte de toutes ses forces pour que descende cet idéal Supérieur dans ce monde matériel. A ses yeux, il est clair que cette réalité matérielle doit être dirigée à la lumière de l’Eclairage Divin conformément à Son Guidage. Il sait pertinemment que cela exige de nouvelles adaptations dont une part ira engendrer des « chutes ». Cependant, ces craintes ne l’amènent pas à renoncer à l’Idéal. Et c’est ce qui explique le propos de nos Sages lorsqu’ils expriment que « la main de Moché l’a remporté et il les Lui a arrachées !! » – autrement dit Moché remporta la «  victoire » sur Hachem en lui « arrachant des Mains » les Loukhot !!

Par ailleurs, lorsque Moché descendit du Har Sinaï chargé des deux Loukhot de pierre, à la vue du veau d’or « il jeta de sa main les Loukhot et il les brisa » – ainsi que l’exprime le passouk dans Chémot (32 ;19). Une telle attitude de Moché nous prouve qu’il n’est pas prêt au compromis, il refuse de s’adapter aux décadences, à la bassesse et la grossièreté. Au contraire même, il leur voue un combat farouche et sans merci !

Cette façon d’agir de Moché lui vaut un double éloge. Celui qui met en exergue sa lutte pour que descende sur terre d’une main puissante cet Idéal Divin. Le compliment d’Hachem pour cette action est sans équivoque à travers les mots « Paix soit sur cette main qui M’a vaincu ». Et pour son féroce combat contre les décadences et la brisure des Loukhot, le Maître du monde glorifie Moché Rabénou à travers les mots « יישר כוחך ששברת –  que ta force soit bien dirigée parce que tu as brisé (les Loukhot) ».

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.