La prise de conscience de la mort de Yaakov à travers Yossef
Après le retour des frères du voyage pour enterrer leur père Yaakov dans la grotte de Machpéla, ils remarquèrent un changement dans le comportement de Yossef, ce qui éveilla leur inquiétude. Le verset « Et les frères de Yossef virent que leur père était mort » soulève une question : ne l’avaient-ils pas constaté auparavant ? Selon Rachi, les frères prirent conscience de la mort de Yaakov à travers le changement d’attitude de Yossef. Du vivant de leur père, ils étaient conviés à sa table, mais suite au décès de Yaakov, Yossef cessa de le faire, ce qui leur fit penser que leurs relations s’étaient détériorées.
Leur inquiétude s’amplifia sur le chemin du retour de l’enterrement, lorsqu’ils virent que les pas de Yossef le portèrent d’eux-mêmes vers ce puits profond où il avait été jeté par ses frères. Ceux-ci observèrent l’acte de Yossef avec angoisse, sentant une dissonance entre ses paroles et son cœur. Ils craignaient que Yossef ne se venge de ce qu’ils lui avaient fait par le passé, et dirent : « Si Yossef nous haïssait et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait… »
Dans ces deux situations, le Midrach affirme que les intentions de Yossef étaient pures : sa visite au puits visait à « bénir D-ieu au lieu où un miracle s’était produit ». Et s’il n’invitait plus ses frères à sa table, c’était par respect, se disant : « Autrefois, père me plaçait au-dessus de Yéhouda qui est roi et au-dessus de Réouven qui est l’aîné, mais maintenant il n’est pas convenable que je m’assoie au-dessus d’eux. » Néanmoins, les frères, dans leur vulnérabilité après la mort de leur père, interprétèrent ses actes de travers, comme des manifestations d’hostilité et de ressentiment.
Qu’est-ce qui suscita le doute des frères sur le pardon de Yossef ?
Une question s’impose naturellement : comment se fait-il qu’en dix-sept ans, période durant laquelle les frères vécurent avec Yossef et Yaakov en Égypte, ils ne parvinrent pas à reconnaître la sincérité de Yossef ? Celui-ci, durant toutes ces années, déploya des efforts considérables pour assurer leur bien-être et restaurer leurs liens. Il les installa en terre de Goshen, leur fournit « le meilleur du pays », et semblait sincèrement désireux de se réconcilier avec eux et de rétablir la fraternité.
Pourtant, à la mort de leur père, les frères exprimèrent leur crainte de la réaction de Yossef. Ils cherchèrent un prétexte, inventant un testament au nom de Yaakov pour justifier leurs peurs. Yossef, voyant ses efforts échouer, ressentit que malgré tout ce qu’il avait fait pour eux, ils le suspectaient encore. À leurs yeux, il demeurait une figure menaçante qui attendait l’occasion de se venger.
Plus encore, on peut noter que les frères, dans leur langage, comparèrent Yossef à Essav, qui avait eu l’intention de nuire à Yaakov après la mort de son père Itshak. Les termes utilisés pour décrire la crainte des frères évoquent les paroles de Essav, qui avait dit en son cœur que lorsque viendrait le deuil de son père, il se vengerait de Yaakov.
Nous ne pouvons que nous interroger : qu’est-ce qui conduisit les frères à douter du pardon de Yossef dès le départ ? N’avaient-ils pas reconnu, pendant tout ce temps, la pureté d’âme de Yossef Hatsadik ? Pourquoi pensaient-ils que son comportement n’était qu’une hypocrisie prolongée ?
La mort de Yaakov fut perçue par les frères comme la mort de la fraternité
Il semble que les frères ressentirent pendant tout ce temps que ce n’était pas un désir de fraternité avec Yossef qui l’avait poussé à les apaiser et à les traiter avec respect, mais sa profonde préoccupation pour son père bien-aimé. La révélation émouvante de Yossef, décrite dans la Parashat Vayigach, le démontre. Lorsque Yossef ne put plus se contenir, il éclata en sanglots devant ses frères. Sa réaction faisait suite au discours de Yéhouda, qui revenait sans cesse sur l’argument que les actions du vice-roi égyptien mettaient en danger la vie de leur père. Yossef, qui n’avait pas correctement évalué le risque que ses actions faisaient courir à son père, ne put continuer à feindre l’indifférence : « Et Yossef ne put se contenir… et il éleva sa voix en pleurs… et Yossef dit à ses frères : Je suis Yossef ! Mon père vit-il encore ?! » (Berechit 45, 1-3).
Les frères comprirent par ses paroles que ce n’était pas un désir de fraternité qui avait poussé Yossef à abandonner l’accusation d’espionnage et l’affaire de la coupe, puis d’autres accusations encore. Ils crurent que seule son inquiétude pour la vie de leur père avait empêché Yossef d’exécuter la vengeance cruelle qu’il avait méditée, et c’est pourquoi, à juste titre, ils ne purent lui répondre « car ils étaient terrifiés devant lui » (Ibid).
La mort de Yaakov apparut aux yeux des frères comme l’annonce de la mort de la fraternité, et ils cherchèrent à reprendre leurs relations avec Yossef sur la base de l’épisode de la coupe, tout en essayant de reconstruire la fraternité. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la suite du dialogue entre les frères et Yossef, lorsqu’ils s’offrent comme esclaves : « Ils tombèrent devant lui et dirent : Nous voici pour toi comme serviteurs » (Berechit 50, 18). Ils répétèrent ce qui avait été dit alors à propos de la coupe, quand Yéhouda avait dit : « Nous voici serviteurs pour mon seigneur ». Par là, ils expriment un profond regret d’avoir voulu vendre leur frère et demandent à Yossef d’accepter leur pardon.
Yossef aussi, pour sa part, réagit comme il l’avait fait lors de sa révélation à eux pendant la vie de leur père : « Et Yossef pleura en leur parlant » (Berechit 50, 17). Il réaffirme également la portée spirituelle qu’il avait attribuée aux actions malveillantes de ses frères à son égard : « Et maintenant ne vous affligez pas… car c’est pour la subsistance que D-ieu m’a envoyé devant vous », et souligne maintenant : « Vous aviez médité contre moi le mal, D-ieu l’a transformé en bien » (Berechit 50, 20).
Si seulement Yossef nous rendait le mal !
Les frères sont déçus des réponses de Yossef et sentent qu’il continue à se distancier d’eux. Pour comprendre le ressenti des frères, il faut examiner la façon dont ils ont ouvert leurs propos : « Ils dirent : Si Yossef nous haïssait et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait » (Berechit 50, 15). Le terme de conditionnel employé (לוּ) a suscité l’étonnement des commentateurs, conduisant Rachi à interpréter ce mot dans le sens de « peut-être », bien qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans la Torah une telle interprétation de ce mot. Cependant, certains interprètent le mot « לוּ » comme « si seulement », sens que l’on retrouve dans la Torah (Rabbi Yossef Bechor Shor et le Baal HaTourim). Mais cette interprétation n’est pas claire dans le contexte où les frères utilisent ce terme de souhait pour exprimer leur crainte de l’attitude future de Yossef.
Le Or HaHaïm HaKadosh explique qu’au fond d’eux-mêmes, les frères espéraient que Yossef leur rendrait la pareille pour leur méfait afin de sentir qu’ils expiaient leur faute. Bien que les frères craignissent la vengeance de Yossef, ils la désiraient inconsciemment. Ils étaient tourmentés par un sentiment de culpabilité et préféraient échanger une souffrance intérieure continue contre une souffrance extérieure claire. Un acte de vengeance de Yossef à leur égard aurait pu constituer un moyen de gérer leurs émotions, permettre d’effacer la dette et la culpabilité envers lui, et fournir un substitut à la punition divine. Mais le refus de Yossef de les voir comme coupables et responsables de leurs actes leur bloqua l’opportunité de faire face à leur péché et de le réparer.
Mais il nous faut encore comprendre pourquoi Yossef ne souhaite pas leur pardonner et se contente d’affirmer simplement qu’il ne lui incombe pas de les punir (voir les explications du Or HaHaïm à ce sujet).
Yossef ne pardonne pas pour conduire à une vraie fraternité
Il semble que Yossef cherchait constamment à restaurer la fraternité et l’unité, et c’est précisément pour cela qu’il ne voulut pas simplement répondre à leur demande de pardon. Yossef comprend que si les frères craignent encore sa vengeance, cela indique qu’ils le perçoivent toujours comme un étranger, un souverain d’Égypte qui n’interagit pas avec eux. Il semble presque que les frères pensent encore que la vente était justifiée, mais qu’ils regrettent surtout la cruauté qui l’accompagna (comme l’explique le Ramban dans la paracha de Mikets, lorsque les frères ont déclaré : ‘Nous sommes coupables’). Yossef veut leur enseigner que le fait qu’il leur soit étranger et gouverneur en Égypte n’est pas une raison d’éloignement, mais fait partie d’un dessein divin : « car c’est pour la subsistance que D-ieu m’a envoyé ».
Yossef choisit de ne pas répondre directement à leur demande, car il sait que cela ne pourra pas conduire à une véritable union. Le simple acte de pardonner et d’effacer leur culpabilité, afin de trouver un terrain d’entente, ne suffit pas à instaurer la véritable ahdouth. Par sa réponse, il leur fait comprendre que la seule voie pour prévenir la division entre eux réside dans la prise de conscience de leur rôle unificateur au sein du plan divin. C’est cette compréhension profonde qui pourra réellement cimenter leurs liens fraternels.
Tout comme du vivant de Yaakov, ils parvenaient tous à s’unir autour de ses objectifs de vie, après sa mort aussi, c’est le dessein divin qui les unit. Yossef souligne que la fraternité ne découle pas seulement des liens familiaux, mais d’une racine beaucoup plus profonde – une volonté divine qui unit tous les membres de la future nation.
Yossef essaie de leur faire comprendre que le retour de la fraternité commence par la compréhension et la reconnaissance que chacun a sa propre voie, et tout comme lui était séparé de ses frères et il s’est avéré que c’était nécessaire, chacun a son rôle dans le système divin. C’est pourquoi il les console et parle à leur cœur ainsi : « Si dix flammes n’ont pu éteindre une seule flamme, comment une seule flamme pourrait-elle éteindre dix flammes ?! » (Meguila 16b). Yossef veut souligner que malgré les différences entre les frères, chacun complète l’autre. Il utilise la parabole des flammes pour illustrer cette idée : dix flammes ne peuvent pas éteindre une seule flamme. Pourquoi ? Parce que le rôle de chaque flamme est d’éclairer, et la flamme supplémentaire n’entre pas en conflit avec les autres flammes mais au contraire – elle ajoute sa propre lumière. Par conséquent, il n’y a aucune raison que maintenant une flamme essaie d’éteindre dix flammes.
Rahel et Yossef : symbole d’unité dans la complexité
Contrairement à ce que pensaient les frères, c’est précisément Yossef qui est le garant de l’unité. Le Maharal écrit que la nation d’Israël ressemble à un homme qui a douze organes, dont la tête et le cœur sont les organes centraux – Yéhouda correspond à la tête et Yossef au cœur, situé au centre. Yossef se trouve toujours au milieu, comme on peut le voir dans les sacrifices des Nessiim et dans les étendards, où il occupe une position centrale. C’est pourquoi, lorsque la royauté fut divisée entre Yéhouda et Israël à l’époque du royaume unifié, tous les frères suivirent Yossef.
Le Midrach dit que l’assemblée d’Israël est appelée « Rahel », car elle est la maîtresse de maison de Yaakov, et c’est par son mérite qu’ils reviendront dans leurs frontières et se relieront à D-ieu. Rahel reflète son souci pour tous ses enfants, et c’est pourquoi elle ne fut pas enterrée dans la grotte avec les patriarches, mais symbolise le lien et la fraternité essentiels au peuple d’Israël. Le Midrach ajoute que l’assemblée d’Israël est appelée non seulement du nom de Rahel, mais aussi du nom de son fils Yossef, comme il est dit « le reste de Yossef » (Amos 9, 9) et aussi dans le verset « Ephraïm est-il pour moi un fils précieux » (Yirmiyah 31, 20). Yossef, qui représente le reste du peuple, devient une figure centrale dans le contexte du lien entre les tribus, et c’est lui qui symbolise l’espoir de revenir et de se relier à D-ieu, même dans la situation de division et d’exil.
Ce qui est intéressant, c’est que la séparation apportée par Rahel, est ce qui conduit à l’unification. Elle n’est pas enterrée avec tous car elle veillait à maintenir le lien avec tous ses enfants, même quand il y avait des écarts entre eux. Elle représente l’idéologie de la compassion et de l’unité à partir de la compréhension que chacun des frères apporte des qualités différentes à la nation. Il en va de même pour Yossef qui, bien qu’il semble séparé des autres frères – non seulement à cause de sa vente en Égypte, mais aussi en raison de son statut différent d’homme de pouvoir – est celui qui maintient les liens entre les tribus. C’est un message que les frères ne voulaient pas comprendre – que la différence et la séparation peuvent être source d’unification, et que chacun d’eux, dans son mode de vie unique, contribue à l’ensemble plus grand de la nation.
Pour conclure
On peut dire que les frères croyaient qu’avec la mort de Yaakov, le vrai visage de Yossef se révélerait. Dans un certain sens, ils avaient raison ! Le vrai visage de Yossef, incarnant la compréhension profonde de la manière dont on peut transformer les difficultés et les divisions en levier pour l’unification, représente la puissance spirituelle de ce personnage. Yossef, confronté à des épreuves considérables, ne s’est pas contenté de les surmonter. Il est devenu un véritable catalyseur d’unité entre les frères, nous transmettant une leçon éternelle : chaque difficulté, chaque moment de division peut se transformer en une occasion de rapprochement et de réparation spirituelle.