Ce propos va nous permettre d’aborder un sujet fondamental, cette faculté qui nous a été accordée de consommer de la viande, et de façon générale tout ce qui intéresse le matériel dans le cadre de la vie de l’homme. Quel en est le message ? Quel doit en être l’esprit ?
Cette question nous intéresse plus encore en cette période de « vacances », où nous vivons davantage en extérieur. Un approfondissement du regard de la Torah sur le rapport de l’homme à la consommation de la viande, comme aux sorties au « resto », « barbecues » et autres « kifs », n’est pas superflu et nous éclairera d’un nouveau regard sur ces « plaisirs » de la vie.
La permission de consommer de la viande dès l’entrée en Terre d’Israël
Au fil de notre Paracha, nous rencontrons les versets suivants :
Quand Hachem ton Dieu élargira ton territoire, comme Il t’a déclaré, tu diras : Je mangerai de la viande ! Car ton âme désirera manger de la viande, selon tout le désir de ton âme tu mangeras de la viande.
Lorsque sera éloigné de toi l’endroit qu’aura choisi Hachem ton Dieu pour y placer Son Nom, tu sacrifieras de ton gros bétail et de ton menu bétail que Hachem t’a donné, comme Je t’ai ordonné, tu mangeras dans tes villes, selon tout le désir de ton âme.
(Dévarim 12 ;20-21)
D’après Rabbi Ychmael (Houlin 17b), l’intention de ces versets est d’autoriser la consommation de viande en dehors des korbanot, dès l’entrée des Bnei-Israël sur leur Terre. En effet, lorsqu’ils étaient dans le désert, il leur était interdit de manger de la viande à leur gré. Ce n’est qu’à partir de leur arrivée en Israël que cela leur fut permis.
Mais si c’est ainsi, les deux versets semblent être répétitifs ? Nous avions déjà relevé depuis le premier verset cette permission de consommer de la viande selon nos appétits, que vient donc ajouter le verset suivant ?
Les commentateurs expliquent que le deuxième verset vient donner la raison à cette permission, avec les mots « lorsque sera éloigné de toi l’endroit ». L’endroit en question est le Beit Hamikdach. Durant leur séjour dans le désert, les Bnei-Israël étaient rassemblés autour du Michkan, il leur était très facile de s’y rendre pour offrir un sacrifice, ce qui explique cette interdiction de manger de la viande « profane ». Toute viande qu’ils désiraient consommer, ils avaient l’obligation de l’offrir au préalable en korban. Mais à leur entrée en Terre Sainte, ils ne se trouveront pas forcément à proximité du Beit Hamikdach, et il ne sera donc plus possible à chacun d’offrir un korban à tout moment ! C’est ce qui justifia que dès lors, fut instituée la possibilité de consommer de la viande en dehors de toute offrande.
Cependant, la répétition au niveau des versets reste malgré tout surprenante, car il aurait été plus légitime dans ce cas de signifier cette raison dès le premier verset, en écrivant « lorsque sera éloigné de toi l’endroit » au lieu de « quand Hachem élargira ton territoire » ?
En réalité, il nous faut comprendre ces deux expressions qui font référence à deux sujets bien distincts. Le premier, où Hachem élargira nos frontières. Le deuxième, qui précise que le Beit Hamikdach sera éloigné du peuple.
Selon une conduite dirigée par les lois de la nature – l’appétit de chacun exige d’être satisfait
Il semble que sont évoqués ici deux idées distinctes :
Dans le premier verset, il s’agit de la raison essentielle de cette permission de manger de la viande « à son gré ». Elle ne tire pas son origine de la difficulté d’apporter des sacrifices du fait de l’éloignement du Mikdach, mais de « l’élargissement de l’endroit » par rapport au désert.
Ainsi que nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, l’entrée des Bnei-Israël avait pour intention de les faire passer d’une conduite sous l’influence du miracle – dans le désert, à celle régie par les lois de la nature – en Israël. En arrivant en terre promise, il appartiendrait à chacun d’édifier sa maison et d’y imprimer son identité. C’est de cette manière qu’il lui serait possible d’intérioriser les miracles du désert au cœur d’un quotidien des plus humains. Si au temps du désert, ils étaient tous ensemble réunis sous l’égide de leurs dirigeants, il appartiendrait désormais à chacun de s’exprimer personnellement à titre d’individu. C’est pourquoi le désir, l’« appétit » de chacun exigerait une réponse.
Il ne faut pas voir ce besoin de viande comme forcément négatif. Il se différencie de ceux qui dans le désert, exprimèrent leurs pulsions instinctives en réclamant « מי יאכלינו בשר – qui nous donnera de la viande à manger ? » (Bamidbar 11-4).
Dans ce contexte de conduite extra-naturelle, ces gens forcèrent intentionnellement cette envie de bas niveau. Par contre, en parlant d’Erets-Israël, il est question d’un désir naturel, ainsi que l’exprime le Rav Chimchon Raphaël Hirsch qui relève que l’expression utilisée par la Torah est « תאות נפש » qui exprime un besoin légitime et naturel, et non pas simplement « תאווה », dont le sens est plus primitif. Dans cet esprit, au sujet de la précision du verset « Quand Hachem élargira ta frontière », nos Sages expliquent que la Torah nous enseigne ici une règle de bonne conduite, celle de ne manger de la viande que par faim.
L’interprétation de Rachi explique également cette formulation comme une règle de bonne conduite qui consiste à ne souhaiter manger de la viande que dans l’aisance et la richesse. Nous retenons que désirer manger de la viande doit faire partie d’un besoin naturel d’une part, et qu’il ne doit pas excéder les moyens de la personne. C’est ce qui vient établir la différence entre la période du désert et celle en Erets-Israël. Dans le désert, il n’était pas possible de parler de richesse et d’aisance.
Une fois expliqué ce premier principe d’élargissement des frontières, il nous reste à élucider le verset suivant qui évoque l’éloignement par rapport au Mikdach. Que vient-il nous apprendre ?
Si le Mikdach est à distance, c’est qu’il nous faut instiller la sainteté dans notre milieu « naturel » et notre quotidien !
Il est important de relever que dans ce verset il n’est pas question de nourriture comme dans le précédent. Le langage utilisé est celui de « זביחה – sacrifier », ce qui fait appel à la «che’hita » – l’abattage rituel de la viande. Ce verset vient donc nous enseigner la manière de manger cette viande du « besoin naturel ». Ainsi, même si nous n’avons pas l’obligation d’offrir un korban pour pouvoir manger de la viande, nous avons par contre une mitsva de Che’hita ! (Selon l’opinion de rabbi Akiva, c’est d’ailleurs cette obligation qui fut imposée seulement en entrant en Israël, tandis que la viande du « besoin naturel » était déjà permise dans le désert).
C’est précisément concernant ce sujet que la Thora a choisi ce langage d’éloignement – « כי ירחק… ».
Car l’éloignement du Beit Hamikdach n’a pas pour sens l’éloignement de la Kédoucha. Bien au contraire ! Nous devons apprendre à incarner cette sainteté dans nos frontières, dans un environnement naturel. Arriver en Erets-Israël n’a pas pour signification arriver en un lieu moins sacré. A l’inverse, c’est justement être amené à pénétrer en un endroit où le Mikdach est fixé en un lieu précis. Dès lors, l’influence exercée par sa sainteté ne peut dépendre de sa proximité par rapport au peuple. Son établissement définitif en fait un édifice qui rayonne alentour et déverse sa sainteté jusqu’aux lieux les plus éloignés. Par cela, même ceux qui sont à distance peuvent vivre une vie de kédoucha, qui ne s’exprime plus par le fait de pénétrer dans le Mikdach pour y apporter un korban, mais par le fait d’une vie consacrée, bien que régie par les lois de la nature.
La consommation de l’homme en lieu et place de la consommation de l’autel
En réalité, la consommation de viande « au gré » en Erets-Israël, bien que permise en l’absence de korban, représente en elle-même un korban. Cependant, au lieu que le mizbea’h consomme le sacrifice, la consommation par l’homme permet sa transformation en korban. Les lois de l’abattage rituel nous ont justement été données ici comme prélude à cette notion.
Il ne faut surtout pas considérer la consommation de viande comme la satisfaction d’un instinct. Mais plutôt la consommer comme nous mangerions notre korban. C’est un véritable travail ! Et comme le dit le Rav Hirsch : « le principe nous permettant la consommation de la viande est de transformer cette chair animale pour arriver à une dimension humaine. Cette viande, à la base issue d’un être vivant animal, est entièrement reconvertie par le processus et les lois de la Che’hita afin de faire partie du corps de l’homme ; et c’est pourquoi l’abattage d’un animal effectué par le non-juif n’est qu’une charogne pour nous ! (Houlin 13). La trachée et l’œsophage, qui sont les canaux de respiration et d’alimentation rendent possibles la vie physique de toute créature, et c’est le sectionnement de ces deux conduits qui met fin à la vie de l’animal, soumettant du même coup sa viande au pouvoir de l’homme. La consommation de cette viande est alors sa complète transformation d’aliment animal vers la dimension humaine du mangeur.
Il appartient à l’homme de décider la manière dont il va intégrer la viande de cette bête. S’il mange cette viande sans aucune limite ni retenue, elle sera assimilée en son corps comme celle d’un animal, et l’homme lui-même inclinera vers ce côté bestial. Par contre, s’il la consomme après cet acte de Che’hita et selon les limites posées par la Torah, dont l’objectif est d’amener cette bête vers une finalité humaine, cette même viande se convertira en muscle d’homme, et sera assimilée au profit des besoins d’une existence compatible avec la Torah.
Les limites de nos Sages en matière de consommation de viande
Il est dit dans la guémara Pessa’him (49a) qu’il est interdit à « l’ignorant en Torah » de manger de la viande. Il est vrai que les Richonim ont donné pour raison le fait qu’un tel homme n’est pas suffisamment instruit dans les lois de la Che’hita, c’est pourquoi il risquerait de manger une viande interdite. Cependant, le Maharal de Prague (Nétivot Olam, Nétiv Hatorah 15) en donne une raison différente. Il écrit que l’« ignorant en Torah » n’est pas d’un niveau plus élevé qu’un être vivant, ainsi ne possède-t-il pas le niveau suffisant pour transformer et élever la chair animale au degré humain.
On retient de tout cela qu’il faut s’abstenir de consommer de la viande par pure jouissance et avidité. Nos Sages ont d’ailleurs posé des limites comme celle de manger par faim, dans l’aisance et la richesse, que l’homme ne devrait manger que la viande de ses propres bêtes et non l’acheter au marché, et pas non plus engloutir l’intégralité de son bétail.
Nous pouvons donc affirmer que l’intention du second verset est de nous apprendre que même si la consommation de viande « au gré » est permise pour satisfaire le besoin de l’homme, il lui appartient malgré tout de la manger comme un korban, en ayant pour état d’esprit de transformer cette viande « animale » en nourriture humaine. Quant à l’éloignement par rapport au Mikdach, il ne faut pas l’appréhender comme une rupture avec le sacré, mais au contraire comme l’opportunité de consacrer notre routine journalière, rythmée par la nature, à une vie sanctifiée. Dès lors, l’homme lui-même remplacera l’autel des sacrifices dans son quotidien. Cet éloignement du Beit Hamikdach est précisément la raison pour laquelle nous devons pratiquer l’abattage rituel, avec toutes ses lois et dans toute sa précision, afin de pouvoir consommer cette viande à la manière d’un korban. De cette façon, nous proclamons ce changement d’état de l’être vivant, et convertissons cette chair purement animale en viande du niveau de l’homme.
Pour conclure
Manger de la viande doit être assimilé à consommer un korban, mais cela exige une préparation. Il est évident qu’il est parfaitement possible et permis de manger de la viande à notre faim, comme l’exprime le verset, cependant, nous devons y apporter un objectif élevé. Il nous incombe d’élever cette matière, à la base purement animale, à une dimension humaine, et non pas agir à l’inverse. Il nous faudra bien réfléchir, lorsque nous nous arrêtons dehors devant un étalage de viande, et nous demander si nous nous approchons vers la viande ou bien si nous rapprochons la viande de nous ?!
Notre époque est une génération d’abondance, et partant, d’aspiration à la matérialité.
Peut-être nous est-il permis de dire que ces limites relatives à la consommation de la viande ne viennent pas uniquement pour nous instruire pour elles-mêmes, mais aussi pour nous en donner les principes généraux. Cela n’est pas seulement valable au sujet de la viande, qui symbolise ici l’une des passions de l’homme, mais également pour tout autre penchant matérialiste semblable à celui de la nourriture. Il importe de tâcher de minimiser la part de l’attrait charnel, et lui associer une intention et une sensibilité plus élevées, à la mesure de chacun.